Lardons fumés et petits pois dans le riz cantonais, brochette de bœuf au fromage en guise de yakitori… La cohabitation entre les cultures étrangères et française a donné naissance à des hybrides culinaires, qui oscillent entre leur terroir d’origine et leur terre d’adoption. Florilège.
Ceux qui cherchent à commander une pizza pepperoni en Italie ou un cheese naan en Inde risquent fort d’être déçus. Et pour cause, ces plats si populaires chez nous n’existent tout simplement pas dans les régions du globe dont elles seraient originaires. Quatre experts nous aident à comprendre ces «spécialités» et leur place dans le paysage culturel français.
Du « riz or » au riz cantonais
L’attrait des Français pour la cuisine chinoise ne date pas d’hier. Et en dehors des incontournables nems, l’un des plats les plus appréciés est sans nulle doute le riz cantonais. Ce riz blanc sauté, dit-on, originaire de la ville de Canton, est servi partout dans nos restaurants asiatiques. Et pourtant, pas une seule trace de lui dans le Céleste Empire ! Le riz cantonais est une adaptation de la cuisine chinoise, dit-on de cette recette née en France dans les années 1960. «L’aspect économique joue alors un grand rôle, les petits pois surgelés et le jambon sont bon marché, donc facile d’accès pour les traiteurs de l’époque», analyse William Chan Tat Chuen, sinologue et spécialiste des cultures et rituels alimentaires.
Le choix de ces ingrédients n’est pas anodin, selon l’auteur de Canard laqué, Canard au sang (1). Retrouver des saveurs familières nous rassure. «Le riz parfumé au soja est exotique, rappelle-t-il, quand on reconnaît les ingrédients qui l’accompagnent, on est rassurés et moins effrayés à l’idée d’y goûter». Le riz cantonais doit notamment son succès, en plus de ses saveurs, à son rapport qualité prix. «On ne le mange pas seul, il est servi avec des crevettes à la sauce aigre-douce ou du bœuf sauté aux oignons. Le tout est compris dans une formule avec entrée et dessert qui coûte aux alentours de 10 euros», nous explique l’historien de la culture culinaire chinoise.
Quant à son nom, le riz cantonais le tient des restaurateurs qui ont popularisé la recette en France. Dans les années 1960, les chefs cuisiniers chinois étaient principalement hongkongais, originaires de Canton, dans le nord-est de la région. D’où la fameuse dénomination «riz cantonais», plus élégante que «riz yangzhou», l’originel riz sauté préparé en Chine en l’honneur de l’empereur Yang (569-618 après J.-C.). Contrairement au riz cantonais que l’on connaît, ce dernier, communément appelé «riz or» durant la dynastie impériale Sui (589-618 après J.-C.) ne se composait que de riz blanc supérieur et d’œufs.
Le cheese du naan
À la carte d’un restaurant indien, difficile de ne pas se voir proposer un cheese naan, accompagnement de référence. A contrario du naan, le pain levé au fromage fondu n’est pas une recette indienne ancestrale et remonterait à la fin des années 1960. Plus surprenant encore, la fameuse «spécialité» punjabie a été inventée à Paris. «Plusieurs restaurants parisiens revendiquent l’invention du cheese naan, parmi eux l’Indra et l’Annapurna dans le VIIIe arrondissement», nous explique Beena Paradin, auteure gastronomique indienne, créatrice de la marque de préparations bio et végétariennes Beendi et Beedeli et animatrice de l’émission «Ma cuisine indienne» sur Cuisine TV. On ne connaît pas le véritable créateur, mais en revanche, il est certain que cette recette n’est pas indienne», affirme-t-elle.
La cuisine indienne n’utilise que très peu de fromage à l’exception de quelques plats au «paneer», un fromage indien à base de lait caillé de bufflonne. D’ailleurs, ce dernier ne peut garnir un naan pour une bonne raison : «L’essence du cheese naan repose sur son fromage coulant, estime la spécialiste. Le paneer ne fond pas à la cuisson, de ce fait, vous n’aurez pas la même texture». Ces différences de textures et de saveurs entre la cuisine indienne et française sont à l’origine de la création du plat. Selon la fondatrice de la marque Beendi, les restaurateurs indiens des années 1970 avaient le souci de satisfaire une clientèle française non-initiée à la cuisine indienne. Le cheese naan était un excellent moyen de rallier ces deux cultures culinaires initialement opposées. «On a ajouté du fromage au naan pour satisfaire cette consommation française du fromage, lorsqu’on trempe ses morceaux de pains dans de la fondue», nous assure-t-elle. Sans ce fromage à l’intérieur du naan, les restaurateurs de l’époque craignaient de ne pas pouvoir vendre le petit pain.
Le bœuf remplace le poulet du yakitori
«Au Japon, on n’enveloppe pas de bœuf autour d’un autre aliment, ce n’est pas commun, surtout pas en brochette», commence Chihiro Masui, auteure culinaire et journaliste japonaise fondatrice du blog Chihiro’s Foodblog. Pourtant, le yakitori bœuf au fromage, cette brochette de fromage drapée de fines lamelles de bœuf existe bel et bien, et fait même partie des spécialités japonaises les plus appréciées en France. En France, mais pas au pays du Soleil-Levant. «Ce sont des petits marchands qui vendent les yakitoris. Le kilo de bœuf coûte 150 euros au Japon, il est bien trop cher pour leur commerce. De plus, il n’y a pas de fromage là-bas, ce n’est pas dans notre culture d’en consommer», explique l’auteure japonaise.
Cet assemblage n’est pas la seule erreur française concernant les yakitoris. Ils sont à l’origine des brochettes de poulet qui utilisent presque toutes les parties de la volaille. Ainsi, on peut trouver au Japon des brochettes de peau de poulet, d’ailerons, de gésiers, ou encore de foies. Une consommation opposée aux coutumes françaises. «S’apercevant que les yakitoris ne se vendaient pas dans les années 1970, la cuisine japonaise s’est progressivement adaptée aux matières premières disponibles pour plaire aux papilles françaises», relate l’auteure de Poissons : un art du Japon (2). Ainsi, les restaurateurs japonais ont choisi du bœuf, une viande très appréciée en brochette en France, et l’ont garni d’emmental fondu, un aliment moins cher et plus rassasiant que les légumes.
La pizza préférée des tortues ninja
Déjà, en italien, on écrit peperoni et non pepperoni ! Sans la double consonne, le mot désigne seulement du poivron et évoque également le goût pimenté. Le salami épicé, pepperoni, a été fabriqué par des immigrés italiens installés à New York vers la fin du XIXe siècle. Dès leur arrivée, certains s’improvisent pizzaïolos pour s’en sortir. Grâce aux produits disponibles sur place, et aux goûts spécifiques des Américains, ils créent une garniture imitant leur Italie natale. «Le pepperoni ne ressemble pas à nos saucisses séchées italiennes», raconte Alessandra Pierini, auteure culinaire italienne et propriétaire de l’épicerie fine RAP du IXe arrondissement de Paris, «c’est un assemblage fait à base de viande de bœuf et de porc bas de gamme ainsi que d’épices locales». Ce mélange permet aux Américains de retrouver des saveurs familières.
Mais pourquoi le nom «pepperoni» dans ce cas ? D’après Alessandra Pierini, «il fallait donner à ce nouvel ingrédient un nom italien facile à prononcer et à retenir. « Pepperoni » fait référence au piquant de la saucisse et la double consonne reproduit l’orthographie anglaise». Pepperoni est ainsi un rappel des origines italiennes des immigrés et un gage d’intégration au pays de l’oncle Sam.
En France, le nouvel ingrédient est popularisé par le dessin animé des années 1980 Tortues Ninja. «Ils étaient souvent mis en scène mangeant de la pizza pepperoni dans un restaurant italien, commente la spécialiste. Après cela, les adolescents ont voulu tester le plat». «Les anciennes générations n’en consomment pas, on préfère les pizzas classiques comme la margherita», ajoute-t-elle. Effectivement, les plus grands vendeurs de pizza au pepperoni en France sont les grandes firmes adorées des jeunes comme Pizza Hut ou Dominos Pizza – et non des restaurants italiens.
(1) William Chan Tat Chuen est l’auteur de Canard laqué, Canard au sang (Éd. de l’Épure), 192 p.,20,00 €.
(2) Chihiro Masui est l’auteure de Poissons : un art du Japon (Éd. Glénat), 240 p.,35,00 €.
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