Il a l’air d’un étudiant qui n’aurait pas vu les années filer. Mais derrière sa silhouette frêle et ses yeux étonnés, se cache non seulement un virtuose qui bâtit une œuvre splendide loin des paillettes du star system, mais aussi un guerrier. Virtuose, Fred Hersch, pianiste et compositeur né à Cincinnati le 21 octobre 1955, l’est assurément, avec son jeu introspectif et chatoyant, libre et aventureux, contant des histoires ponctuées de surprises et de confidences. Riche d’une formation à la fois dans le classique et le jazz, il a joué avec des légendes comme Art Pepper, Chet Baker, Charlie Haden ou Joe Henderson. Guerrier, Hersch l’est également, lui qui a appris il y a longtemps à vivre avec un virus pervers et envahissant, le VIH.

Depuis, il s’est tourné vers le bouddhisme et la méditation, cette dernière ayant inspiré son dernier album en date, le splendide Breath by Breath (Palmetto Records), sorti fin janvier. Un disque de compositions originales abritant une suite, la Suite Sati, et enregistré avec un quatuor à cordes. Fred Hersch a grandi en écoutant ce type de formation classique, car sa professeure de piano était l’épouse du violoncelliste du Quatuor LaSalle. La Suite Sati était au cœur d’un des quatre programmes proposés au Bal Blomet, à Paris, depuis mercredi 11 mai, jusqu’à ce samedi 14 mai. Des concerts qui affichent complet depuis plusieurs jours, le pianiste s’étant constitué au fil des ans un public de plus en plus fidèle, en Europe et en France.

Fred Hersch joue le classique Round’ Midnight de Thelonious Monk, un pianiste et compositeur qu’il adore jouer sur scène (2021)

Franceinfo Culture : Quatre concerts de suite à Paris, dans le même club, c’est une première pour vous ! C’est la troisième fois que vous revenez au Bal Blomet depuis sa réouverture en 2017. Vous semblez avoir développé une relation particulière avec ce lieu…
Fred Hersch : Pour moi, c’est le club idéal. Guillaume Cornut [ndlr : le directeur] est un très bon pianiste. Le piano est excellent. Le club est assez grand, mais pas trop. L’acoustique est très bonne. Ici, on se soucie du moindre détail, et tout est parfait. À New York, le club où je me sens comme à la maison est le Village Vanguard, c’est le Carnegie Hall du jazz. Je m’y produis trois semaines par an, en juin, octobre et janvier. C’est chez moi. J’ai l’impression qu’à Paris, le Bal Blomet est devenu en quelque sorte une nouvelle maison.

Vous aurez assuré quatre programmes différents en quatre jours… Qui en a eu l’idée ?
C’est moi. C’était une sorte de pari. Pendant une douzaine d’années, à New York, le seul autre club dans lequel je me produisais était le Jazz Standard. Il a fermé à cause du Covid et de problèmes avec le propriétaire-bailleur. Chaque année, en mai, j’avais une carte blanche pour six soirées et j’invitais des musiciens, le plus souvent pour des concerts en duo. Cela m’a donné l’opportunité de partager la scène avec des gens avec lesquels j’avais toujours rêvé de jouer. J’ai joué avec tant de monde… Je continue de jouer avec certains de ces artistes comme Julian Lage, Anat Cohen, Miguel Zenon… L’idée d’inviter des gens me plaît, et Guillaume Cornut a accueilli ma proposition avec enthousiasme. J’ai juste voulu un concert solo pour le premier soir, avec Natalie Dessay en invitée spéciale pour quelques morceaux. Elle venait m’écouter à l’époque où je jouais au Sunside.

Vous avez consacré votre deuxième soirée à votre dernier album en date, Breath by Breath. La Suite Sati, qui constitue la majeure partie du disque, est inspirée de votre expérience dans la méditation…
Les titres de certains morceaux proviennent d’enseignements qui m’ont été donnés par mes professeurs au fil des ans. La première pièce que j’ai écrite était Begin Again. Cela vient d’une instruction pour les moments où vous vous égarez dans vos pensées ou dans une rêverie : reconnectez-vous juste avec votre respiration, et recommencez (« begin again »). Il y a une pièce pour quatuor à cordes qui s’appelle Know What You Are qui vient d’un autre enseignement : quand vous vous asseyez, sachez que vous êtes assis. C’est simple, mais ce n’est pas facile ! Le morceau Mara fait allusion au Dieu maléfique qui a voulu tenter Bouddha au moment où ce dernier allait atteindre l’illumination : « Je te donnerai de l’argent, des femmes ! ». Bien sûr, le morceau-titre du disque Breath by Breath et Rising, Falling évoquent le mouvement de la respiration que l’on ressent dans notre poitrine.

Comment l’idée d’écrire un tel programme, avec une formation de musique de chambre, vous est-elle venue ?
Je ne sais pas… Sur mes dix derniers albums, presque tous sont des enregistrements live. Et en jazz, mes meilleurs disques sont des lives. C’est là où je me sens le plus libre, à mon meilleur niveau. À la sortie du Covid, j’avais lancé Songs from Home, qui était une suite de mes sessions live Facebook [ndlr, qu’il proposait pendant le confinement, depuis sa maison de Pennsylvanie]. Cet album avait simplement pour ambition d’apporter un peu de bonheur et de bien-être aux gens. J’ai eu le sentiment alors qu’il était temps d’énoncer une nouvelle proposition en tant que compositeur. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas fait. J’ai toujours aimé les quatuors à cordes, depuis que je suis très jeune. On avait prévu d’enregistrer l’album en mai 2020. La pandémie a éclaté en mars. Finalement, en août 2020, on a pu se retrouver en studio. Sur le disque, le quatuor à cordes se compose de quatre femmes avec lesquelles j’ai eu l’occasion de jouer en diverses occasions. Ce n’est pas un quatuor qui existe à la base, mais ces musiciennes jouent beaucoup ensemble et elles ont un très bon sens du rythme. Le quatuor Desguin avec lequel je me produis à Paris est une formation jeune, avec de formidables musiciens. Nous avons joué ensemble pour la première fois en mars en Belgique.

Vous avez évoqué le confinement. Est-ce que la méditation vous a aidé durant cette période ?
Oui. Je pense que ça m’a empêché de devenir fou. Dès le départ, toute la communauté de méditants et de professeurs de méditation a commencé à organiser des choses via Zoom et d’autres plateformes. On pouvait suivre , chez soi, des retraites silencieuses, des cours, des séances de groupes à distance… Que vous ayez été à Vancouver, Londres, tout le monde était là, au moins via l’écran, pour le même objectif, c’est ce qu’on appelle le sangha, un terme bouddhiste. Cette communauté en ligne m’a énormément aidé. J’ai eu des moments de dépression. Parfois je n’avais plus trop envie de faire de la musique. Je me disais : « Pourquoi pratiquer ? Je n’ai plus de concerts. Pourquoi composer ? Personne ne va entendre. » Personne ne savait combien de temps ça allait durer, ni à quoi tout cela ressemblerait après. Ma pratique m’a aidé à rester ancré. Entre-temps je lisais beaucoup de polars, je jouais au Scrabble, je regardais Netflix, tout ce qui aidait à passer la journée… Mais comme je savais que chaque matin, j’avais rendez-vous en ligne avec un groupe de méditation, c’était une raison de me lever.

Est-ce que cette période vous a changé ?
Il s’est passé quatorze mois entre mon dernier concert avant la pandémie et le premier après la reprise, qui a eu lieu d’ailleurs au Bal Blomet [en juin 2021]. Je me rappelle de ce soir où je suis remonté sur scène pour la première fois. Pour une majorité de spectateurs, c’était aussi le premier concert depuis longtemps. Il y avait énormément d’émotion, une très belle ambiance avec un grand sentiment d’espoir. Ce qui a changé depuis que j’ai recommencé à travailler en juin 2021, c’est que je suis un peu plus sélectif dans mes choix. C’est assez approprié, vu que j’ai 66 ans ! J’ai envie de faire avant tout des choses qui m’amusent. C’est le plus important.

Vous avez dédié une soirée entière, au Bal Blomet, à la musique brésilienne, avec le clarinettiste Stéphane Chausse et le percussionniste Adriano Tenório. Elle est très présente dans vos disques et vos concerts… Comment est née cette passion ?
J’adore la musique brésilienne. Je viens de Cincinnati, en Ohio. Il y a de très bons musiciens de jazz, j’ai appris à leurs côtés. Il y avait un guitariste qui jouait la bossa nova comme João Gilberto. C’était très beau. J’ai déménagé à New York en 1977. En 1978, j’ai joué dans un night-club brésilien appelé Cachaça, et qui était dirigé par un batteur, Edison Machado. Je ne savais pas vraiment qui il était, hormis qu’il était un gars sympa et un formidable batteur… Or, c’est l’un des batteurs les plus influents dans l’histoire de la musique brésilienne. Il a été le premier à prendre tous les rythmes de toutes les percussions et à les intégrer à la batterie. Il m’a montré plein de choses. À ses côtés, j’ai appris différents morceaux, des choros, des bossas… À New York, il y a beaucoup de grands musiciens brésiliens avec lesquels j’ai eu la chance de jouer. Je suis allé au Brésil pour la première fois en 1982. J’ai écouté beaucoup de choses, j’étais comme un fou dans les magasins de disques. J’ai dû acheter une valise pour ramener environ cinquante albums ! Au fil des ans, surtout dans mes concerts en solo, j’ai pris l’habitude d’intégrer des morceaux brésiliens. Je joue beaucoup de choro avec la clarinettiste Anat Cohen [ndlr : le trompettiste Avishai Cohen est son frère]. Je pense que le jazz aime la musique brésilienne, et réciproquement. Je ne joue pas cette musique comme un Brésilien, j’essaye de le faire à ma façon, tout en respectant son état d’esprit.


Fred Hersch revisite O Grande Amor d’Antônio Carlos Jobim, dans un album consacré au maître brésilien (2009)

Vous clôturez ce cycle samedi soir en duo, avec le trompettiste Avishai Cohen…
On a beaucoup joué ensemble ces derniers temps. À l’origine, j’ai formé un partenariat avec le trompettiste Enrico Rava. Pour diverses raisons, il ne veut jouer qu’en Italie. Comme on avait des concerts prévus en dehors de son pays, j’ai demandé à Avishai de les assurer à sa place. C’est désormais mon partenaire hors d’Italie pour cette formule de duo. Enrico et Avishai sont mes deux trompettistes préférés. J’ai beaucoup de chance de jouer avec chacun d’eux. Ils ont une grande capacité d’écoute, je ressens une véritable connexion avec eux. Samedi, avec Avishai, nous nous produisons ensemble pour la deuxième fois. Avec Enrico, on a enregistré un album qui sortira en août ou septembre.

Revenons à la méditation. Est-ce que cette pratique a eu un impact sur votre façon de composer, ou de jouer ?
En 1999, 2000, quand j’ai pratiqué pour la première fois une méditation formelle, j’ai eu une révélation, comme une illumination : j’ai réalisé que j’avais médité toute ma vie, mais au piano. On est également assis, on est présent, on écoute, on est conscient. Bien sûr, il y a beaucoup d’aspects dans la méditation. L’une des choses très belles à ce sujet, c’est ce que le bouddhisme enseigne : « Essaye ceci, pour toi-même. Utilise ton expérience, ta perception, et observe ce qu’il se passe, si cela t’aide. » C’est ce que je fais, en quelque sorte, quand je joue du jazz, quand je fais du piano, très conscient de ma position assise, de ma respiration, de ma concentration, du son, même si ça se passe sur un mode différent.

Est-ce que la méditation vous a aidé à affronter le VIH, avec lequel vous vivez depuis des années ?
Elle ne m’a pas spécialement aidé pour cela. Vers l’an 2000, quand j’ai débuté dans cette pratique, mon état s’était stabilisé – jusqu’à ce que je tombe très malade en 2007, 2008. Je ne nie pas que le Covid est horrible, bien sûr, à tant d’égards, et je n’ai pas spécialement envie de tomber malade. Mais considérant ce que j’ai traversé – j’ai contracté le virus VIH en 1985, beaucoup plus tard j’ai eu un coma pendant deux mois, une crise psychotique -, le Covid est le numéro 4. Peut-être que je vais l’attraper, être malade, mais je ne pense pas que ça va me tuer. Les choses qui me sont arrivées avant ont failli me tuer. Je suis un survivant. Au début des années 90, j’ai révélé que j’étais un musicien de jazz séropositif et gay. C’était important pour moi parce que je voulais apporter de l’espoir à des gens plongés dans l’indécision. Je connaissais des amis qui avaient le sida et qui pensaient que s’ils tombaient malades, leur famille prendrait soin d’eux. Et quand c’est arrivé, ils ont été reniés, rejetés. J’ai pensé qu’il était important pour ces gens de comprendre qui étaient leurs amis, qui serait là pour eux. De plus, je voulais être honnête en tant qu’artiste. Je ne pouvais pas avoir deux personnalités, le Fred gay, le Fred du jazz. Alors, j’ai décidé de le dire à tout le monde, et tant pis s’ils avaient un problème avec ça, je m’en fichais. Je côtoie des musiciens, on se donne l’accolade de la manière la plus naturelle, tout le monde connaît Scott, mon compagnon depuis vingt ans. Mais quand j’ai grandi, dans les années 60, je croyais que j’étais la seule personne au monde qui aimait les garçons. Parmi les artistes, les politiciens, personne ne se dévoilait. Maintenant, les jeunes ont la possibilité de se référer à des personnalités trans, non binaires, gay, queer qui ont du succès. Avec qui vous couchez, ce n’est pas bien grave, et ce n’est pas si intéressant ! Ce qui compte, c’est la personne que vous êtes.

Quand vous avez fait cette double révélation, avez-vous observé des réticences dans le  monde du jazz ?
Non. Personne ne m’a jamais rien dit, du moins directement. Il y a peut-être eu des ragots, des remarques homophobes, mais ce n’est pas mon problème. J’aime à penser que les gens me respectent et respectent ce que je fais. Beaucoup de chemin a été parcouru dans les cinquante dernières années en matière de tolérance, du moins en Occident, aux États-Unis et dans la majeure partie de l’Europe. Même si dans mon pays, malheureusement, les conservateurs se sont attaqués récemment au droit à l’avortement et pourraient s’en prendre à la communauté LGBT. C’est effrayant. Depuis six mois, je ne suis plus l’actualité. Bien sûr, je suis au courant des choses importantes mais je ne peux plus lire les nouvelles chaque jour. Ça m’accable trop. Je n’ai jamais voulu être un activiste. C’est arrivé, tout simplement. A l’époque où j’ai fait mon coming out, je ne savais même pas combien de temps je vivrais. Alors j’ai décidé de le faire, tant que j’étais là… Et me voilà, 30 ans plus tard. Je vais très bien, j’ai beaucoup de chance de pouvoir faire de la musique et d’avoir une très belle vie.

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