Hier soir, Alessandro Michele présentait à Milan sa collection Gucci pour le printemps-été 2020. Mais sa réflexion sur la possibilité d’utiliser la mode pour sortir de la normativité ne se fait pas sans polémique.

Depuis qu’il a repris les rênes de la maison italienne, Alessandro Michele en fait l’une des marques de mode incontournable à l’international. Ce n’est pas seulement pour sa mode maximaliste que Gucci a conquis le coeur des acheteurs du monde entier, des consommateurs du luxe et des jeunes générations. Le designer romain a toujours des partis pris provocants et est soutenu par Marco Bizzari, le CEO de la marque reconnue comme étant l’une des plus innovantes en matière de mode à l’heure actuelle. Mais sa vision des choses est-elle toujours accessible ?

S’éloigner de l’attendu

« Je ne m’ennuie pas de mon travail. Je ne m’ennuie pas de l’énergie qui me pousse à être créatif. Mais je m’ennuie en quelque sorte de l’idée que je ne veux pas tomber dans une (…) répétition excessive. Je ne suis pas obligé de suivre exactement la même esthétique », déclarait Alessandro Michele à WWD dans un article publié avant que ne se tienne son défilé. Connu pour esthétique maximaliste, qui s’exprime habituellement par des imprimés forts, les superpositions de pièces qui clashent entre elles, des couleurs pop, une réflexion sur ce qui est considéré comme beau ou laid, il semble qu’après 5 ans de « Guccification » de la mode, le designer ait voulu prendre un autre virage.

Dès la première silhouette, le ton est donné. Des robes et des jupes transparentes, des décolletés révélateurs et des références parfois direct à l’esthétique sado-masochiste, certains mannequins portant des badines et des mini-fouets comme s’il s’agissait de nouveaux it-bags. « Qu’advient-il si l’une de mes filles devrait essayer d’être sexy et contemporaine ? », glissait encore Michele au WWD avant son défilé. Ce qui ne signifie par pour autant que le designer a totalement laissé de côté son ADN. Dans sa collection pour le printemps-été 2020, on retrouve des pièces à l’aura vintage, un flair 70’s revisité, des sequins et quelques pièces portant le célèbre double G. Intello, certainement, branchée, sans aucun doute, mais aussi résolument sexy, la femme Gucci dément l’existence des cases dans laquelle la glisser.

Sortir du carcan sociale

Comme à son habitude, Alessandro Michele a fait connaître le contexte de son défilé à travers une note d’intention pour chaque invité. Et cette saison, le défilé s’intéressait à l’idée de mettre en place de « Nouvelles formes de subjectivitation ». Alerte Michel Foucault activée. Ce n’est pas la première fois que le designer fait appel à la pensée du philosophe français, chef de file de ce que l’on nomme encore la French Theory. Par « subjectivation », Foucault entend qu’on internalise les règles, au point de se surveiller soi-même, même quand personne ne regarde.

« Notre présent est au contraire façonné par une ‘microphysique des pouvoirs’ qui opère de manière moléculaire à l’intérieur de la société. C’est une forme de gouvernementalité extensive qui, à travers un ensemble d’institutions, de dispositifs et de mécanismes d’assujettissement, impose des règles de comportement intériorisées par les individus. De tels pouvoirs fonctionnent dans le quotidien grâce à des barrières et des interdits, ils empêchent la libre circulation des discours et finissent par créer une société disciplinaire — une société qui contrôle, limite et régule la vie », écrit le directeur artistique de Gucci dans sa note d’intention.

Finalement, c’est à sa propre libération que réfléchit Michele. Une manière de sortir d’une esthétique qu’il aime mais dont il a fini par se demander si elle ne l’empêchait pas de s’ouvrir à quelque chose. De regarder le monde mais aussi son travail avec un nouvel oeil sans se fier aux attentes que d’autres font reposer sur lui. Mais avec son âme de provocateur, le designer a, en ouverture de son show fait place à une performance où des mannequins en camisoles de forces, sensées représentées le carcan sociétal ont fait écho à une problématique sensible, dans la mode autant que dans le monde actuel : la santé mentale. 

Pression normative et santé mentale

« La santé mentale n’est pas une mode », c’est avec ce message inscrit dans les deux paumes de ses mains levées que la mannequin Ayesha Tan Jones a défilé lors de la performance introduisant le défilé Gucci pour le printemps-été 2020. Une image forte que les portes paroles de la marque italienne ont confirmé comme ne faisant pas partie du show. Dans un post Instagram, la jeune femme est revenue sur les raisons qui l’ont poussé à agir de la sorte tout en rappelant, à raison, qu’aujourd’hui les personnes souffrant de problèmes mentaux restent marginalisées.

« En tant qu’artiste et modèle ayant connu mes propres problèmes de santé mentale, ainsi que des membres de ma famille et des proches affectés par la dépression, l’anxiété, le trouble bipolaire et la schizophrénie, il est blessant et insensible pour une grande maison de couture telle que Gucci d’user de cette imaginaire en tant que concept pour un moment de mode éphémère », a-t-elle écrit ajoutant plus loin « Présenter ces luttes comme des accessoires pour la vente de vêtements dans le climat capitaliste d’aujourd’hui est vulgaire, dépourvu d’imagination et offensant pour les millions de personnes touchées par ces problèmes à travers le monde ».

À la fin du défilé, Alessandro Michele a expliqué la symbolique qu’il plaçait sur les camisoles de force : « Un uniforme est quelque chose qui vous bloque et vous contraint – qui vous rend anonyme. […] La camisole de force est le type d’uniforme le plus élevé ». De son côté, la mannequin écrit : « Les camisoles de force sont les symboles d’une époque cruelle dans la médecine où la santé mentale n’était pas comprise, et où le droit des personnes et leur liberté leur étaient enlevés alors qu’ils étaient abusés et torturés dans des institutions ».

Quand la mode fait polémique

« [La mode] peut-elle se présenter comme un instrument de résistance ? Peut-elle suggérer des formes de liberté expérimentale, de transgression et de désobéissance, d’émancipation et d’auto-détermination ? Ou bien est-ce que la mode ne présente-t-elle pas le risque de devenir un outil sophistiqué au service du néolibéralisme qui finit par imposer une nouvelle normalité, transformant la liberté en marchandises et l’émancipation en promesse non tenue ? », se demande le créateur dans sa note d’intention. Et la question n’est pas sans intérêt. En une décennie, la mode est entrée dans la culture mainstream, devenue accessible à tous non pas d’un point de vue financier mais plutôt dans son imaginaire. En s’ouvrant de cette manière sur le monde, optant elle aussi pour l’économie de l’attention, la mode encore perçue comme frivole pour beaucoup, s’empare de problématiques sociales et ce n’est pas au goût de tous.

La question ici n’est pas de savoir si Gucci a eu raison ou non d’utiliser un symbole de santé mentale comme métaphore mais bien de saisir la place de la mode dans des sociétés occidentales qui se sentent basculer et n’ont pas l’habitude de voir la mode comme acteur de changement sociétal. À New-York, la semaine dernière, une marque subissait un tollé pour avoir ouvert la conversation sur les fusillades dans les lycées américains en faisant défiler des hoodies portant le nom des établissements récents ou de tels crimes avaient eu lieu. Et pour ne laisser aucune place au hasard, la marque avait également perforé ses sweats à la façon d’impacts d’armes à feu.

C’est donc la mode en elle-même et sa capacité à générer, de manière authentique, des conversations sur des problématiques sociétales qui est remise en question. On peut se demander, à l’avenir, quelle sera la marge de manoeuvre dont dispose la mode ?





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