L’océan est leur planète, leur espace de liberté, leur paradis à préserver. Athlètes devenus réalisateurs et acteurs du changement, Julie Gautier et Guillaume Néry tournent en apnée des films fascinants. Rencontre avec deux danseurs des abysses, qui auréolent cette mode éthique de poésie et de sensualité.
Leur réputation, qui tient en deux chiffres, les précède : 68 et 139. Comprenez, en mètres, la profondeur maximale à laquelle les apnéistes Julie Gautier et Guillaume Néry ont respectivement plongé. Des prouesses exceptionnelles qui tranchent avec la chaleur, la simplicité qui les habitent. Tous deux ont le sourire sincère, le sens du récit et le mot généreux. Avant de plonger dans une piscine d’Île-de-France sous l’œil du photographe Franck Seguin, ils déroulent avec nous leur histoire. Julie Gautier est comme née dans l’eau : elle voit le jour il y a 41 ans à La Réunion, découvre l’océan dès l’enfance, au côté d’un père chasseur sous-marin. Guillaume Néry, 38 ans, naît à Nice, au bord de la Méditerranée. L’apnée surgit par goût du défi. D’une question d’adolescent – combien de temps peut-on se retenir de respirer ? -, il fera une carrière et une vie.
Tous deux ont connu la gloire des titres et des médailles. Julie Gautier est double championne de France en poids constant (avec le même lest tout du long). Elle arrête en 2009 et renoue avec la danse, apprise dans l’enfance auprès de sa mère. Guillaume Néry, double champion du monde, a battu quatre fois le record mondial dans la même discipline. Il s’éloigne de la compétition en 2015, après un accident, mais y revient quatre ans plus tard. Depuis, tous deux sont devenus réalisateurs et ont créé leur propre société de production, Les Films Engloutis.
Guillaume : coupe-vent en polyamide Econyl et short en laine RWS, Louis Vuitton. Julie : robe en triacétate de cellulose écoconçue, Nanushka.
Kimono en soie bio GOTS, Nimboo, et pantalon en lin écoconçu, Mango Committed. Montre Panerai.
Robe Innovation Colour Story, en coton biologique mélangé, H&M, et maillot de bain en nylon régénéré Econyl, Jane Waterwear. Montre TAG Heuer.
Robe en viscose Lenzing Ecovero, Ganni.
Courts-métrages, clips, publicités…, leurs images sensibles et irréelles, tournées dans les océans du monde entier, fascinent. Elles cumulent des audiences faramineuses et séduisent jusqu’à Beyoncé, pour laquelle ils ont réalisé en 2015 le clip de Runnin’, vu plus de 400 millions de fois. Lui est l’ambassadeur de la maison horlogère Panerai, pour laquelle il a d’ailleurs déjà dessiné une montre, elle, l’amie de la maison TAG Heuer. Athlètes et artistes, Julie Gautier et Guillaume Néry ont fait de la mer un espace intime, un lieu de création porteur d’un vocabulaire singulier, qui raconte leur rapport au monde. Morceaux choisis.
L’onirisme
Julie Gautier. – Nous cherchons à partager ce que nous ressentons dans l’eau : voilà pourquoi l’onirisme caractérise nos films. Au-delà de la performance physique, l’apnée crée une connexion avec les éléments. La fiction et l’onirisme traduisent mieux cela qu’une approche documentaire, très répandue dans cette discipline.
Guillaume Néry. – Dans nos films, la caméra est fluide, mouvante, au contact du sujet. Cela permet de voir le monde aquatique d’une autre manière.
J. G. – Ces images sont possibles parce que je tourne en apnée : les plongeurs en bouteille sont forcément très statiques et ont le réflexe de descendre profond. J’évolue au contraire comme un drone et je filme souvent près de la surface. Le spectateur est embarqué, comme s’il était lui-même en apnée.
Le mouvement
G. N. – Sous l’eau, j’aime m’amuser à courir, à grimper, comme si j’étais sur terre. Dans nos films, en travaillant nos gestes, nos postures, nous réussissons presque à faire oublier l’eau. Aux yeux du spectateur, on pourrait tout aussi bien être sur la Lune, sur Mars ou dans un rêve.
J. G. – C’est aussi une façon de montrer que ce n’est pas un milieu étranger, que nous venons de la mer et qu’on peut y être nous-mêmes. Nous avions envie d’explorer ce rapport à nos origines. Pourquoi a-t-on tous rêvé, au moins une fois, de pouvoir respirer sous l’eau ? Parce qu’on n’y a plus de poids. Les limites, le haut, le bas, la droite, la gauche n’existent plus. On peut tout sous l’eau. Elle réveille le rêve profondément humain de liberté totale. C’est ce que j’ai voulu montrer dans Ama, ce court-métrage dans lequel je danse immergée.
La peur
J. G. – Certains de nos films peuvent faire peur, comme Narcose, récit fidèle d’hallucinations qu’a eues Guillaume en apnée. Il s’est vu enfermé dans une bulle, assister à un étrange mariage au fond de la mer, encerclé de créatures étranges…
G. N. – Faire ce film m’a aidé à apprivoiser ces hallucinations. Les raconter à Julie et les voir ensuite sous la forme d’images m’ont permis de les mettre à distance. La narcose m’a longtemps envahi au point que mes plongées me laissaient un goût amer. Mais je pense que c’était une étape obligée, un peu comme une psychanalyse : il faut se confronter à ses narcoses, se jeter dedans. On prend des claques, on se découvre aussi. Se confronter au risque, y compris à celui de la mort, est inhérent à l’apnée.
En vidéo, le making of du shooting en apnée avec Julie Gautier et Guillaume Néry
Le risque
G. N. – Je n’en ai pas toujours eu conscience, mais, lorsqu’on bat des records de profondeur en apnée, on cherche forcément à explorer son rapport à la vie et à la mort. Je n’ai pas de désir de mort mais, dans une société qui la nie, l’apnée remet la possibilité de la mort au centre du jeu.
J. G. – C’est précisément ce qui m’a fait arrêter la compétition. Ces premières fois où j’ai senti que je pouvais mourir sous l’eau, j’ai su que je n’étais pas assez passionnée. Ce rapport à la mort marque d’ailleurs notre travail artistique. Mes films sont plus sombres, ont des thèmes plus lourds que ceux réalisés par Guillaume, Free Fall et One Breath Around the World. On le voit sauter dans un trou bleu, voyager autour de la planète d’un océan à l’autre, grimper, courir… Ils sont davantage marqués par le jeu.
Lâcher-prise
G. N. – Si vous arrêtez de respirer, même dix secondes sur votre canapé, il se passe quelque chose. Un état de calme mental survient, un apaisement des pensées. L’eau sublime cela car elle bouleverse tous nos sens. La vue et la lumière sont différentes, le son, étouffé, le toucher, plus doux… On bascule dans un autre univers. J’ai nagé aux quatre coins du monde, plongé avec des cachalots ou des requins. Mais je plonge aussi chaque jour, près de chez moi, à Nice, pour le plaisir. C’est peut-être là, en plein hiver, que j’ai vécu mes plus belles apnées. Le froid met le corps en état d’hibernation, le cœur ralentit énormément, et cela me procure un bien-être extraordinaire. Le corps s’adapte à la privation et se relâche, s’ouvre. C’est ce calme intérieur que je recherche.
J. G. – En apnée, tous les muscles sont au repos, même les muscles respiratoires. Ce lâcher-prise total n’est possible que sous l’eau. De la même manière, on ne s’impose aucun rythme de production. Nos films naissent d’eux-mêmes et s’imposent à nous, l’inspiration et le désir de création sont intimement liés à l’eau.
Pour s’immerger
● Un livre. On plonge avec Guillaume Néry dans les océans du monde entier, de l’île Maurice au Japon en passant par la Finlande, on découvre les coulisses des tournages avec Julie Gautier. Le tout magnifié par l’œil du photographe Franck Seguin, qui joue habilement de l’eau, de sa lumière et de ses profondeurs. À plein souffle, Éditions Glénat, 192 pages, 25 €.
● Des films. Ama, One Breath Around the World, Free Fall et Narcose, tous disponibles sur lesfilmsengloutis.com.
Préserver le vivant
J. G. – J’ai commencé à plonger avec mon père, à Mayotte. Les barrières de corail, qui abritaient autrefois une extraordinaire diversité, ont presque entièrement blanchi en quelques années, même si l’espoir revient peu à peu. Aux Açores, l’an dernier, j’ai nagé dans une eau translucide où flottaient, partout, des miettes de plastique. Ce sont des images fortes, face auxquelles on sait immédiatement que quelque chose change.
G. N. – Le changement climatique réunit mille phénomènes complexes, et je ne suis pas scientifique, mais ce qui me semble le plus dramatique, sur terre comme en mer, c’est la destruction du vivant. À mes yeux, c’est là que nous devons agir le plus vite.
Porte-voix
J. G. – Nous avons commencé par amour de l’image, en quête de beauté. Mais puisque, avec ces films, nous captons l’attention, transmettons une émotion, notre ligne de conduite aujourd’hui est de servir la cause environnementale. Certains de nos spectateurs, par exemple, ont commencé l’apnée, puis quitté la ville pour se rapprocher de la mer et revenir à une forme de sobriété. Nous sommes tous deux ambassadeurs de plusieurs ONG, comme Tara Océan ou The SeaCleaners, et notre travail artistique sert aussi à mettre leur travail en lumière.
G. N. – J’ai même figuré à Nice sur une liste écologiste aux dernières élections municipales. Je n’ai aucune intention de faire carrière en politique, mais si mon nom, ma notoriété permettent d’attirer l’attention sur des initiatives locales, d’amener les gens à réfléchir, à s’interroger sur leurs moyens d’action, c’est tant mieux.
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