L’adolescence marque l’entrée dans un autre monde, un bouleversement pour l’ado qui, sous nos yeux, va littéralement prendre corps… Comment l’aider à s’épanouir ? Entretien avec David Le Breton, professeur de sociologie et anthropologue à l’université de Strasbourg.

Comment vont nos ados ?

Selon les chercheurs, de 15 à 20 % des jeunes sont en détresse, alors on peut dire que la grande majorité d’entre eux va bien. Mais l’adolescence est vécue différemment quand on est une fille ou un garçon, selon le milieu socioprofessionnel des parents, leur origine, que l’on habite en ville ou

à la campagne… Toutes ces nuances influent sur la façon dont un jeune traverse son adolescence. Chacun va, à sa façon, tenter de s’habituer à son corps en pleine métamorphose et s’en servir en même temps comme support pour afficher sa singularité et pour construire sa personnalité. Un vaste programme.

Cette métamorphose est de toute façon compliquée à vivre, non ?

L’adolescent doit faire face à une multitude de changements : cette nouvelle apparence qu’il n’aime pas forcément, de nouvelles sensations, de nouveaux désirs, un appel à se détacher de ses parents pour aller vers des horizons incon- nus, enviables, mais aussi angoissants. Tout cela constitue la crise d’identité la plus aiguë de toute l’existence, une période d’ambivalence, de recher- che, d’expérimentation de son corps et du corps de l’autre. L’ouverture à l’altérité et l’amorce de la sexualité peuvent se révéler douloureuses, notamment pour ceux qui sont mal à l’aise dans leur genre, masculin ou féminin.

Pourquoi l’apparence compte-t-elle tant à cet âge ?

L’adolescent est conscient de vivre une étape intermédiaire dans la construction de l’adulte qu’il pressent en lui, mais qu’il cherche encore. Certains vont passer du temps devant le miroir à se scruter, d’autres vont focaliser sur un détail anatomique qui prendra une importance démesurée. D’autant que les seins qui poussent ou la voix qui mue sont parfois source de moquerie de la part de la fratrie. Les rougeurs, les gaucheries, les rires défensifs, la maladresse témoignent de la difficulté de l’ado à assumer la personne qu’il est devenu aux yeux des autres.

Et n’y a-t-il pas une surenchère de l’image aujourd’hui ?

L’image, en effet, n’est plus réservée au miroir de la salle de bains. Elle circule et se partage sur les réseaux sociaux, ce qui peut augmenter le malaise des jeunes et les confronter à une expérimentation permanente. Le modèle n’est plus l’adulte, et l’ado est extrêmement sensible à l’opi- nion de ses pairs. L’adolescent subit les transformations pubertaires sans pouvoir les contrôler, aussi la plupart de ses conduites, sur Internet et ailleurs, visent à reprendre un minimum

de contrôle sur ce corps qui lui échappe, dans l’espoir de le rendre digne du regard des autres

et du sien propre. Tatouage, piercing, maquillage, coupe et teinture de cheveux, multiplication

des selfies sont autant de tentatives en ce sens.

Y a-t-il un lien avec le fait qu’ils peuvent malmener leur corps ?

A un moment ou à un autre, un jeune sur cinq va adopter une conduite dite « à risque ». Il se jette contre le monde ou se fait du mal pour décharger les tensions. C’est une autre façon d’utiliser le corps comme outil d’expérimentation, un champ de bataille qui contribue à réparer l’estime de soi. Les ados mal dans leur peau ont plus encore besoin de s’accrocher à leur corps, puisque c’est le seul lieu de contrôle qu’ils peuvent avoir sur leur vie, un symbole concret et un miroir. Un recours pour s’agripper au réel et ne pas sombrer.

Les scarifications seraient le symptôme de ce champ de bataille ?

Oui, quand elles ont un caractère provisoire, ce qui est souvent le cas. En même temps, comme les tatouages, elles peuvent aussi constituer une forme de « résistance » politique, que ce soit au sein de la famille, dont les attentes écrasent, ou contre le modèle sociétal contraignant du corps objet. Le corps est la matière pre- mière de la fabrique d’identité. Il doit parfois se muer en ce champ de bataille pour accéder à soi ou se défaire de sa souffrance. La peau devient une frontière écorchée vive entre soi et le monde. Nombre de malaises psychosomatiques (mal de tête ou de ventre, douleurs articulaires, etc.) expriment aussi la même chose.

Et à travers le tatouage ou le piercing, quel message les ados envoient-ils aux parents ?

Signer son corps, c’est dire : « Mon corps n’est qu’à moi ! » C’est un signe d’affranchis- sement, une manière d’entrer dans son histoire personnelle. Les ados affirment ainsi leur volonté de disposer de leur corps, d’assumer leur style, et ainsi de rompre symboliquement les amarres avec le corps des parents. Ces pratiques donnent au jeune le sentiment d’avoir mûri en se coupant de l’enveloppe familiale, et même d’avoir ajouté un supplément de sens à sa vie. Le paraître est toujours une tentative de contrôle du for intérieur. Mais ce n’est pas une raison pour laisser son ado faire n’importe quoi. S’il veut, par exemple, se faire tatouer une mygale dans le cou, il faut lui expliquer que cela risque fort de compromettre ses futurs entretiens d’embauche !

N’est-ce pas aussi une façon de se faire remarquer par leurs pairs ?

Absolument. Les signes corporels présentent un mélange paradoxal : à la fois revendication d’originalité, de personnalité, et soumission aux attitudes conformes à sa classe d’âge. Signe de rébellion, marque d’autonomie, mais aussi sésame pour se faire admirer et accepter. Ils offrent une façon revendiquée de ne plus passer inaperçu, fondu dans la masse. Ils apportent du prestige, à une époque où le look est devenu une forme prépondérante de socialisation chez les jeunes. Une erreur de marque vestimentaire et les voilà qualifiés de « bouffons »… Ces éléments sont ainsi devenus l’emblème d’une génération et valent comme brevet d’intégration. Pour être soi, il faut être comme les autres, mais avec une différence minime.

Avec ou sans filtre

« J’aimerais avoir un ventre plus plat », déclare Lou, 15 ans, qui dit aussi être complexée parce qu’elle « trouve ses bras trop gros ». Dans une enquête menée par la marque Dove auprès de jeunes filles de 8 à 15 ans, près de la moitié d’entre elles veulent changer quelque chose à leur apparence. Les filtres numériques sur Snapchat ou Instagram encouragent cette tendance. Les applis de retouche corrigent les défauts des selfies… mais instaurent aussi une image idéalisée de soi-même qui rend d’autant plus difficile à supporter celle que l’on a dans la « vraie vie ». On assiste à une nouvelle tyrannie de visages standardisés. Le danger menace. Mais la résistance s’organise aussi chez des adolescents qui militent sur « Insta » pour le « no filter » !

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