Consommation recentrée sur le pays, tout-digital, produits accessibles sur place : la pandémie a précipité la mutation du marché du luxe. Dans ce nouvel écosystème florissant, les jeunes dictent la tendance. Un enjeu pour les marques internationales.
Depuis cinq ans, la mode a métamorphosé les rues de Shanghai : foule de jeunes gens au look branché, concept-stores avant-gardistes et enseignes de plus en plus sophistiquées témoignent d’une transformation de la consommation et du lifestyle à travers le pays. En 2020, le marché du luxe y a atteint une croissance record de 48 %… Une explosion due à la réactivité digitale des marques face au Covid et à la fermeture des boutiques, et à l’arrêt des voyages que la crise a provoqué, révélant une manne inédite de consommateurs locaux. «Par ailleurs, pour 2020, on prévoyait 200 millions de voyageurs chinois vers l’étranger, et tout s’est arrêté. Un contexte catastrophique, puisque le client chinois représente environ 50 % du chiffre d’affaires de la plupart des marques de luxe en Europe et aux États-Unis», assure Chloé Reuter, cofondatrice de l’agence de consulting Gusto Luxe.
De nouveaux consommateurs
Pour parer à la situation, les marques n’ont eu d’autres choix que de créer ou d’améliorer leurs outils digitaux. En Chine, le digital était déjà omniprésent au quotidien : la situation pandémique n’a fait qu’accélérer son influence. Les services en ligne se sont multipliés et améliorés grâce à une créativité redoutable. Les plateformes d’e-commerce comme le géant T-Mall, le live streaming, les pop-up en ligne et les miniprogrammes sur l’application WeChat connaissent depuis un succès qui ne cesse de s’accroître.
Un phénomène qui accorde une influence inédite aux jeunes consommateurs. «Ils sont très puissants dans l’écosystème digital, et influencent jusqu’à la clientèle même. Ils sont en avance», témoigne Emmanuelle Boutet, vice-présidente communication Louis Vuitton Chine. Directement impactés par la digitalisation, la génération Z et les millennials sont devenus les cibles privilégiées des marques.
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Ce sont des consommateurs qui se démarquent de leurs parents : ils possèdent un fort pouvoir d’achat, voyagent, sont curieux et connaissent les marques de luxe. Ils recherchent une forme d’authenticité et de personnalisation dans leurs achats. Cette jeune génération est aussi celle qui exprime la plus grande fierté d’être chinois, contrairement aux générations précédentes, et qui ose ainsi affirmer ses goûts et ses préférences sans se soumettre aux diktats des grandes marques.
Elle bouscule ainsi le marché du luxe, remettant en cause certains paramètres de notoriété et de désirabilité. Elle a grandi entourée par les enseignes étrangères, déjà implantées, sans différencier leurs provenances, leurs codes, ni les hiérarchies entre elles. Sa vision est plus horizontale. Ainsi, le premier rapport à la marque se fait via son image, ce qu’elle renvoie d’elle-même, et se joue d’abord sur Internet, et non en boutique. Les grandes marques jouent le jeu et vont chercher leurs égéries et ambassadeurs dans le monde des millennials (par exemple, des stars de la pop).
Le développement du digital a également révélé un nouveau marché en Chine, en touchant les villes secondaires et tertiaires. Avec son site e-commerce, Louis Vuitton livre dans 380 villes en Chine. «Les habitants de ces villes, toutes tranches d’âges confondues, sont aisés et ne voyagent presque pas, explique Ingrid Loubat, general manager de Tancho Consulting. Ils achètent énormément et principalement via les plateformes d’e-commerce.»
Un essor qui correspond aussi à un état d’esprit. Les codes du luxe en Chine diffèrent de ceux de l’Europe. «Ici, on n’achète pas un article de luxe seulement pour une occasion spéciale. Ce n’est pas quelque chose de sacré : on le porte tous les jours», témoigne Chloé Reuter. De plus, si consommer relève du patriotisme et participe d’un acte collectif, consommer du luxe signifie aussi fierté et réussite personnelle. «La France reste la référence n°1, c’est l’origine du luxe, une source de rêve», analyse Emmanuelle Boutet. Les grandes marques internationales, maisons françaises en tête, sont toujours en haut du podium (Chanel, Louis Vuitton, Hermès, Cartier, Dior) grâce à leur histoire et leur prestige. Mais elles évoluent désormais dans un marché de plus en plus compétitif.
Une approche subtile
S’adapter et séduire le marché chinois a toujours été une question complexe. S’approprier la culture locale est délicat, les scandales, nombreux. Et les consommateurs se montrent de plus en plus pointilleux sur les prises de position et l’éthique des marques. «Il faut être culturellement sensible, mais ne pas en faire trop… C’est loin d’être simple, il n’existe pas de formule exacte», analyse Antonia Chang, consultante lifestyle et mode luxe.
La concurrence est aussi compliquée à déterminer : «Les marques niches du monde entier et les marques chinoises indépendantes sont souvent oubliées par les grandes marques», explique Chloé Reuter. Le mix and match, très prisé en Chine, et la volatilité des jeunes générations brouillent le jeu. Même s’il n’y a pas (encore ?) de marque de luxe chinoise aussi puissante qu’une grande enseigne internationale, la compétition est palpable avec les marques locales, qui ont l’avantage de connaître parfaitement le marché. Des designers comme Angel Chen, Uma Wang ou Chen Peng, même s’ils ne brillent pas encore d’une aura au plan international, prennent de l’ampleur. «L’ensemble des designers chinois connaît une ascension fulgurante depuis l’année dernière. Les consommateurs sont restés sur place, ce qui a fortement contribué à mettre ces jeunes marques en lumière», témoigne Mia Xue, directrice d’Attila & Co., à Shanghai.
Cerner et toucher la génération Z et les millennials restent l’enjeu majeur, sans dissoudre l’image de la marque : «Il s’agit d’être visible mais de rester désirable», confie Emmanuelle Boutet. «Tout le monde essaie de comprendre comment ces générations fonctionnent, explique la consultante Ingrid Loubat. Elles suivent les influenceurs mais se font leurs propres opinions, ce qui conduit d’ailleurs à l’effondrement de certains influenceurs… C’est un cas unique dans le monde. Ces jeunes sont aisés depuis qu’ils sont nés, ils n’ont pas besoin de signifier aux autres qu’ils le sont… Ils ont moins ce besoin de “montrer” que leurs parents», complète Ingrid Loubat. Les marques du moment ? Balenciaga, Moncler, Gucci. Celles qui multiplient les collaborations avec d’autres domaines (le design, le pop-art, les jeux vidéo) et se différencient par leur créativité et leur dynamisme.
L’évolution des goûts
Le luxe est arrivé en Chine au cours des années 2000 mais il est, malgré son jeune âge, de plus en plus sophistiqué dans les mégalopoles du pays. Ce qui s’est construit sur plusieurs générations en France n’a demandé qu’une quinzaine d’années en Chine… «Les nouveaux riches des villes comme Shanghai étaient les premiers à avoir de l’argent, fortunes souvent amassées en l’espace de quelques années, notamment grâce à l’immobilier. Leurs goûts et modes de vie ont rapidement évolué, et aujourd’hui ils sont devenus extrêmement pontilleux», analyse Chloé Reuter. Dans ces villes, il n’est plus vraiment question de logomania ou de total looks. «Les couleurs ont aussi beaucoup évolué depuis les années 2000 grâce aux changements de style corporel : cheveux teints, lentilles oculaires, etc.»
Selon Emmanuelle Boutet, «c’est la Corée du Sud qui depuis cinq ans influence la mode, notamment avec le streetwear : des formes amples, confortables et non-genrées. Les références au monde de la musique, les influences ethniques sont aussi très en vogue.» Et aujourd’hui, le screenwear commence à percer : une mode qui doit être adaptée aux réseaux sociaux. «Désormais, la mentalité pour les vêtements c’est to be seen on screen : ils doivent pouvoir être parfaits à l’image, pour être partagés en ligne. Ce qui va probablement pousser les designers à travailler des formes sculpturales, introduire de nouvelles textures, dessiner de nouvelles formes… Revisiter l’alliance art et artisanat», prédit la consultante Antonia Chang.
Le duty free, nouveau hot spot chinois
Depuis 2015, l’ouverture de zones détaxées en Chine se multiplient, facilitant l’accès aux produits de luxe sans sortir du pays. En juillet 2020, la tendance s’est nettement accélérée, le gouvernement autorisant des dépenses à hauteur de 15.000 $ par personne/an (contre 5000 $ auparavant) dans les centres commerciaux détaxés de l’île de Hainan, destination touristique très en vue. Une accessibilité aux produits de luxe adaptée à la situation sanitaire actuelle, et qui vient contrecarrer le phénomène daigou (mandater des personnes pour acheter ces produits à l’étranger).
La joaillerie séduit, elle aussi, un public de plus en plus jeune et diversifié depuis ces trois dernières années. Un secteur démystifié, qui correspond à une image de la femme moderne et indépendante. Selon Christophe Artaux, CEO de la marque de joaillerie chinoise Qeelin, «l’accélération de la joaillerie sur le marché chinois vient de l’accession de nouvelles catégories de femmes, aux motivations différentes que par le passé. Aujourd’hui, la joaillerie est l’expression du style individuel des femmes, portée tous les jours, dans des configurations et des moments très différents.» Qeelin a choisi un positionnement particulier sur le segment de la joaillerie de luxe : allier le symbolisme chinois et la modernité, afin de «se reconnecter à l’identité chinoise à travers le contemporain». Un succès.
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