Le lundi 13 juillet au matin, sur sa page Facebook, Manuela Gretkowska, écrivaine et fondatrice du Parti des femmes, publie les photos de sa jolie maison, qu’elle met en vente. Elle quitte la Pologne. Comme elle, des millions de Polonais·es se sont réveillé·es avec la gueule de bois le 13 juillet dernier, lendemain du second tour de l’élection présidentielle.
Jusqu’au dernier sondage, ils ont voulu croire à l’élection de Rafal Trzaskowski, maire de Varsovie, contre le président sortant Andrzej Duda, représentant du parti Droit et justice (PiS), au pouvoir depuis cinq ans.
Menaces sur l’IVG en Pologne
Au café Etno, à deux pas du palais de la Culture, un gratte-ciel vestige de l’architecture soviétique, Urszula Grycuk, mine défaite, a commandé un jus frais pour se rebooster : « Je ressens de la colère, de la frustration, de la tristesse et de la peur, explique cette chargée du plaidoyer international à la Fédération pour les droits des femmes et le planning familial (Federa). Je refusais de croire au pire, eh bien ce sera pire. Duda n’est pas un leader autonome. Surnommé ‘le stylo’, il ne fait que signer ce que décide son parti qui a tout pouvoir au Parlement et qui est soutenu par les fondamentalistes. Depuis des années, ils jouent avec les femmes, nous sommes leurs marionnettes. On ne sait jamais ce qu’ils fomentent, leur stratégie étant de nous épuiser. Nous perdons notre énergie, notre motivation, sans soutien institutionnel, nous sommes en burn-out. »
Même sous le régime communiste, ma vie était plus enviable. (…) Je n’étais pas terrifiée à l’idée d’être envoyée en prison si je faisais une fausse couche.
Dernier coup fourré, en pleine pandémie du coronavirus, les 15 et 16 avril, la Diète polonaise a examiné en première lecture un projet de loi visant à l’interdiction quasi totale de l’IVG.
Autorisé et gratuit de 1956 à 1993, l’avortement en Pologne n’est depuis possible que dans trois circonstances : si la grossesse est le résultat d’un viol ou d’un inceste, si la vie de la mère est en danger ou si le fœtus présente des dommages irréversibles. C’est cette dernière disposition que le PiS voulait abroger. Or, plus de 98 % du millier d’avortements légaux pratiqués chaque année en Pologne le sont sous cette condition.
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« Duda a déclaré qu’il était fermement opposé à ‘l’avortement eugénique’, que tuer des enfants handicapés est un meurtre, et qu’il promulguerait cette loi si elle arrivait sur son bureau », poursuit, écœurée, Urszula Grycuk.
Malgré le confinement, beaucoup sont descendus dans la rue. Un air de bis repetita car ici, tout le monde a gardé en mémoire ce fameux « lundi noir » du 3 octobre 2016. Au pouvoir depuis un an, le PiS lançait alors son projet de loi « Stoppons l’avortement ».
Klementyna Suchanow, écrivaine qui n’appartenait à aucun mouvement associatif, a soudain pris conscience que sa fille, née en même temps que l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, n’aurait jamais les mêmes droits que les Françaises ou les Néerlandaises : « Même sous le régime communiste, jeune ado, ma vie était plus enviable que la sienne au XXIe siècle. Je pouvais obtenir la pilule et je n’étais pas terrifiée à l’idée d’être envoyée en prison si je faisais une fausse couche, soupçonnée d’avoir avorté. »
En l’espace d’une semaine, via Facebook, elle lance Strajk Kobiet (la grève des femmes). « Cela a été une avalanche. Dans tout le pays, des milliers de femmes ont organisé des ‘Czarny protests’, des manifestations massives, toutes vêtues de noir. »
Le gouvernement reculera et cette victoire marquera la naissance d’une nouvelle force sur la scène politique polonaise : celle de nombreuses organisations de femmes qui luttent pour la défense de la démocratie et le respect de leurs droits mais pas seulement. « Ce gouvernement a commencé par attaquer les femmes, une grave erreur qui a créé ce vaste mouvement, mais nous ne sommes pas leurs seules ennemies, les personnes LGBT(1) sont leur nouvelle cible… », alerte Klementyna Suchanow.
Montée des LGTBQ+phobies
Imaginez travers Jordanow, une ville de 5000 habitants dans le sud de la Pologne. Rien ne l’indique mais, comme plus de 80 municipalités, comtés et provinces, elle s’est déclarée « Zone libre de toute idéologie LGBT ». La voïvodie (région) de Petite-Pologne n’est pas réputée pour son ouverture d’esprit mais à Varsovie, où 74% des électeurs ont voté pour Rafal Trzaskowski, des tags homophobes ont aussi essaimé sur les murs de la ville.
Dans le quartier de Praga, un graffiti « Fuck the LGBT » pointait deux flèches sur la fenêtre d’un appartement en rez-de-chaussée où vit un couple gay avant que des citoyens solidaires ne le repeignent en « Respect the LGBT ». Mais à l’écoute de certains témoignages, il faudra se répéter comme un mantra « la Pologne est une démocratie au sein de l’Union européenne ».
Comme celui de Wanda Nowicka, députée de Silésie, une des fondatrices de Federa et présidente du groupe parlementaire pour les droits des femmes, qui confirme croiser dans sa région des camionnettes recouvertes de slogans à vomir : « L’idéologie LGBT enseigne la masturbation à nos enfants à 4 ans, le consentement sexuel à 6 ans et l’orgasme à 9 ans », avec des hautparleurs crachant leur haine homophobe.
« Avant, ils étaient devant les cliniques qui pratiquent l’IVG avec des images de fœtus sanglants ; aujourd’hui, ils prétendent lutter contre la pédophilie qu’ils amalgament à l’homosexualité. La campagne de Duda bâtie sur la peur des LGBT est dévastatrice. »
La Pologne n’a jamais assumé ce qu’elle a fait durant la guerre […] Cette haine collective est le résultat de ce traumatisme non-dit et aujourd’hui, c’est la communauté homosexuelle qui est visée
Avec des médias publics transformés en organes de propagande du pouvoir et une télévision privée très populaire, Trwam, qui appartient au prêtre Tadeusz Rydzyk, connu pour ses positions rigoristes et antisémites, la parole homophobe s’est libérée. « Beaucoup de mes amis gays ont préféré partir à l’étranger, déplore Urszula Grycuk. Le 20 juillet 2019, je suis allée à l’Equality march à Bialystok avec ma fille de 4 ans, on a dû se réfugier dans une voiture de police pour échapper à la violence indicible ! »
Une violence perpétrée par des ultranationalistes. Comme de nombreux activistes, elle dénonce une politique du bouc émissaire qui rappelle les heures les plus tragiques de la Pologne. « Il y avait 80% de Juifs à Bialystok, ma ville natale. La Pologne n’a jamais assumé ce qu’elle a fait durant la guerre, le peuple polonais refuse de reconnaître sa responsabilité, et ce gouvernement nous dit que nous sommes purs et transparents. Cette haine collective est le résultat de ce traumatisme non-dit et aujourd’hui, c’est la communauté homosexuelle qui est visée. »
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L’art comme résistance
Curateur d’art à la Gelria Labirynt De Lublin depuis dix ans, Waldemar Tatarczuk a eu un déclic le 27 janvier en écoutant le discours de Marian Turski, ancien déporté, prononcé pour les 75 ans de la libération du camp d’Auschwitz. « Il a dit : ‘Ne soyez pas indifférents’, et cette phrase limpide ne m’a plus lâché. »
Après avoir signé le 10 juin une « charte pour la famille », Andrzej Duda, alors candidat à sa réélection, enfonce le clou le 13 juin en affirmant que les LGBT « ne sont pas des personnes mais une idéologie » comparable à une « sorte de bolchevisme ».
Venu faire campagne à Lublin deux jours plus tard, il a dû affronter un comité d’accueil aux couleurs de l’arc-en-ciel. « Il y avait beaucoup d’ados avec des pancartes ‘Nous sommes des personnes, pas une idéologie’, raconte Alicja Sienkiewicz. À 19 ans, celle qui a organisé en 2018 la première Equality march de Lublin est déjà une activiste aguerrie et courageuse. Duda n’a pas voulu nous répondre, et quand je suis entrée dans la foule avec ma pancarte ‘L’homophobie tue’, j’ai été insultée et frappée sous les yeux de la police secrète qui n’a pas bougé. En Pologne, aucune loi ne punit les actes homophobes. »
Choqué, Waldemar Tatarczuk décide d’agir : « J’ai appelé de nombreux artistes. Une semaine plus tard, on inaugurait notre exposition ‘Nous sommes des personnes’, avec des œuvres venues de Pologne, de Serbie et de Biélorussie, et même une offerte par Gilbert & George, en soutien. »
L’art est vécu comme résistance dans un contexte où la censure est souterraine. « La censure, ici, ce n’est pas interdire une expo, explique le curateur d’art, c’est, comme pour ma galerie, de passer de 500.000 zlotys (113.000 euros) de subvention annuelle avant l’élection de Duda à… zéro ! »
Sur la photo ci-dessus : Karol Radziszewki, artiste et activiste queer, éditeur du magazine gay DIK fagazine
Subventions coupées
Dans son appartement lumineux où règnent en maîtres trois chats noirs, Kasia Adamik a posé sur une étagère les trophées remportés dans différents festivals. Pour ses séries diffusées sur HBO, Netflix, Amazon, ses films, dont Pokot, coréalisé avec sa mère la célèbre cinéaste Agnieszka Holland, récompensé à Berlin en 2017, et ceux de sa femme Olga Chajdas, elle aussi réalisatrice.
J’enrage contre ce gouvernement qui a ouvert la porte à la haine de l’autre
Après avoir vécu en France et à Los Angeles, Kasia est revenue en Pologne il y a quatorze ans. « J’y suis restée grâce au vent de changement porté par les gouvernements précédents, c’était une des démocraties les plus saines de l’Est. Le pays changeait vite, Varsovie aussi, c’était très excitant. On manifestait pour le droit à l’avortement, on se battait à forces égales. Aujourd’hui, c’est fini. Même si à Varsovie, Wroclaw et Gdansk, on est en bonne compagnie, partout ailleurs, c’est moins joli… Olga et moi, nous nous sentons comme des citoyennes de deuxième catégorie. J’enrage contre ce gouvernement qui a ouvert la porte à la haine de l’autre, recycle la propagande d’avant-guerre et tient des propos fascistes en toute impunité. »
Et si elle a pu jusqu’ici monter les films qu’elle voulait, elle sait pertinemment que le gouvernement rêve « d’un art patriotique et national avec l’idée de la grande Pologne ». « Sauf qu’il manque des artistes pour réaliser ce genre de films et le milieu du cinéma est très uni.
Mais il ne faut pas s’étonner qu’on coupe les subventions de festivals ou de galeries d’art du jour au lendemain quand notre ministre de la Culture, Piotr Glinski, s’était vanté de n’avoir jamais réussi à terminer un livre d’Olga Tokarczuk à l’annonce de son prix Nobel de littérature. Il n’aime pas le cinéma d’auteur, il ne le comprend pas, c’est un apparatchik qui répond à la ligne du PiS, son parti. »
Ici comme ailleurs, le meilleur moyen de faire taire les opposants est de les traîner en justice. Admirée pour ses films, Agnieszka Holland l’est aussi pour son engagement politique de longue date. « Comme d’autres avant elle, ma mère est poursuivie par l’institut Ordo Iuris pour avoir dit qu’ils étaient fachos, sourit Kasia Adamik. Bon, elle sera obligée de s’excuser… »
Sur la photo ci-dessus : Klementyna Suchanow
Une idéologie d’avant-guerre
L’institut Ordo Iuris, méconnu en France, est un lobby puissant cité dans tous nos entretiens dont l’agenda, via un réseau d’organisations ultraconservatrices, est d’instaurer des lois en accord avec les lois naturelles inspirées par l’Église.
« Je me suis battue contre eux dès leurs débuts, rappelle Wanda Nowicka. Très dangereux, ils sont aujourd’hui bien établis dans de nombreuses institutions jusqu’à notre Cour suprême. Et font désormais du lobbying au Conseil de l’Europe et aux Nations Unies. Ils fonctionnent comme une mafia. »
Et la députée de citer l’affaire qui a secoué l’université de Silésie, à Katowice, en mai dernier. Douze étudiant·es se sont plaint·es auprès du recteur de leur professeure de sociologie, une catholique radicale ouvertement homophobe. « L’université a porté l’affaire devant le procureur mais ce sont les étudiant·es qui se sont retrouvé·es au commissariat, interrogé·es sur leur position sur l’IVG par la police et des avocats d’Ordo Iuris ! Je les y avais accompagné·es, en état de choc. Le procureur a voulu clore l’affaire mais Ordo Iuris a fait appel, c’est dire leur puissance et leur pouvoir de nuisance. »
Dites-vous que cette infection idéologique, un jour, contaminera l’Allemagne et la France
Alicja Sienkiewicz, militante LGBT Klementyna Suchanow, qui vient de publier To jest wojna(2) (« C’est la guerre »), un livre d’investigation sur les mouvements des femmes et les fondamentalistes, n’a pas d’illusions mais une certitude : « La Pologne est le principal champ de bataille parce qu’elle fait partie de l’Europe et qu’elle est la plus catholique. Le peuple polonais n’est pas conservateur par nature, c’est une guerre géopolitique menée pour créer des divisions au sein de l’Europe. On sait que le Kremlin finance Ordo Iuris et fait tout pour affaiblir l’Union européenne afin de lever les sanctions qui pèsent sur la Russie depuis la guerre en Ukraine déclenchée en 2014. Si vous refusez de voir ce qui se passe avec les femmes et les LGBT ici, en Croatie, en Hongrie, en Slovaquie, dites-vous que cette infection idéologique, un jour, contaminera l’Allemagne et la France. »
Nous aurons été prévenues.
1. En Pologne, le sigle LGBT inclut toutes les minorités sexuelles.
2. Éd. Wydawnictwo Agora, non traduit.
Sur la photo ci-dessus : Urszula Grycuk
Cet article est initialement paru dans le n° 817 de Marie Claire, daté d’octobre 2020
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