Culturebox : Le prix France Musique – Sacem de la musique de films a récompensé Anne Dudley, compositrice de la musique d’ »Elle » de Paul Verhoeven. Pourquoi ce choix et qui est Anne Dudley ?
Thierry Jousse : Comme pour tout jury, cette récompense est le fruit d‘une discussion, parfois contradictoire. Il y avait deux ou trois films qui auraient mérité ce prix. Ce qui a joué dans sa faveur, c’est que « Elle » était plus apprécié que les autres films. Et comme chaque année, les membres du jury se posent toujours la même question : « est-ce qu’il faut juger la musique dans le film ou la musique en soit ? » C’est toujours un mixe entre les deux. Là, les deux fonctionnaient.
Quant à Anne Dudley, c’est une compositrice anglaise qui, comme beaucoup de compositeurs pour le cinéma, vient de la Pop. Elle a été membre du groupe des années 80 Art of Noize. Puis elle a bifurqué, grâce à son bagage technique, vers la musique de film. Elle a même reçu un Oscar pour la musique de « The Full Monty » (1997), donc ce n’est pas une débutante. Elle avait aussi signé la musique du film précédent de Paul Verhoeven, « Black Book « .
Culturebox : C’est la deuxième année consécutive qu’une compositrice obtient ce prix. Quelle est la place des femmes dans ce domaine, plutôt masculin a priori ?
T. J. : Oui, c’est un hasard, hormis la qualité de l’œuvre. Il est vrai que ce n’est pas une activité très féminisée, même si en France, il y a plus d’ouverture, par rapport aux autres pays, dans tous les domaines du cinéma d’ailleurs. Mais ce prix n’est pas le résultat d’une question de quota, dont on parle beaucoup en ce moment, C’est lié à une partition. On évalue la qualité, le talent, donc ce n’est pas dû au fait qu’elle est une femme.
Il y a de toute façon peu de compositrices. Parmi elle, je pense tout de même à Rachel Portman (« Oliver Twist » de Polanski), à Béatrice Thiriet, en France, qui travaille régulièrement, souvent avec Pascale Ferrand ; parmi les nouvelles venues, Mica Lévy me vient à l’esprit. Elle vient de la culture DJ, est également anglaise, mais a aussi reçu une culture « savante « . Elle a écrit la musique d’ « Under the Skin » (2013) et « Jackie » (2017) de Pablo Larrain avec une très belle partition pour cordes… Mais c’est comme dans toute la musique, on ne peut pas dire qu’il y a beaucoup de compositrices. En même temps il n’y a pas de raisons objective à ce constat.
Culturebox : Qu’est-ce qui fait la particularité d’une musique de films ? Puisque l’on ne peut pas parler d’un genre, c’est tellement vaste et divers. De plus, les compositeurs n’ont pas forcément vu le film avant d’écrire, voire ont eu une influence sur la forme du film lui-même. Comme Michel Legrand pour « L’Affaire Thomas Crown » (1968) qui a donné la clé à son réalisateur Norman Jewison pour le construire sur la table de montage, à partir de sa partition, remarquable par ailleurs.
T. J. : Vaste question. Car il y des styles très variés qui recoupent diverses époques. Il y a celle, un peu dominante, dans le style hollywoodien classique, très orchestrale, avec des inspirations postromantiques, des emprunts à Wagner, Mahler, Bruckner et autres. Mais cela serait ridicule de réduire la musique de films à cela. Même si dans l’esprit des spectateurs, la musique de films est avant tout orchestrale, type « Star Wars », pour aller vite. Après, il y a Ennio Morricone qui a un peu bousculé les normes, avec l’introduction d’orchestrations plus colorées, qui sortent du champ symphonique, avec guitare, accordéon, harmonica, flûte de pan…
Pour moi, une musique de film est une musique appliquée à un objet, comme on parle d’Arts appliqués dans les Arts plastiques. Il y a une commande, donc cela doit nécessiter une compréhension du cinéma. Comme Philippe Sarde (« Les Choses de la vie », « Tess », « Fort Sagane »…) par exemple qui a cette approche intime du cinéma. Bernard Hermann (« Sueurs froides », « Psychose », « Taxi Driver »…) l’avait aussi.
Mais on s’aperçoit très vite qu’une musique de films peut aller dans des directions très variées, en termes d’instrumentation, de style, cest ce qui la rend très attrayante. Avec des périodes extrêmement reconnaissables, comme la musique italienne des années 60-70 par exemple, reconnaissable entre toutes.
Et puis, il y a ce côté très spécialisé, comparable à une confrérie d’amateurs de musique de films, un peu avertis. En même temps des musiques sont restées dans l’imaginaire collectif. L’on se rappelle parfois un film grâce à sa musique, comme si elle en était la clé. Je pense au « Parrain » entre-autres. Dès que l’on entend les premières notes de Nino Rota, on voit Marlon Brando en Don Corleone.
C’est difficile de définir ce qu’est la musique de film, parce qu’elle part dans tous les sens…
Culturebox : Comment expliquez-vous que depuis une bonne dizaine d’années s’est développé en France un intérêt grandissant pour la musique de films ? Avec la multiplication des ciné-concerts, la venue de compositeurs sur scène, des hommages avec grands orchestres, plusieurs festivals, et qui font à chaque fois salle comble ?
T. J. : Il y a deux facteurs. D’abord, c’est un phénomène anglo-saxon, parce qu’il y a là-bas une culture de la musique de films plus développée, plus ancrée, depuis plus longtemps. Hollywood a toujours investi dans ce domaine beaucoup d’argent, ce qui n’est pas à négliger. Cela reflète un besoin de musique plus important dans le cinéma américain qu’en France ou en Europe en général. Ensuite, en France notamment, on commence à reconnaître que la musique de films a engendré des compositeurs importants, majeurs du XXe siècle. Nino Rota, Bernard Hermann, Ennio Morricone, sont en soit des compositeurs importants, qui ont écrit par ailleurs des compositions hors de ce cursus, et auxquels le cinéma a donné une visibilité.
Quand je dis cela, je pense à Antoine Duhamel, qui a beaucoup composé pour Truffaut. Un compositeur important et qui disait avoir beaucoup souffert d’un manque de reconnaissance en France, alors qu’il est de la génération de Boulez. Il n’est pas passé par la case variété comme un Michel Legrand, c’est un compositeur pur et dur. En France, on faisait vraiment la différence entre la musique sérieuse et la musique populaire. La musique de films n’était pas considérée comme de la musique sérieuse. Tout cela a volé en éclats avec le temps, ce qui conduit aujourd’hui, à l’apparition d’un nouveau public. Mais cela marche surtout sur des films qui ont connu un grand succès au box-office. Ce sont aussi des films sur lesquels il y a beaucoup de musique, les autres s’y prêtant moins.
Enfin, je pense que puisque nous sommes dans un monde de plus en plus immatériel, de plus en plus virtuel, voir un film avec sa musique jouée en direct avec orchestre constitue un spectacle en soit. Il en ressort quelque chose de concret, une véracité, de plus en plus rare dans notre rapport à la culture, notamment musicale et cinématographique.
Culturebox : Les critiques de films font rarement référence à la musique, pourquoi à votre avis ?
T. J. : J’irai même plus loin. S’ils s’y réfèrent c’est le plus souvent pour la dénigrer, ou dire qu’il y en a trop, jamais pour la valoriser. Alors qu’à mon sens elle fait entièrement partie de la mise en scène voulue par le cinéaste. Il y a des réalisateurs comme Wes Anderson, Won Kar Wai qui utilisent des musiques préexistantes en les mêlant à des musiques originales, ce qui participe de l’émotion de leurs films. Donc, oui, c’est très dommage que cette dimension soit négligée. Mais cela recoupe une relative méconnaissance, voire une distance, parfois du mépris, et par rapport à une certaine génération, une négation au regard d’une musique dite « savante ».
Culturebox : Les compositeurs français tiennent une place importante dans la musique de films, jusqu’à l’international. Comme Maurice Jarre (« Lawrence d’Arabie », « Docteur Jivago »…), Michel Legrand (« L’Affaire Thomas Crown », « Un été 42″…), Francis Lai a été oscarisé pour « Love Story » (1968), aujourd’hui Alexandre Desplat (« Harry Potter », « The Tree of Life »…) tient le haut du pavé. Comment interprétez-vous cette constance, la persistance de cette présence française dans la musique de films ? Au passage, la première musique originale de films a été composée en 1908 par Camille Saint-Saëns, pour « L’Assassinat du duc de Guise ».
T. J. : Oui, il y a une sorte d’école française qui a commencé avec sans doute Saint-Saëns, mais surtout Maurice Jaubert qui dans les années 30 a travaillé avec Carné, Duvivier, Jean Vigo et qui a été une sorte de théoricien. Au fond, la différence entre la musique française et hollywoodienne, qui seraient les deux grands courants même s’il y en a d’autres, c’est qu’en France on utilise la musique de façon plus discrète, plus parcimonieuse, alors que chez les Américains il faut beaucoup de musique, sur pratiquement tout le film, et cela depuis le début d’Hollywood.
Mais comme dit Alexandre Desplat, « ce sont eux qui sont venus me chercher, ce n’était pas mon objectif de travailler pour Hollywood ». Parce qu’il y a une petite touche européenne dans cette musique.
Ce que j’ai tendance à penser, c’est que l’approche française est plus impressionniste, plus intérieure, alors que les Américains auraient une conception plus tonitruante, donc plus expressionniste. Evidemment, l’on reste dans des généralités, il y a beaucoup de contre-exemples.
Cela vient aussi des racines. La musique américaine vient d’une tradition postromantique, alors que la française prend plus racine chez Ravel ou Debussy. Maurice Jaubert était un ami de Ravel, il y a vraiment ce lien qui demeure, même de manière inconsciente.
La prochaine émission (samedi 4/11/2017) est consacrée aux rapports entre Roman Polanski et la musique, qui sont très riches et importants, Polanski ayant une très forte sensibilité musicale. Ce choix recoupe la sortie de son nouveau film, « D’après une histoire vraie », dont la musique est signée Alexandre Desplat, qui a déjà composé pour lui. C’est aussi à l’occasion de sa rétrospective à la Cinémathèque. Prochainement il y aura un spécial « Star Wars ».
Source: Lire L’Article Complet