Ce moment, Donna Rotunno l’attendait depuis des mois. Le 23 janvier, à la Cour suprême de New York (Etats-Unis), l’avocate s’approche de la barre pour un contre-interrogatoire décisif, le premier d’un procès hors-norme. Derrière d’épaisses lunettes noires de créateur, elle articule ses questions, d’une voix posée, confiante. Face à elle, l’actrice Annabella Sciorra vient de livrer le témoignage clinique, glaçant de son viol, 27 ans plus tôt. A sa gauche, Harvey Weinstein, son client, jugé pour viols et agressions sexuelles. L’avocate hausse le ton.
« Vous avez tenté de le griffer, de le blesser aux yeux ? Vous avez crié ?
– Oui.
– Vous avez continué de crier ? (…) Quand il est parti, vous êtes allée voir le portier ?
– Non, je me suis évanouie
– Quand vous vous êtes réveillée, vous êtes allée voir la police ? Vous êtes allée à l’hôpital ? »
Donna Rotunno veut tailler en pièces le témoignage de l’actrice. L’avocate de 44 ans a lié sa carrière et son destin à celui d’hommes accusés de harcèlement et d’agressions sexuelles. Certaines femmes, l’entendant dire qu’Harvey Weinstein est innocent et que #MeToo est un mouvement « dangereux », estiment qu’elle est une « traître à son genre ». Portrait de celle qui tient l’un des premiers rôles au procès du producteur déchu, alors que les plaidoiries finales sont attendues jeudi 13 février.
Défendre « l’indéfendable »
A l’entrée du luxueux hôtel où elle nous a donné rendez-vous quelques jours plus tard, Donna Rotunno montre un tout autre visage. La quadragénaire à l’allure impeccable s’excuse, tout sourire, de ne porter ni talon ni maquillage, en ce jour de repos. « Je le fais toute la semaine ! », plaisante-t-elle.
Depuis un mois, l’avocate originaire de Chicago ne quitte plus Manhattan. Ce dimanche-là, elle a déjà eu « à plusieurs reprises » Harvey Weinstein au téléphone. Son procès, historique, captive tous les médias. Ses interrogatoires coriaces aussi. « Il y a un projecteur mondial qui est braqué sur moi, résume Donna Rotunno. Je ne fais pas trop attention au bruit ambiant, mais une part de moi est très heureuse que ce procès ait lieu ici et pas chez moi, à Chicago. Mes proches ne sont pas menacés. » Cette native de l’Illinois partage une pensée pour sa famille, « d’un grand soutien » pour sa vocation.
Hormis un grand-père policier, le droit n’est pas inscrit dans l’ADN des Rotunno. L’avocate, née à Wheaton, en banlieue proche de Chicago, est la fille d’un entrepreneur et d’une professeure des écoles. Son intérêt pour la loi, raconte-t-elle, est né avec une série américaine des années 1970, The Paper Chase. « J’avais cinq ans. La série parlait d’une faculté de droit, cela m’a intriguée », se remémore Donna Rotunno. De la maternelle au lycée, l’idée est restée.
Après l’université catholique et la faculté de droit, l’Américaine débute au bureau du procureur du comté. Six années passent, puis Donna Rotunno passe « de l’autre côté », celui de la défense. A 29 ans, elle ouvre son propre cabinet d’avocats à Chicago. David Gaeger, alors jeune avocat, la rejoint au printemps 2010. « Elle était jeune, une femme dans un milieu dominé par les hommes, se souvient-il. Elle avait déjà plusieurs centaines de clients à son actif. »
J’ai cette flamme qui m’anime pour défendre des personnes qui se retrouvent dans des positions indéfendables.Donna Rotunno, avocate d’Harvey Weinsteinà franceinfo
Meurtres, affaires de drogue… Dans la région de Chicago, « nous avons tout fait », se félicite David Gaeger. Surtout des affaires de violences sexuelles. Son premier procès du genre « était celui d’un joueur de football » en 2011, se rappelle Donna Rotunno. Demarco Whitley, 19 ans, était jugé pour le viol d’une adolescente de 15 ans. Il a été condamné à 16 ans de prison. Depuis, l’avocate « pense tout le temps à ce dossier ». Elle garde une photo de lui dans son bureau. « J’ai perdu cette affaire d’agression sexuelle, convient-elle, mais je n’en ai perdu aucune autre. » Zéro, sur une quarantaine de dossiers.
Le « bouledogue des salles d’audience »
Un ami d’Harvey Weinstein l’appelle au printemps 2019. « Nous étions au tribunal ce jour-là, se remémore David Gaeger. Quand nous sommes rentrés au cabinet, un message avait été laissé, un client majeur venait d’appeler. » Ce proche de l’ancien magnat du cinéma propose à Donna Rotunno de défendre, à New York, celui qu’une centaine de femmes accusent de harcèlement et violences sexuelles. « J’étais évidemment intéressée », lâche l’avocate. Sa seule hésitation ? « Le fait que ma famille subisse la même surveillance que moi. »
Cet appel n’est « pas une surprise ». En 15 ans d’exercice, l’avocate a forgé sa solide réputation en défendant des hommes accusés de violences sexuelles. « Nous ne sommes pas très nombreuses à faire ça dans le pays », convient volontiers Donna Rotunno. Interrogée sur ce choix de carrière, elle explique : « C’est arrivé un peu par accident. J’ai commencé à être engagée pour des affaires d’agressions sexuelles. Au fil de mes réussites, j’ai reçu de plus en plus d’appels de ce type. » L’« accident » n’en est pas totalement un : Donna Rotunno a développé une passion pour ces dossiers.
Souvent, dans ces affaires, les personnes se connaissent, elles ont eu une relation. Il y a de nombreuses zones grises. Décortiquer leurs relations est particulièrement intéressant.Donna Rotunnoà franceinfo
Être une femme et défendre ces hommes n’est, à ses yeux, pas un problème. C’est même un atout, elle en est convaincue : en matière de crimes sexuels, une femme interrogeant une femme sera toujours mieux perçue par un jury populaire. Dans cet exercice du contre-interrogatoire, Donna Rotunno excelle. Ce qui lui a valu le surnom de « bouledogue en salle d’audience », selon le New York Times*. Elle n’hésite pas à renverser les responsabilités. Ainsi, selon elle, Harvey Weinstein ne serait pas tant coupable d’agressions que victime des manipulations des femmes. Pour l’avocate, toujours, toutes les relations entre le producteur et ces femmes étaient d’ailleurs consenties.
Démonstration, en salle d’audience, face à Jessica Mann, l’une des deux plaignantes : « Vous avez manipulé M. Weinstein chaque fois que vous l’avez vu, n’est-ce pas ? (…) Vous le manipuliez pour être invitée à des soirées chics, pour bénéficier de son pouvoir, n’est-ce pas ? » Une manière d’insister sur la relation que la victime a entretenue avec Harvey Weinstein, après le viol dont elle l’accuse. La jeune femme a bien tenté d’évoquer une relation « dégradante » avec le producteur, avant d’être prise d’une crise de panique, raconte The Guardian*.
Il faut vraiment voir ses contre-interrogatoires. Ils sont agressifs et extrêmement détaillés. Elle a cette manière de déconstruire les détails d’un témoignage. C’est un talent, une aptitude naturelle.David Gaeger, collègue de Donna Rotunnoà franceinfo
C’est aussi beaucoup de travail. David Gaeger garde un vif souvenir de la défense d’Elhadji « Haj » Gueye, un créateur de mode accusé de viol à Chicago, en 2013. Avec Donna Rotunno, « nous avons passé un temps fou sur ce dossier, des week-ends entiers dans la boutique de notre client à revoir encore et encore son témoignage ». L’avocat souligne « l’assiduité » de Donna Rotunno, sa préparation sans faille au procès. « Nous avons démonté ce dossier de manière méthodique et chirurgicale », se souvient-il.
« Je ne me mettrais jamais dans une telle position »
A l’heure de #MeToo, cette stratégie de défense passe mal. Invitée du podcast The Daily* du New York Times, Donna Rotunno a provoqué une vive polémique. Alors que l’interview touchait à sa fin, la journaliste Megan Twohey, qui a enquêté sur Harvey Weinstein, a glissé une dernière question à l’avocate.
« Avez-vous déjà été agressée sexuellement ?
– Non, jamais. Parce que je ne me mettrais jamais dans une telle position. »
La plus grande organisation américaine de lutte contre les violences sexuelles, RAINN, s’est empressée de condamner ces propos*, les qualifiant d’« excuses égoïstes pour les crimes commis par les violeurs ». Plusieurs victimes d’Harvey Weinstein ont aussi réagi. « Les médias doivent cesser de lui donner une tribune pour diffuser ses tactiques ignobles, dépassées et fainéantes visant à charger les victimes », a déclaré Sarah Ann Masse, auprès de The Independent*. Même réaction de Caitlin Dulany à franceinfo : « Cela n’a rien à voir avec des circonstances. Aucune d’entre nous ne s’est mise dans la ‘position’ d’être agressée. »
Ce commentaire est ridicule (…) presque incompréhensible. Les femmes agressées par Harvey Weinstein n’ont pas eu le choix. Je n’ai pas eu le choix.Caitlin Dulany, l’une des femmes accusant Harvey Weinsteinà franceinfo
Depuis qu’elle défend Harvey Weinstein, l’avocate multiplie les attaques contre #MeToo, dans les médias. Le mouvement, dit-elle auprès du Chicago Magazine*, a causé « une ère de condamnations basées sur des allégations ». Et d’ajouter, auprès d’ABC* : « Si vous ne voulez pas être une victime, n’allez pas dans cette chambre d’hôtel ». L’ancien producteur est pourtant accusé d’être entré de force, à plusieurs reprises, dans les chambres des victimes.
Interrogée par franceinfo, Donna Rotunno le maintient : si le mouvement #MeToo a des conséquences positives, il « retire à des personnes leurs droits à un procès en bonne et due forme, la présomption de leur innocence ». L’époque place, selon elle, les femmes « dans un statut de victime ». « Je pense que c’est très triste », défend l’Américaine.
L’avocate, qui s’imagine en « féministe ultime », appelle ainsi les femmes « à reprendre le pouvoir ». « Cette culture ne changera pas tant qu’une femme acceptera encore d’aller dans une chambre d’hôtel pour avoir un rôle », défend l’avocate. « Je veux que ces femmes disent : ‘je vais cesser d’avoir ce comportement' ». Donna Rotunno se garde bien de pointer le comportement – et la responsabilité – des hommes puissants qui les y invitent.
*L’ensemble de ces liens sont en anglais.
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