« On ne peut pas dire que c’est un bourreau de travail, surtout pour les tâches de routine. Il dispose d’un indéniable pouvoir de concentration, mais uniquement quand il le décide. Il est courageux, discret, charmant. Accoutumé à un certain train de vie, il dépense sans compter. Il recherche tout particulièrement la compagnie de jeunes femmes, et conquiert facilement des maîtresses où qu’il se trouve sur le globe. » James Bond ? Non, cette description est extraite de la fiche du MI5 consacrée à Dusko Popov, un agent double serbe – ou plutôt austro-hongrois quand il a vu le jour au début du XXe siècle – recruté par les Nazis avant d’offrir ses services aux Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. A l’occasion de la sortie du nouvel opus des aventures de 007, Mourir peut attendre, mercredi 6 octobre, retour sur cet espion haut en couleur qui a laissé dire qu’il avait inspiré Ian Fleming.

Bons baisers d’Estoril

Eté 1941, dans la petite ville portugaise d’Estoril, à un jet de pierre de Lisbonne. Le Portugal, un des rares pays d’Europe à ne pas prendre part au conflit, est devenu le carrefour de l’espionnage européen. Ce n’est pas comme si on jouait à cache-cache. Les espions de l’Axe descendent à l’hôtel Atlantico – rien d’étonnant, le patron est allemand –, les agents alliés au Palacio, avec ses chambres spacieuses, son bar et sa salle de casino où on peut flamber des fortunes en un claquement de doigts au milieu de messieurs en smoking et de dames aux toilettes élégantes. Un soir, Dusko Popov y pénètre avec 38 000 dollars de l’époque en poche (facilement 600 000 euros d’aujourd’hui). Ce n’est pas son argent, il vient d’aller échanger de fausses livres sterling que lui a fournies le MI5 pour de vrais dollars chez son supérieur de l’Abwehr, les renseignements de l’armée allemande. « Je le gardais dans la poche portefeuille de ma veste, déposer tout cet argent dans le coffre de l’hôtel aurait attiré l’attention », écrira-t-il dans ses mémoires intitulées Spy/Counterspy. Quand on reprend le déroulé de la soirée, la discrétion n’était pas la préoccupation première de Popov…

De l’autre côté de la table de baccara, la bête noire personnelle de Popov, un Néerlandais juif baptisé Bloch, qui fanfaronne et clame à qui veut l’entendre : « La banque est ouverte, la banque est ouverte ! » Popov le fixe, balance la liasse de billets sur la table et mise tout l’argent de ses frais de mission sur un coup de tête. Le brouhaha s’arrête d’un coup. Même dans cet ilôt doré en plein conflit mondial, la somme est considérable. Dans un coin de la salle, debout, raide comme un i dans son smoking amidonné, Ian Fleming blêmit. Celui qui n’est encore qu’un gradé du service de contre-espionnage naval britannique se trouve précisément dans cet hôtel pour surveiller l’argent et accessoirement Popov. « Son visage était devenu verdâtre », décrit avec jubilation Popov dans ses mémoires. Personne ne peut suivre, pas même Bloch, qui se retire du jeu la tête basse. Popov reprend son argent, prolonge un peu son cinéma auprès du croupier, qui a refusé de prêter de l’argent à Bloch : « C’est une honte, que vont penser les joueurs sérieux ! » 

Ça vous rappelle la scène inaugurale de Casino Royale avec Le Chiffre à la place de Bloch et James Bond dans le rôle de Popov ? Le Yougoslave reviendra plus tard sur cet épisode : « Je ne sais pas ce qui m’a pris. Peut-être que je voulais juste secouer Fleming… » Rien que pour les yeux du futur romancier britannique ? Outre la scène du casino, plusieurs traits caractéristiques de Popov se retrouvent dans la personnalité de James Bond. Prenez son nom de code aux services secrets de Sa Majesté, « Tricycle », qui viendrait du fait qu’il se déplace rarement sans une jolie femme à chaque bras.

Quand il publie son autobiographie, en 1974, Popov se livre et laisse courir la légende. « Un James Bond de chair et d’os ne survivrait pas plus de 48 heures », écrit-il, blasé. Plus loin, il joue les faux modestes : « Je connaissais assez bien Ian Fleming. Comme il l’a déclaré il y a quelques années, dans une interview, tout est est vraiment très exagéré. Il a copié mes manières si vous voulez. Evidemment, il devait prendre un héros comme modèle. On ne peut pas imaginer James Bond inspiré par un plongeur de restaurant. » N’empêche, la presse fait ses choux gras de cette histoire trop belle pour être vraie. Le Figaro ira jusqu’à titrer : « James Bond existe, il s’appelle Popov ».

Mensongèrement vôtre

Voilà pour la légende. Parce qu’à interroger les spécialistes de Ian Fleming, les Jamesbondologues et les mordus d’espionnage au Portugal pendant la Seconde Guerre mondiale, l’histoire est un peu plus compliquée que le roman brodé par Popov. « On n’est même pas sûrs que Fleming et Popov étaient ensemble ce fameux soir d’août au casino, avance Dejan Tiago-Stankovic, qui a creusé la question pour son roman Estoril. Les dates de leurs séjours se chevauchent, mais ça ne veut pas dire qu’ils se sont croisés et que la fameuse scène a vraiment eu lieu. » L’avocat américain Larry Loftis a interrogé le personnel de l’hôtel Palacio à la recherche d’anecdotes qui s’y seraient déroulées pour son livre Into the Lion Mouth : si la table de Ian Fleming dans le bar attenant au casino est entrée dans la légende, s’il est avéré que Popov recevait des messages de l’Abwehr via les numéros joués par l’assistante de son chef à la roulette, ce ne sont là que des indices indirects. Et vu l’âge des derniers témoins encore en vie, il y a des chances qu’on ne connaisse jamais le fin mot de l’histoire.

Ian Fleming, mort prématurément en 1964 d’une vie à fumer une soixantaine de cigarettes par jour et à boire comme son héros, n’a jamais vraiment donné sa version des faits. L’ancien espion s’est ingénié à brouiller les pistes. Tantôt ce serait lui qui aurait été séché en trois mises par un espion nazi à la table du casino du Palacio, tantôt l’histoire lui aurait été soufflée par un certain Ralph Izzard, qui tapait le carton contre les affidés des verts-de-gris à Pernambuco, au Brésil. A la décharge de Fleming, il n’avait pas vraiment le choix : l’Official Secrets Act punissait lourdement tout ancien agent qui divulguait des secrets liés aux opérations d’espionnage. « Dix ans seulement après la Seconde Guerre mondiale, l’action pure était la seule manière d’aborder le renseignement dans la fiction », renchérit Christian Destremau, auteur d’une biographie de Fleming intitulée Les Vies secrètes du créateur de James Bond. Guerre froide oblige. Il faudra attendre la publication des mémoires de l’ancien ponte du contre-espionnage John Cecil Masterman, The Double-Cross System, en 1972 (auprès d’une maison d’édition américaine, ce qui est tout sauf anodin), pour que l’étau se desserre un peu.

Dusko Popov s’engouffrera dans la brèche deux ans plus tard avec son propre ouvrage. « C’était un as du marketing, sourit Dejan Tiago-Stankovic. Vu son train de vie, il avait toujours besoin d’argent. Quand il a quitté précipitamment le Portugal en 1941, il a laissé de sacrées ardoises. » Quitte à surjouer l’inspiration de James Bond et à prendre quelques petits arrangements avec la réalité ? Il semble bien qu’une des révélations fracassantes de son livre, le fait qu’il ait livré sur un plateau aux Américains l’attaque japonaise de Pearl Harbour, soit très largement exagérée. Selon l’historien Nigel West, auteur de Seven Spies Who Changed The World, les Allemands, la source de Popov, n’étaient pas informés des plans des amiraux japonais et aucune source américaine ne se souvient avoir vu Pearl Harbour dans la masse de renseignements proposés par l’agent double, dont la conversation avec John Edgar Hoover, le tout-puissant patron du FBI, tournera au vinaigre. 

Un Bond ne suffit pas

A l’appui de ceux qui doutent, les Flemingologues distingués soulignent que l’ex-agent britannique devenu romancier trois mois par an dans sa luxueuse villa en Jamaïque n’a pas semé beaucoup d’indices dans sa prose. « Ian Fleming a étoffé le personnage au fur et à mesure des romans, abonde Guillaume Evin, auteur de l’essai Il était une fois James Bond. Il avait bien compris que plus il enserrait le personnage dans un carcan, moins les gens pouvaient se projeter en lui. » Au détour d’une phrase de Casino Royale, le lecteur était invité à se le représenter sous les traits du musicien (oublié aujourd’hui) Hoagy Carmichael. Qui mis à part des cheveux gominés en arrière – la grande mode à l’époque – ne présente qu’un air de ressemblance assez lointain avec Dusko Popov. Quand le Daily Express le consulte pour adapter James Bond en bande dessinée, le croquis envoyé par Fleming tient plus du crooner de charme que de l’espion yougoslave, relève le site Literary007, images à l’appui.

Le romancier britannique affine son personnage au fil des pages. « Il a attendu le choix de Sean Connery pour incarner 007 sur grand écran pour lui ajouter une ascendance écossaise », illustre Guillaume Evin, qui signe aussi le livre Bond, la légende en 25 films. Ce n’est que dans Bons baisers de Russie, le cinquième roman, qu’il glisse une fiche de renseignements soviétiques sur 007, où l’on apprend que l’agent mesure 1,83 m pour 76 kg. « Dusko Popov n’est selon moi qu’une inspiration parmi d’autres pour le personnage, insiste Guillaume Evin. A commencer par Ian Fleming lui-même, pour qui Bond est aussi un double fantasmé. » Le biographe de Fleming, Christian Destremau, abonde : « James Bond est un homme d’action pur, d’inspiration assez américaine, Popov, un mythomane qui grenouillait entre les différents camps. Bond est d’une loyauté sans faille à son pays, et contrairement à Popov, tue pour son pays. » Autre point à souligner, le Yougoslave se déplace systématiquement sans arme, ce qui ne viendrait jamais à l’esprit de 007. On a connu modèle plus ressemblant à son double de papier…

Pour Ian Fleming, Dusko Popov n’est même pas l’archétype de l’agent secret de la Seconde Guerre mondiale. Dans la préface d’un livre, le romancier reconnaît que « le vrai agent secret, c’est William Stephenson », un agent amateur de Martini (mais l’histoire ne précise pas s’ils sont à la cuillère ou au shaker), qui héritera du surnom bien mérité d' »Intrépide ». Dusko Popov n’avait même pas un côté précurseur auprès de Ian Fleming. L’espion flambeur et séducteur, le romancier en avait déjà tâté auprès du Canadien Conrad O’Brien-ffrench une décennie plus tôt, lors d’un séjour à rallonge dans la station autrichienne de Kitzbühl, raconte The Globe and Mail. Ni O’Brien-ffrench, ni Stephenson, discrets dans les médias, n’ont jamais revendiqué leur part du gâteau. De quoi les envoyer aux oubliettes de l’histoire. Contrairement à Popov, qui a passé l’arme à gauche en 1981, mais toujours dans l’actualité. On ne vit que deux fois quand on est un espion un tantinet bling-bling, avait prévenu Ian Fleming…

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