Annie Ernaux présente mercredi 14 décembre son premier film réalisé avec son fils David Ernaux-Briot Les Années Super 8. Dans ce documentaire, l’écrivaine désormais Nobel de littérature, revient sur la décennie 1970 qui a marqué la publication de son premier livre, Les Armoires vides (1974). À l’occasion de la sortie de ce documentaire intime et politique, Annie Ernaux se confie sur franceinfo et explique pourquoi elle a accepté de « commenter les images muettes » de ces films familiaux dont elle est aujourd’hui « la mémoire ». « Je voulais faire revivre l’époque, lui donner une couleur », précise Annie Ernaux. 

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Elle décrit ainsi une époque de « grande espérance » durant laquelle, « une partie de la population attendait [l’arrivée de] la gauche » au pouvoir. Annie Ernaux évoque une vision également plus personnelle de cette période de « rupture » avec sa vie bourgeoise. « Je vais être attirée de nouveau par ma promesse faite à 20 ans de venger ma race », ajoute l’écrivaine. 

franceinfo : Pourquoi avez-vous choisi de sortir ces films et les partager au public ?

Annie Ernaux : Mon fils David a eu envie de montrer ces films à ses enfants, il a donc organisé une soirée [pour les visionner] et m’a demandée de commenter ces images muettes. Je me suis aperçue que j’étais la mémoire de ces films. Et c’est à partir de là que j’ai regardé avec attention tous les films, en les remettant dans l’ordre chronologique. C’est effectivement une période que je sauve de l’oubli à travers ce film.

Plus que de faire revenir des souvenirs, s’agissait-il pour vous de faire revenir des sensations ?

Oui, car ce n’est pas intéressant de donner des souvenirs en vrac. Je voulais resituer comment j’étais dans l’époque et aussi comment était l’époque. À travers les décors et le choix de ce qui est filmé, on peut ressentir cette période toute particulière des années 1970. Il y avait alors une grande espérance générale de la population française, une partie attendait l’arrivée de la gauche [au pouvoir].

« Avec ce film, je voulais faire revivre l’époque, donner une couleur de l’époque. Il y avait pour moi une rupture avec ma vie antérieure, qui était représentée par ma mère qui vivait avec nous. Par son corps et par ses mots, elle incarnait ma mémoire et tout ce que j’ai été. Je vais alors être attirée de nouveau par ma promesse faite à 20 ans de venger ma race. »

à franceinfo

Parlez-vous de période de bascule parce que vous considériez que vous ne pouviez pas mener vos combats féministes et sociaux dans ce cadre familial ?

Je ne suis pas forcément une grande combattante. J’appartenais à quelques associations féministes, mais je ne militais pas. J’étais au Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Je n’écrivais pas parce que je ne pouvais pas m’exprimer, mais parce que j’avais des choses enfouies en moi que je voulais éclaircir et mettre au jour d’une façon violente. Je ressentais comme une violence ce passage d’un monde à un autre.

Vous avez reçu il y a quelques jours votre prix Nobel de littérature à Stockholm, en Suède. Une image est marquante : vous, seule femme ou presque, au milieu d’hommes en nœuds papillon, dans un décor bien chargé. Vous êtes-vous demandée si votre place était là ?

Oui, mais je pense qu’elle n’est pas là. C’est la place qu’on m’a donnée, mais ce n’est pas celle que je veux prendre. Je n’ai pas hésité à accepter ce prix, car je vois ce que ça représente comme responsabilités, comme retentissement mondial de ce que j’ai écrit.

« C’est important pour moi que ce qu’on écrit soit partagé. C’est une récompense extraordinaire dont je ne mesure pas tout à fait l’impact. »

à franceinfo

Dans votre discours, vous parlez de nouveau de votre promesse de « venger votre race ». Vous dites aussi que cela passe par un combat d’une forme d’écriture contre l’écriture dominante.

J’ai toujours réfléchi sur l’écriture, sauf mon premier livre Les armoires vides qui faisait table rase de ce que j’étais à ce moment-là. Je voulais retrouver ce cheminement entre la petite fille du café-épicerie de milieu populaire et ce monde dans lequel j’étais entrée. J’ai été professeure de lettres, j’enseignais la littérature qui a été choisie, hiérarchisée et à cette époque j’enseignais au collège le bien écrire. Ce livre était aussi un livre contre cette hiérarchie des cultures.

Prendrez-vous votre part dans la contestation qui s’annonce de la réforme des retraites ?

Oui bien sûr. J’ai choisi d’être un mouvement depuis plusieurs années qui n’accepte pas ce qui est, ni les lois qui sont concoctées. La retraite est pour moi une chose importante. Je sais que les gens qui ont travaillé dur et qui vont toucher une faible retraite d’ailleurs très tardivement en profiteront très peu. À mon âge je continue d’écrire, mais ce n’est pas un métier manuel.

« Il y a les professeurs des écoles ou les infirmières, ce sont des travaux qui usent soit physiquement, soit psychiquement. Qu’on décide de reculer l’âge de départ à la retraite le plus loin possible, je pense que c’est une violence inacceptable. »

à franceinfo

Envisagez-vous une retraite d’écrivain ?

Je ne sais pas. Pour le moment, je n’ai pas du tout envie d’arrêter d’écrire. Il peut y avoir un moment où j’a envie de vivre sans écrire, sans projet. Mais ça me fait un peu peur car je n’ai pas connu ça depuis 1972. Là, depuis une bonne année, je n’ai pas écrit. Il y a eu le Cahier de l’Herne à suivre, le film m’a pris du temps, et puis la publication du Jeune Homme, ça formait un ensemble complètement délétère pour l’écriture. 

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