L’image, glaçante, vous saisit d’emblée : un pêcheur, visiblement épuisé, enroulé presque dans ses filets, gît au sol, seul face à un groupe de villageois unis serrés, tels un essaim, le visant avec hostilité à l’aide de lanternes. Peu après, juste à côté, un jeune marin suspendu en l’air, se démenant comme cherchant à se sauver d’une noyade. Figure troublante, vision obsessionnelle qui hante le pêcheur.
Ainsi débute Peter Grimes à Garnier, l’un des opéras les plus populaires de Benjamin Britten, porté par la metteuse en scène et réalisatrice britannique Deborah Warner qui pointe les tourments de l’homme. Peter Grimes, d’après un poème de George Crabbe, ou la figure d’un homme marginal, accablé par la rudesse de l’existence et accusé par la communauté du bourg d’avoir rudoyé et laissé mourir en mer ses très jeunes apprentis. Nous avons rencontré Deborah Warner qui nous offre les clefs de compréhension de ce grand opéra, social et politique, créé d’abord à Madrid en 2021 et donné à Paris jusqu’au 24 février.
Franceinfo Culture : Que signifie pour vous « Peter Grimes » que vous portez à l’Opéra Garnier ?
Deborah Warner : Ce n’est pas le premier opéra de Britten que je mets en scène, ça doit être le 5e ou le 6e : j’avais encore envie de le découvrir. Pour beaucoup Peter Grimes est le sommet de l’œuvre de Britten, son chef d’œuvre. Je pense qu’il y a plusieurs concurrents à ce titre. Mais c’est sûrement une pièce extraordinaire qui traite de thèmes très dérangeants, aujourd’hui aussi dramatiques qu’ils l’ont été quand l’opéra été écrit : la solitude du marginal et la force du groupe, de la masse contre la personne seule.
Qui est ce personnage Peter Grimes ? C’est, dites-vous, le marginal du village, il pourrait même être la figure de l’étranger. Mais en même temps, comme le dit le texte de l’opéra, ses racines sont solidement ancrées dans le bourg. Il en est très lié.
Oui il est profondément lié au bourg, mais poétiquement. On pourrait dire qu’il a une âme poétique. Peter Grimes a aussi des visions, peut-être psychotiques, qui sont vraiment terribles, et qui sont liées à la tragédie survenue à peine deux semaines plus tôt : la mort du premier apprenti. C’est un traumatisme très vif pour lui. Il vit avec ses démons, avec les fantômes de cette tragédie. Donc c’est un être tourmenté, mais c’est un être doux, incompris par le bourg, par la communauté, et peut-être incompris aussi dans l’histoire de la production de cet opéra.
De cet opéra ?
Oui. Et la raison de ça est le poème du 18e siècle, de George Crabbe, dont a été adapté cet opéra qui décrit une figure extrêmement brutalisée mais aussi brutale. Et la grande différence entre le livret de l’opéra et le poème est là. Je ne crois pas que Grimes soit brutal. La communauté le brutalise et se comporte de manière brutale vis-à-vis d’un homme dont je ne pense pas qu’il abuse physiquement. Même s’il est sûrement sujet à de grandes sautes d’humeur.
Quel est votre défi, en tant que metteuse en scène, pour restituer l’esprit de cet opéra ?
Le défi est de se débarrasser de tous ces éléments qui restent accrochés historiquement à une production. Il faut s’en défaire, donc par exemple il faut enlever cette idée de la violence de Grimes parce qu’elle n’existe ni dans le livret ni dans la musique. Et il faut comprendre pourquoi le chœur qui est une incroyable force dans cette œuvre, est un personnage à part entière [il représente la communauté du bourg]. C’est l’une des raisons pour lesquelles c’est un magnifique opéra à interpréter pour un chœur. Et ce personnage se comporte de manière effroyable. Il faut comprendre pourquoi : généralement dans l’histoire, les gens se comportent terriblement mal quand la situation est terrible. Donc notre monde est un monde très appauvri, brutalisé à cause de la pauvreté, il y a beaucoup de bourgs comme ça dans le monde aujourd’hui. Et évidemment le bourg du 18e siècle du poème The Borough de George Crabbe était très, très pauvre.
Il s’agit d’Aldenburg, le village natal de Crabbe dans le Suffolk où a également vécu et travaillé Benjamin Britten…
Je crois que l’un des challenges est de revenir à ça, à cette situation sociale-là. Parce que, évidemment, tous ceux qui rentrent dans l’univers de Benjamin Britten visitent donc Aldenburg, magnifique petite ville côtière d’Angleterre qui est aujourd’hui l’une des plus chères pour y acheter une maison [rires]. C’est trompeur, parce quand c’était réellement une communauté de pêcheurs, le travail de ces hommes et ces femmes sur cette côte était incroyablement difficile ! C’est ça, la côte Est de l’Angleterre : pas de port, vous devez tirer vos bateaux par-dessus des murs de plages de galets, c’est un lieu impossible à vivre. Pour nous, il s’agissait de trouver une corrélation entre aujourd’hui et l’époque.
Il faut montrer la pauvreté dans sa vérité, sans la rendre glamour
à franceinfo Culture
Evidemment, le problème de la représentation de la pauvreté à l’opéra, au théâtre ou au cinéma, c’est que souvent on la rend plus « glamour » ou plus « sentimentale ». On doit la présenter dans sa vérité. Comment arriver à ça ? Nous avons choisi un cadre contemporain, parce que si on est en costumes d’époque – j’adore pourtant les costumes d’époque ! – ça peut adoucir le traumatisme et l’horreur de la déchéance. Donc avec le décorateur Michael Levine, évidemment on a regardé Aldenburg mais on a voulu aller au-delà de cette côte Est, vers des régions économiquement très touchées, où l’industrie de la pêche est morte, mais où l’on voit encore des pêcheurs travaillant isolément. Donc il y a un lien avec le passé dans ces endroits, mais aussi une bonne compréhension de ces maux apportés par la pauvreté : dépression, troubles mentaux, et parfois recherche de bouc-émissaires.
Votre approche scénique est très poétique. Vos tableaux sont sobres, et presque nus, mais d’une grande beauté…
En réalité on est invité à cette beauté avant tout par la musique, en particulier les six interludes qui font la réputation de cet opéra tellement ils sont symphoniquement brillants. Et ces interludes apportent une autre dimension, le monde naturel, la mer, la lumière, le ciel, la tempête. On doit les rencontrer aussi visuellement. Vous disiez c’est sobre et simple en termes de décor : en réalité c’est énorme ! On a six scènes différentes, et chacune a d’énormes changements. Mais parfois, et c’est important, on peut avoir des plateaux vides, avec des très beaux tableaux de paysages marins en background de Michael Levine qui donnent la lumière. C’est essentiel que les deux coexistent. Mais encore une fois, la brillance est celle de Britten. C’est le travail d’un grand dramaturge autant que d’un grand musicien : on ne peut pas dire ça de beaucoup de compositeurs. A chaque nouvel opéra de Britten je suis impressionnée : plus vous creusez, plus grande sera la découverte.
Que dit cet opéra Peter Grimes d’aujourd’hui ? Il évoque des mots comme différence, exclusion, isolement, on pourrait presque ajouter Brexit…
Ah oui, on peut absolument l’ajouter ! J’espère que cet opéra parle de la nécessité de tolérance. Parce qu’évidemment ce qu’il nous dit c’est le drame qui se joue derrière ces mouvements nationalistes, ces groupes de masse : c’est une métaphore de ça. Et c’est très inconfortable, c’est l’un des opéras les plus inconfortables qu’on puisse regarder… Evidemment, on passe un très beau moment, c’est une musique délicieuse, c’est aussi un grand opéra. Mais ce qu’on retient, c’est ça : tous les grands artistes nous apprennent à mieux comprendre les autres et à faire attention. Dans ce cas, faire attention à ce qui peut arriver quand une communauté est tendue, fermée, et qu’elle a soif de revanche sur la qualité de vie. Mais évidemment ce serait mieux si personne ne vivait le type de vie que vivent les gens de The Borough ! Ça dit des choses très inconfortables sur l’Angleterre, mais évidemment c’est plus grand que ça, c’est de nous tous qu’elle parle.
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