Chef de chant, collaborateur à l’Opéra de Paris, pianiste, compositeur, conférencier et pédagogue pour le jeune public, Benjamin Laurent nous parle des classes de jeunes francophones qu’il conduit à distance dans plusieurs pays. Chacune doit créer une pièce opératique inspirée de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel sur un livret de Colette où un enfant cloîtré dans sa chambre s’évade dans son imaginaire. Un choix qui a rencontré par hasard les mesures de confinement dues au coronavirus, intervenues au cours du processus.

France Info Culture : En quoi consiste ce projet autour de L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel et Colette ?
Benjamin Laurent : L’idée est simple. Découvrir l’opéra à travers l’oeuvre de Ravel et en s’en inspirant, tenter dans chaque classe d’écrire une courte scène d’opéra en différentes étapes : écriture du livret, mise en musique du texte, enfin, interprétation et mise en espace. Ce que je trouve fantastique dans ce projet, c’est de partir d’une pièce où le personnage est un enfant, avec l’identification que cela implique chez les élèves. L’intérêt de ce choix est surtout que le personnage central est un enfant confronté à des phénomènes paranormaux. Dans le livret, le conte de Colette, cet enfant, confiné dans sa chambre, va voir les meubles lui parler et prendre vie, mais aussi les animaux, les insectes, les arbres du jardin… On est dans une féérie, une rêverie, où l’enfant échange avec des objets et des êtres qui habituellement ne prennent pas la parole.

Il y a une coïncidence étonnante entre l’intrigue de Colette et la situation de confinement qui perdure encore plus ou moins dans le monde. Que vous inspire ce rapprochement ?
Vous m’en faites prendre conscience en me posant la question. Cela m’encourage à leur en faire mention dans mon prochain message, pour peut-être les réorienter sur le projet. Car il n’est pas arrêté et continue sous une forme différente depuis le confinement. Ainsi, devant les difficultés rencontrées pour faire participer chaque classe, j’ai décidé de mettre en musique, moi-même, les dialogues qu’ils ont écrits. Alors qu’ils ne sont pas musiciens, j’avais prévu qu’ils donnent des orientations musicales en suivant mes prescriptions. La situation étant devenue plus complexe, ils ont eu à charge d’écouter mes interprétations et de s’en inspirer pour créer leur propre musicalité. Je suis toujours en contact avec eux, chacun réagissant selon ses possibilités, tous n’ayant pas forcément accès à un ordinateur pour rester connecté.

Benjamin Lurent, chef de chant, collaborateur à l’Opéra de Paris, pianiste, compositeur, conférencier et pédagogue pour le jeune public. (DR)
Quelle a été votre motivation dans ce projet et quelle a été la réponse des élèves ?
Ce qui m’a intéressé, c’est d’offrir aux enfants d’écrire une pièce, non pas à la manière de Ravel, mais de s’inspirer de sa pièce. Chaque classe doit réfléchir soit à un animal, soit à un arbre, soit à un objet emblématique de l’endroit où elle se trouve. Le choix des élèves doit être symbolique de leur identité culturelle. Les enfants du Liban ont choisi un cèdre qui dialogue avec un renard, les Américains de Portland ont aussi fait dialoguer un renard avec une machine à faire du pain industriel célèbre du coin, d’autres ont fait parler une statue de Lincoln dans un parc emblématique de la ville qui échange avec d’autres statues et des arbres…

Ça stimule un projet d’écriture pour les enfants invités aussi à suivre les didascalies de Colette qui donnent des indications de mise en scène, en s’inspirant de décors autour d’eux. J’ai eu ainsi la description d’un village africain en Côte-d’Ivoire, celle de la cour d’une école de Chicago, les jeunes Libanais m’ont décrit ce qui se passait chez eux… L’enjeux est d’aboutir à une création originale en s’inspirant de Colette et de Ravel, pour que chaque classe écrive et mette en musique sa saynète d’opéra, en rapport avec son environnement direct, physique et culturel.

Combien il y a-t-il de participants ?
Le problème majeur est que l’on perd toujours des gens en route. Des classes n’ont pas le temps, et il y a les problèmes liés à la distance, au matériel informatique… Mais pour l’instant, il y a sept classes qui participent au projet à travers le monde, ce qui représente environ 120 élèves, d’environ une quinzaine par classe.

Quel est le profil de ces élèves ?
Ce qui réunit ces classes primaires et de collèges, c’est la francophonie. Les classes qui participent au projet viennent du lycée International Jean Mermoz de Côte d’Ivoire, du Lycée Français de Palma de Majorque, de l’Ecole Franco-américaine de Chicago, de la French-American International School de Portland, de la French-American School of Puget Sound, du Lycée International de Boston, du Lycée Lamartine de Tripoli au Liban. Tous sont des établissements bilingues. Tous les élèves découvrent également l’opéra pour la première fois, la plupart n’ayant aucune pratique musicale.

Dessins préparatoires de décors d’enfants participant à la création d’une pièce opératique déduite de « L’enfant et les sortilèges » de Ravel et Colette, encadrée par Benjamin Laurent, collaborateur à l’Opéra de Paris, dans le cadre des Classes numériques de l’Opéra de Paris alliés à la Mission laïque française. (DR)
Donc leur travail se concentre essentiellement sur le livret ?
Il se concentre sur le livret, dans le choix du cadre et des personnages. Par exemple à Palma-de-Majorque, ils ont choisi de faire dialoguer la rosace de l’église avec l’orgue. Une fois ce choix fait, ils doivent écrire un dialogue, que ce soit dans un rapport d’amitié, d’amour, de conflit, de jalousie, de convoitise… Ensuite je leur ai demandé de rythmer ce texte, comme le fait tout compositeur, et comme l’a fait Ravel avec Colette. Je leur ai demandé de sentir les accents, de déclamer leur texte, puis de réfléchir, en s’inspirant de la prosodie grecque, à mettre pour chaque syllabe des valeurs longues ou des valeurs brèves. Ainsi, des enfants qui n’ont aucune connaissance musicale peuvent créer de la musique en mettant en rythme leur texte.

Une autre consigne est celle de mettre de la dynamique. Je leur demande de faire des choix sur ce qui doit être dit plus ou moins fort, plus rapidement, ou plus lentement. Comme un acteur qui interprète un texte. Tout cela participe aussi à des critères musicaux. Quand un musicien a un texte à mettre en musique, il se demande dans quel tempo il va jouer ceci ou cela. Est-ce un mouvement rapide, un mouvement lent, très coloré, très vif, très fort ou au contraire plus intimiste. Et cela, ils l’ont très bien fait. Au moment du confinement, je leur avais proposé d’assigner à chaque mot une note, pour faire toute une phrase sur une même note en leur donnant des exemples extraits de Ravel.

Interface de la Classe numérique menée par Benjamin Laurent. (Mission laïque française)
Mais comment leur avez-vous demandé d’exécuter cet exercice ?
Je leur ai envoyé une vidéo avec un chanteur d’opéra qui jouait une phrase sur une seule note, puis sur deux notes, puis sur trois, jusqu’à cinq ou six notes. Et je me suis aperçu avec le chanteur que Ravel était en phase avec cette approche. Mais il a fallu s’arrêter là, en raison de la pandémie et du confinement, c’est-à-dire au moment où je comptais mettre en musique leurs dialogues à partir de leur exercice.

L’Opéra, c’est aussi une représentation, un jeu d’acteurs, d’actrices, une mise en scène… cette dimension fait-elle partie du projet ?
Oui, c’est ce que j’avais prévu d’aborder. Je voulais leur proposer d’imaginer une mise en espace ou une mise en scène. Je leur ai proposé de dessiner des costumes, de concevoir un décor, ou d’attribuer des rôles à des groupes d’interprètes… à réfléchir à comment faire exister la scène devant un public. A terme, chaque classe aurait dû filmer ou enregistrer l’interprétation de sa scène pour la partager sur le réseau avec les autres classes.

Ce processus a donc été suspendu ?
Pas exactement, il continue sous des formes adaptées. Puisque nous sommes confrontés à une pandémie, chaque pays est touché différemment. Tous les enfants ont toutefois un point commun : ils sont privés d’école. Ce projet est un travail collectif dont je suis la cheville ouvrière, mais il est supervisé par un professeur local. Je ne peux pas travailler au cas par cas, individuellement, mon intervention est destinée à des classes entières. Autre problème, tous les enfants
n’ont pas accès à un ordinateur chez eux. Sans le matériel disponible à
l’école, impossible pour certains d’entre eux de suivre le projet.

Comment s’effectue justement ce travail à distance ?
Je poste mes consignes régulièrement sur la plateforme numérique commune. Et chaque professeur responsable de chaque classe, récepteur de mon message, le partage avec ses élèves qui, à leur tour, y répondent. Ils peuvent m’interroger à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. On me soumet des questions, les problèmes rencontrés, ils me font part de leur enthousiasme ou de critiques, etc… L’intérêt de la plateforme est aussi que chaque réflexion et mes réponses sont lisibles par tous. Ce qui créé un contact entre des enfants distants à de milliers de kilomètres autour d’un projet, et sans lequel ils n’auraient jamais échangé.

Ce dont je rêvais, c’est que les classes s’échangent leur projet. Que la classe de Bamako mette en scène le livret des élèves de Palma de Majorque par exemple et ainsi de suite. Mais cela pourra se faire une autre fois, le projet étant reconduit l’année prochaine. Cela créerait une communauté internationale liée par un même projet musical, cela serait la plus belle des réussites.

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