Le Théâtre des Champs-Élysées a fait mardi 15 juin sa grande rentrée lyrique de l’après confinement avec La Somnambule de Vincenzo Bellini, dirigée par le chef italien Riccardo Frizza. 65% de la jauge habituelle dans la salle, voilà qui fait illusion pour accueillir une production attendue, « portée » presque par la soprano sud-africaine Pretty Yende, tant la nouvelle étoile de l’opéra depuis une certaine Traviata de 2019 attire les mélomanes. Seuls les supporters de l’équipe de France à l’Euro de foot n’auront pas été tentés en ce jour de premier match contre l’Allemagne… La Somnambule, donc, sûrement l’un des trois chefs-d’œuvre de Bellini, avec Norma et Les Puritains, mais pas nécessairement le plus connu en France. À tort, compte tenu de sa troublante beauté.

Le somnambulisme au cœur

Le somnambulisme est au cœur de cet opéra de 1831 : c’est parce qu’elle est atteinte de ce phénomène et qu’elle est surprise en train de quitter son lit au milieu de son sommeil, que le rôle-titre de l’œuvre, Amina, est accusée de tromper l’homme qu’elle vient d’épouser, Elvino – il faut dire qu’on la retrouve le lendemain toujours endormie au milieu de la place, recouverte par le manteau d’un autre… -. Amina, c’est pourtant la plus charmante, la plus parfaite des demoiselles de ce village enclavé quelque part dans les montagnes suisses !

Phénomène de l’étrange, ésotérisme… Le somnambulisme a été choisi par Bellini pour l’attrait que suscitait en ce 19e siècle ce mystérieux trouble qui renvoie facilement à l’image de l’homme aux bras tendus en avant, et à son aspect comique. Certes. Mais on est loin chez Bellini, du comique et du vaudeville. Et Rolando Villazon, qui signe ici sa première mise en scène, a choisi un tout autre curseur. L’ancien ténor, que l’on sait depuis toujours intéressé par le champ psychanalytique, questionne sur le sens du somnambulisme d’Amina : cet état d’inconscience ne donne-t-il pas à voir autre chose chez la jeune femme, un désir d’émancipation et de libération du corps ?

Comme dans un village hamish

Le metteur en scène a fait le choix de situer l’action dans une communauté religieuse fermée, sorte de village hamish où tout le monde se plie à des règles strictes d’austérité. De très beaux tableaux représentent ces hommes et femmes tous de noir et gris vêtus, dans des gestes communs, sur une place du village immaculée, entourée de portes rigoureusement identiques qui donnent accès, on peut le supposer, aux espaces individuels. Ils évoquent des cellules monacales.

Si le chœur – le précieux Chœur de Radio France – joue un rôle considérable dans cet esprit communautaire, un autre dispositif scénique de taille renforce la cohésion apparente de la communauté, la présence tour à tour rassérénante et oppressante des montagnes enneigées aux alentours. Le spectateur ne peut d’ailleurs qu’être ébloui par les couchers de soleil sur les cimes que porte la musique pleine de nostalgie et de douceur de Bellini.

Innocence et joie de vivre

Dans ce contexte, Amina est dans le contraste : déjà souligné par le livret, il est poussé à la caricature par Villazon. Sur son visage sans cesse souriant (trop ?), elle porte l’innocence et la joie de vivre, régulièrement ramenée à l’ordre par Teresa, sa mère adoptive, l’excellente mezzo Annunziata Vestri. Et c’est à elle qu’elle s’adresse pour dire : « Jamais la nature n’a revêtu de plus brillants atours, l’amour l’a parée de mon bonheur », dans Come per me sereno (acte 1, scène 3).

Et à peine plus loin, Pretty Yende déploie ses aigus et une agilité désarmante dans ses vocalises dans la magnifique cavatine Sovra il sen la man mi posa : « Pose ta main sur mon cœur et sens comme il bat et palpite. C’est un cœur qui ne peut plus contenir la joie qui le submerge », chante-t-elle, aussitôt rejointe par Teresa et le chœur (les habitants donc) très applaudis. Par son élégance et le naturel de son personnage, la soprano séduit d’emblée les spectateurs.

Elvino, Lisa et Rodolfo

Face à elle, le ténor italien Francesco Demuro peut difficilement rivaliser en campant – sans la même puissance (mais avec autant d’applaudissements) – un Elvino conservateur et obtus.

Conscient du potentiel érotique de sa femme : « Tout oui, en cet instant, me témoigne du feu qui brûle en toi » (acte 1, scène 5). Mais désarmé quand il avoue sa jalousie dans son très beau duo avec Amina, Son geloso del zefiro errante : « Je suis jaloux de l’air qui joue avec tes cheveux et ton voile. »

Personnage pivot dans l’histoire, car c’est elle qui accuse la Somnambule d’infidélité, Lisa – la très efficace Sandra Hamaoui – est à son tour une femme libre, mais accepte les règles sociales. Le Comte Rodolfo en est, lui, étranger car c’est le forestier de passage (on le découvrira seigneur des lieux). C’est ce qui lui permet de séduire Amina, avant de prendre fait et cause pour elle lorsque celle-ci est sous accusation. Élancé, le basse Alexander Tsymbalyuk a de faux airs et l’ironie (en VO) de l’acteur italien Vittorio Gassman. « Oh, le joli minois ! Tu ne peux pas savoir comme tes beaux yeux ont le pouvoir de toucher mon cœur », chante-t-il avec justesse dans Tu non sai con quei begli occhi.

Parce qu’il n’appartient pas à la communauté tout en en jouissant d’un rôle de prestige, le Comte peut mettre le doigt sur le trouble du somnambulisme d’Amina, mettant fin, croit-on, à son ostracisme. Sur scène, ce dernier offre des tableaux parfois confus (la présence de drôles de nymphes), parfois très inspirés (la descente d’Amina, seule, de la montagne) suggérant la libération de l’individu et l’épanouissement érotique. Reste en suspens l’acceptation par la communauté de l’altérité – fort compromise, selon Villazon – comme parabole. Pretty Yende achève l’opéra par son bouleversant air Ah non credea mirarti, ode à ces fleurs « flétries comme a passé l’amour. Qui n’a duré qu’un jour ».

« La Somnambule » de Vincenzo Bellini au Théâtre des Champs-Élysées, jusqu’au 26 juin 2021. 

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