Son nom est au générique de très nombreuses productions d’opéra à Londres, Hambourg, New York ou Shanghai et elle dirige un studio de création (« Lightmap ») travaillant pour le cinéma, les médias interactifs et la vidéo. Metteuse en scène autant que scénographe et artiste vidéo, Netia Jones signe à l’Opéra Garnier sa première production parisienne, Les Noces de Figaro, depuis le 21 janvier.

Un opéra de Mozart et Da Ponte, dont elle puise le propos d’origine, celui de Beaumarchais et de son Mariage de Figaro. Un propos donc bien plus français (et parisien) qu’italien qui évoque les questions d’hier (le 18e siècle des Lumières) et d’aujourd’hui liées au mariage, à la fidélité, mais aussi aux relations sociales, au pouvoir, aux inégalités et mine de rien… à la place de la femme. Côté visuel, Netia Jones nous plonge dans les coulisses d’un opéra : bienvenue dans les salles de répétition, les loges de maquillage, les ateliers de costumes, où évoluent les intrigues du comte et de la comtesse d’Almaviva, de Figaro, de Susanna…

Franceinfo Culture : Avec cette production des Noces de Figaro, vous nous emmenez à l’opéra par les coulisses… Pourquoi ce parti pris très fort sur le plan visuel ?
Netia Jones : On est vraiment au cœur du concept, l’idée d’un théâtre dans le théâtre, une mise en abyme. L’opéra a été écrit d’après une pièce très connue de Beaumarchais qui fonctionne à trois niveaux. Il y a les personnages, la comédie, et puis la provocation, qui a quelque chose à voir avec les privilèges et avec le genre – homme et femme. Et quand je suis venue au palais Garnier, ce bâtiment à l’histoire très riche, ça m’a frappé. C’était comme un décor des Noces de Figaro. Je me suis dit : qu’est-ce qui ressemble le plus à un palais du 18e qu’un palais d’opéra ?

L’opéra – ou plus largement le théâtre – est donc ce lieu où l’on retrouve les structures de la vie de communauté, avec ses hiérarchies patriarcales, ses intrigues, qui sont décrites dans Les Noces de Figaro, c’est cela ?
Oui, l’opéra, c’est une famille presque ! C’est l’endroit où j’ai passé toute ma vie, donc je le connais très bien. Et c’est un monde vraiment masculin, c’est un bastion masculin, on ne peut pas le dire autrement, ce sont les chiffres qui l’attestent. Et là, on est sur une pièce (celle de Beaumarchais, NDLR) qui a en son cœur l’idée de l’écart entre les hommes et les femmes. Car c’était un thème très important à cette époque-là, des voix de femmes se font entendre, comme celle d’Olympe de Gouges, ça fait partie des grands enjeux. Et puis Beaumarchais, Diderot et les autres écrivains du siècle voulaient vraiment traiter d’un thème qui soit un miroir des spectateurs, qu’on ne parle pas des rois, des dieux ou des mythes, très éloignés de la vie des gens. Et Les Noces de Figaro de Mozart, c’est le quotidien, c’est quelqu’un qu’on connaît et donc cette idée du miroir m’a vraiment frappée. Le miroir de ce monde que je connais vraiment bien, c’est l’histoire de ma vie.

L’histoire de votre vie ?
Parce que je travaille à l’opéra, et l’opéra est absolument misogyne ! La forme d’art autant que l’industrie. Mais c’est quelque chose que j’aime beaucoup néanmoins, il en vaut la peine. Ça fait deux ou trois ans que j’ai commencé vraiment à explorer cette question. J’ai réellement cherché : où sont les femmes ? Je suis venue à Paris, j’ai épluché le catalogue de l’Opéra de l’année en cours, et il n’y avait pas une femme ! Pas une seule metteuse en scène ! Alors j’ai cherché à l’année précédente, pas non plus. Ça m’a frappée, si les hommes avaient été dans cette situation, on serait descendus dans la rue ! C’est intéressant.

Dans Les Noces de Figaro, la femme a un rôle important, et d’ailleurs il y a quatre personnages féminins. Mais on est loin d’un opéra féministe, le propos y est plus général, avec la dénonciation de l’injustice sociale.
Oui, ça c’était lui, Beaumarchais, qui était contre les privilèges. Lui, il écoutait les voix des femmes, mais ce n’était pas un féministe, ce n’était pas du proto-féminisme! Il avait seulement cette idée qu’un homme sans privilèges doit se battre autant que doit le faire une femme. Alors Figaro (qui est valet de chambre, NDLR) et les femmes, toutes les femmes, sont au même niveau. Seul le conte n’a pas d’effort à faire, il a tout de naissance, tout est facile pour lui. Et aujourd’hui ça continue un peu, dans l’idée que c’est beaucoup plus facile d’être un homme.

Dans cette nouvelle production des Noces, vous êtes en charge à la fois de la mise en scène, des décors, des costumes et de la vidéo, une manière peut-on supposer, de marquer une unité à l’ensemble…
Oui, et ça a toujours été exactement ça. Pour moi c’est la même chose, tout arrive du même endroit. Ça peut paraître prétentieux, mais l’idée du « Gesamtkunstwerk » allemand, donc l’œuvre d’art totale, est vraiment cohérente. Mais aussi, je sais comment le faire. J’ai quelques compétences, j’ai beaucoup travaillé, des heures et des heures, mon travail c’est ma vie (rires) ! Je travaille dans une équipe, parce que c’est une équipe qui crée une production, mais l’idée d’avoir une idée homogène, c’est un peu à l’origine l’idée de l’opéra. La tradition de séparer les différents métiers ne date que du 19e siècle. Et puis c’est un peu mon cerveau aussi : j’ai un « short attention span » (un court temps de concentration), et du coup oui, j’aime vraiment le mélange (rires).

Justement, entre mise en scène, décors et costumes, il y a un élément de votre dispositif qui traverse votre production presque comme un fil conducteur, c’est la couleur rouge.
Le rouge est la couleur des Noces de Figaro. C’est à la fois le rouge, couleur préférée de Mozart et le « rouge Adidas », comme je l’appelle (rires), un rouge contemporain, qu’on ne trouve pas au 18e, couleur synthétique, plutôt sur l’écarlate et le cramoisi. Ce sont les clefs du côté visuel. Et le rouge, parce que c’est vraiment une couleur théâtrale – des fauteuils des spectateurs aux éléments des coulisses -, et une couleur qui saute aux yeux : c’est très utile sur scène de jouer avec les rouges parce que ça fait quelque chose, oui, ça crée un effet un peu délirant.

Quel est le rôle de la vidéo ? Tout au long de l’opéra, elle semble offrir une possible narration alternative à celle du livret.
C’est ça à 100%. Pour moi c’est à la discrétion des spectateurs : si vous voulez, vous pouvez vous mettre encore plus dans le concept en suivant les images vidéo. Si vous ne voulez pas, vous les laissez de côté. C’est le plus important : parce que dans le public chacun vient avec une idée et des goûts différents, et il faut laisser ce que j’appelle un espace d’interprétation personnelle. Si tout est trop guidé, on est perdus. Alors oui, avec cet outil incroyable qu’est la vidéo on peut faire un tas de choses, c’est incroyable. Ça peut être musical, ça peut être esthétique, on peut ajouter une idée, ou apporter quelque chose qui est le contraire de ce que l’on voit sur scène, ça peut être un peu le background, le guide de ses propres idées… Ainsi par exemple j’ai joué sur l’idée de la préparation d’un opéra en créant à la fois le décor et en montrant grâce à la vidéo, l’implantation du décor. C’est l’idée des coulisses…

Pourquoi avoir mis en avant les coulisses ?
Ça touche à l’idée de hiérarchie. Moi j’ai le privilège de passer partout à l’opéra, parce que je travaille dans tous les ateliers, les costumes, les décors, le côté technique avec les machinistes… Et il y a toujours une hiérarchie folle dans cette maison (rires). C’est quelque chose que je n’aime pas trop. Je vois des compétences incroyables, mais ce sont des noms qu’on ne voit jamais, ils sont marqués en tout petit dans les programmes de scène. Ce sont pourtant eux qui créent l’opéra.

« Les Noces de Figaro » à l’Opéra Garnier, jusqu’au 18 février 2022.  Retransmission en direct le jeudi 3 février 2022 à 19h30 sur france.tv/Culturebox et dans les cinémas UGC, CGR et indépendants. Diffusion sur France Musique le samedi 26 février 2022 à 20h.

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