Héloïse Luzzati est violoncelliste. Elle aurait pu continuer sa vie d’interprète comme toute autre instrumentiste de talent, trouvant peu à peu sa place dans un univers musical certes très masculin. Mais une interrogation lui apparaît un jour, qu’elle formule aujourd’hui et qui va tout changer : « Comment avais-je pu passer autant d’années sans avoir joué l’œuvre d’une femme ? ».
Aujourd’hui, à peine 4% des œuvres musicales programmées en concert sont écrites par des femmes. Pour Héloïse Luzzati, la prise de conscience est brutale, et ne fait que s’amplifier à mesure qu’elle se donne, avec l’association « Elles Women Composers », les moyens d’y remédier. Profitant de la pause imposée par la pandémie au spectacle vivant, l’intense activité de l’équipe autour d’elle porte rapidement ses fruits : recherche et publication des partitions, réalisation de vidéos YouTube présentant les compositrices, sortie récente du premier disque-coffret du label « La boîte à pépites », consacré à la compositrice Charlotte Sohy.
Acmé de ce travail de fond, un festival, « Un temps pour elles », démarre le 10 juin pour un mois : seize concerts à travers le Val d’Oise où des œuvres exclusivement de compositrices seront défendues par une quarantaine de musiciens, parmi lesquels Renaud Capuçon, Bertrand Chamayou, Déborah et Sarah Nemtanu, Sandrine Piau, Victor Julien-Laferrière ou Raphaëlle Moreau… Nous avons rencontré Héloïse Luzzati, musicienne à l’enthousiasme communicatif et la détermination de fer, qui nous a longuement expliqué sa démarche.
Franceinfo Culture : Comment est venu ce déclic qui vous a poussée à la recherche de femmes compositrices ?
Héloïse Luzzati : En réalité ce n’est pas un déclic, c’est venu de manière diffuse à divers moments de ma vie artistique. Un premier exemple : à l’Opéra de Paris où j’ai longtemps été supplémentaire, j’avais à jouer Les Huguenots de Meyerbeer. Et je me suis dit, pendant les cinq heures que dure l’œuvre, pourquoi a-t-on encore dépensé autant d’argent pour rééditer cette partition à laquelle je n’adhère absolument pas, ni à sa mise en scène d’ailleurs, ni à rien dans ce projet follement couteux d’un opéra hyper long, sans personne dans la salle ? (rires) Et donc de me dire : pourquoi suis-je là à jouer ça, alors qu’il y a un milliard de trucs que je ne connais pas et dont j’ai la curiosité ? Pourquoi ressortir ces œuvres et jamais d’œuvres de femmes alors qu’il y a autant d’opéras qui ont été composés par des femmes ?
Un autre exemple : à la fin de mes études, j’ai fait l’expérience d’aller trier les cartons de la bibliothèque du Conservatoire national de musique de Paris pour juste recompter le nombre de partitions de compositrices en musique de chambre et en violoncelle et piano. Et j’étais désespérée d’en voir si peu ! Il y a heureusement des compositrices en musique contemporaine, mais sur le patrimoine, quasiment rien ! Voilà. C’est parti de là.
Au-delà de cette constatation – certes essentielle – d’une sous-représentation des compositrices dans le patrimoine, pourquoi était-il si important pour vous comme interprète de jouer une partition composée par une femme ?
C’est une question importante et très « personnelle ». Je suis convaincue que le fait de ne pas jouer d’œuvres de femmes nuit à la confiance des interprètes féminines. On est beaucoup de femmes à avoir été abîmées par l’énorme sexisme du monde de la musique et de l’enseignement, qui n’est pas forcément volontaire de la part des pédagogues. Globalement il y a beaucoup de pédagogues hommes. Au CNSM de Paris, par exemple, il n’y a jamais eu de femme professeur de violoncelle, mon instrument. Et encore récemment, j’ai entendu un violoncelliste, professeur au CNSM, dire que les femmes techniquement ne jouent pas très bien du violoncelle. Ce sont des choses qui sont ancrées.
Il s’agit donc de restaurer la confiance…
C’est très personnel. Dans mon cas, le fait de jouer toutes ces œuvres de femmes, mais aussi de l’œuvre inédite, bien entendu, est quelque chose qui me porte énormément. Ça restaure cette confiance qui avait été abîmée chez moi, je n’ai plus peur de remonter sur scène. Mais je ne suis pas la seule, on est beaucoup à être extrêmement stimulées par ça. Mais ça ne concerne pas que les femmes, je pense que les hommes doivent bien évidemment également jouer des compositrices.
Pourquoi, selon vous, a-t-on si longtemps ignoré les musiques des compositrices ?
Parce que quand on ne connaît pas quelque chose, on est convaincu qu’il y a une raison. Forcément, se dit-on, c’est parce que ce n’est pas suffisamment bien. C’est vrai aussi pour les hommes ! Je pense qu’il y a des chefs d’œuvre chez les hommes qu’on ne connaît pas. Avant même de les faire ressortir, il faut convaincre que la musique est intéressante. Et puis quand on n’a jamais entendu la musique, ça prend du temps de rentrer dans un langage, c’est ce que je dis à certains journalistes : écoutez plusieurs fois la même piste…
Comment distingue-t-on la pépite ?
Il y a quelque chose d’évident pour moi, c’est qu’on est musiciens et qu’on lit la musique. On n’est pas dans une réflexion intellectuelle, mais c’est tout de suite : on prend les instruments, parfois on s’arrache les yeux, mais on lit. Et la sensation est évidente : il faut qu’il y ait l’envie de le jouer immédiatement, de l’enregistrer, de le faire découvrir, sinon on oublie. C’est-à-dire que quand ce n’est pas bien, on oublie qu’on l’a lu, voilà. En général on est synchrone, le déclic est partagé.
Qu’est-ce qui vous a bouleversée dans ce patrimoine que vous avez découvert ?
Ce bouleversement, c’est assez quotidien, et c’est très partagé avec les autres musiciens. Parfois on a des échecs, parfois de grosses claques, comme Charlotte Sohy que j’ai découverte par l’orchestre, c’était assez luxueux. La musique de Rita Strohl est aussi un grand bouleversement, mais en réalité il y en a beaucoup.
Charlotte Sohy fait l’objet d’un disque dans le label « La boîte à pépites ». Qu’est-ce qui vous a le plus plu chez elle ?
C’est follement dramatique. C’est empreint d’une intensité extrêmement rare. Dès les débuts, les premiers opus, quand on écoute les premiers accords de la fantaisie, c’est incroyablement dramatique, j’adore.
Avec cette « boîte à pépites », chaîne de vidéos et label discographique, vous exhumez les œuvres mais vous présentez également la vie des compositrices.
Oui, parce que s’il est vrai qu’il n’y a aucune spécificité « féminine » dans la musique d’une compositrice, j’aime l’idée de relier son travail artistique à son parcours de vie. Dans le cas d’une femme, ce dernier est aussi un parcours de mère : dans le cas de Charlotte Sohy, sept grossesses dans une vie pas si longue (elle meurt à 68 ans), c’est énorme ! Donc quand je raconte sa vie, je dis aussi : elle était enceinte du cinquième enfant quand elle a composé son opéra, puis elle a accouché, puis il y a eu la première de telle autre œuvre… On me rétorque qu’on n’en parlerait pas pour un homme. Mais à cette époque-là, la plupart des hommes n’étaient pas très impliqués dans la vie familiale. Et d’ailleurs, si Charlotte Sohy n’avait pas été aisée, si elle n’avait pas eu des nurses, elle n’aurait pas eu la vie artistique qu’elle a eue.
Comment avez-vous convaincu les nombreux artistes, dont certains sont célèbres, à participer au festival « Un temps pour elles » et à toutes vos réalisations ?
Parce que je suis musicienne, je ne suis pas juste une directrice artistique qui ne saurait pas ce que c’est de monter du répertoire. Le vrai challenge est là, ça prend du temps de monter des œuvres qu’on ne connaît pas. Quand je leur envoie une partition, ces musiciens savent qu’ils ne vont pas perdre de temps et puis tout le monde est content de découvrir de la musique ! Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon viennent au festival avec un très grand enthousiasme ! Et puis on est tous convaincus qu’il faut qu’on avance, on a tous besoin d’avoir davantage de répertoire de compositrices dans les bacs. Donc j’accomplis une part du boulot qu’ils n’ont pas le temps de faire, je crois que c’est comme ça.
« Un temps pour elles », du 10 juin au 10 juillet : seize concerts à travers le Val d’Oise
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