« Je suis. Chacun d’entre nous. » (« I am. All of us. », en anglais dans le texte). En ouverture du clip de son nouveau titre, The Heart Part 5, prélude de son cinquième album, Mr Morale & The Big Steppers, sorti vendredi 13 mai, Kendrick Lamar endosse un rôle qu’il connaît par cœur : celui de représentant de la communauté noire aux Etats-Unis. Grâce à la technique du deepfake, il prend dans cette vidéo l’apparence de l’ancien joueur de football américain O.J. Simpson, de l’acteur Will Smith, du basketteur décédé Kobe Bryant, ou encore des rappeurs Kanye West et Nipsey Hussle, assassiné en mars 2020 à Los Angeles.
Dans ce morceau, le rappeur évoque le racisme, la pauvreté, la violence, la place des Noirs dans la société… Des thèmes qui abreuvent sa musique depuis le début de sa carrière. Car Kendrick Lamar est un artiste engagé dans ses textes, mais il l’est aussi dans ses actions pour sa ville et sa communauté.
Un bon garçon dans une ville folle
Comme les membres du légendaire groupe de gangsta rap NWA, son camarade The Game ou les stars du tennis Venus et Serena Williams, Kendrick Lamar Duckworth est né à Compton, en périphérie de Los Angeles (Californie). Dans son livre Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche, Nicolas Rogès explique que le rappeur a su rester éloigné des démons des ghettos américains. Et ce même s’« il connaissait des membres du gang des Pirus, une branche des Bloods, notamment Show Gudda, son mentor. Très tôt, ce dernier a voulu le protéger, en l’empêchant de prendre part à toutes leurs activités. Ses potes lui ont dit : ‘Regarde ce que tu peux faire avec un micro, tu as des choses plus grandes à accomplir’. En cela, il est un ‘good kid’ dans une ‘mad city' », résume l’auteur auprès de franceinfo.
Good Kid, M.A.A.D City, c’est précisément le titre de son deuxième album, sorti en 2012, dans lequel le rappeur plonge l’auditeur dans son histoire personnelle et le quotidien d’un jeune Noir américain. L’album lui ouvre les portes de la gloire avec des titres comme Bitch, Don’t Kill My Vibe ou Money Trees. Mais malgré le succès, il reste très accroché à sa ville natale. Il en reçoit même les clés des mains de la maire, Aja Brown, lors d’une cérémonie en février 2016.
Kendrick Lamar ne réhabilite pas seulement l’image de la ville avec sa musique, il participe concrètement à rendre la vie des habitants meilleure, notamment celle des jeunes. En 2015, le rappeur et son label, TDE, organisent un concert et distribuent des jouets aux enfants pour Noël, comme le raconte MTV (en anglais). Il financent aussi des séances du film Black Panther pour mille mômes de Watts, célèbre quartier du sud de Los Angeles, comme le relatait TMZ (en anglais) en 2018. « Il organise également des distributions de fournitures scolaires et soutient la scène musicale locale, mais il reste très discret sur ses actions », précise Nicolas Rogès.
« En Californie, Kendrick Lamar est respecté pour ce qu’il est, ce qu’il fait, poursuit l’auteur. Les amis avec qui ils travaillent viennent de là-bas, c’est important pour lui de les mettre en avant et de montrer la ville sous son meilleur jour. C’est le roi là-bas. » Denis Rouvre, le photographe français qui a réalisé la couverture de son troisième album, To Pimp a Butterfly, raconte à franceinfo une anecdote symbolique du poids du rappeur dans sa ville natale : « Un dimanche à 6 heures du matin, j’étais en train de m’installer avec mon matériel quand la police est arrivée. On m’a dit que je n’avais pas les autorisations. Lorsqu’ils ont compris que j’étais avec Kendrick Lamar, tous les problèmes se sont dissipés. »
« Je voulais le sortir du groupe, lui voulait se fondre dedans »
Denis Rouvre est l’une des rares personnes extérieures au clan de Kendrick Lamar à avoir collaboré avec lui. La dimension politique de l’artiste ne lui a pas sauté tout de suite aux yeux. « Je n’ai compris qu’au moment de la sortie du disque, en l’écoutant, que c’était une cover très politique. Kendrick Lamar voulait parler de sa communauté, de la situation des Afro-Américains aux Etats-Unis », observe le photographe.
Contacté par l’équipe du rappeur, il découvre un joyeux bordel à son arrivée à Los Angeles : « Du rap à fond, de l’alcool, des pétards… », rigole-t-il sept ans après. Il rencontre aussi un jeune rappeur qui ne boit qu’à de très rares occasions, « très accessible, accueillant, présent pour travailler ».
« C’est quelqu’un de doux comparé à sa musique ou à sa bande, beaucoup plus exubérantes. »
à franceinfo
Denis Rouvre se plie aux conditions posées par le rappeur et son équipe. « Il voulait juste un photographe capable de diriger un groupe, l’idée était déjà mûre. Je devais apporter mon esthétique et mettre en scène l’image avec les dollars, la vodka, le juge blanc piétiné. C’est d’ailleurs mon agent de New York qui l’interprète. »
https://www.instagram.com/p/B94uspJhTMg/
Une publication partagée par Denis Rouvre (@denisrouvrestudio)
Il fait face à un groupe dissipé. « J’ai un peu galéré à garder le contrôle, mais je ne me suis pas senti de faire le chef, raconte-t-il. Il fallait que j’arrive à canaliser l’énergie pour capter une image, un moment qui leur plaise. Kendrick Lamar ne voulait être qu’un personnage au milieu. Je voulais le sortir du groupe, lui voulait se fondre dedans, analyse-t-il. C‘était sa manière de rendre hommage à son quartier et ses potes. »
« Le symbole d’un rap enfin considéré »
To Pimp a Butterfly est un hommage à To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur en version française), le roman de Harper Lee dans lequel un homme noir est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Ce troisième opus, imprégné de jazz et d’un discours très politique, enfonce le clou : des critiques conquis, un public acquis à sa cause et cinq Grammys pour couronner le tout, avec des hits comme King Kunta ou I.
Avec ce disque, Kendrick Lamar entre dans une autre dimension. « Il est le symbole d’une période où le rap est enfin considéré comme une forme d’expression légitime, pour ses textes et pour sa résonance sociale, estime Elsa Grassy, maîtresse de conférences en civilisation des Etats-Unis à l’université de Strasbourg.
« Les rappeurs sont reconnus en tant qu’auteurs, pas seulement pour le groove ou le flow, mais aussi pour le sens des paroles, leur poids politique et social. Kendrick Lamar remplit toutes les cases. »
à franceinfo
La nouvelle star du rap est même reçue par Barack Obama à la Maison Blanche. Une rencontre déterminante entre « deux hommes noirs, cultivés mais issus de milieux où l’on a tout à fait conscience du plafond de verre qui pèse sur nous », se souvient le rappeur dans Vice. Cette rencontre a donné lieu à une vidéo dans laquelle il rappelle l’importance d’avoir un mentor et déclare vouloir assumer son rôle d’exemple pour la jeunesse : « Je veux, moi aussi, être un mentor pour les plus jeunes et transmettre la sagesse que j’ai reçue. Si je l’aide à devenir meilleure, ce sera la preuve de mon influence auprès de cette jeunesse. »
Outre l’ancien président des Etats-Unis, Kendrick Lamar a également été marqué par Malcom X. La lecture à l’adolescence de The Autobiography of Malcolm X a contribué à son parcours d’artiste. « C’est la première connaissance qui m’a permis de construire mon approche de la musique. Je suis parti d’une idée simple, de l’envie de me cultiver et de m’améliorer constamment, comme le faisait Malcolm », explique-t-il à Vice.
De « Black Panther » au Pulitzer
Aujourd’hui, Kendrick Lamar fait l’unanimité. Dans le hip-hop, dans le divertissement – il a été choisi par Disney pour élaborer la bande originale du film Marvel Black Panther en 2018, le premier blockbuster avec un super-héros noir mettant en avant la culture africaine – et même au sein du milieu intellectuel. En 2018, le rappeur a reçu le prestigieux prix Pulitzer pour son quatrième album, DAMN., devenant le premier artiste, hors musique classique et jazz, à remporter cette récompense.
« C’est un peu le Bob Dylan du rap pour la reconnaissance qu’il a obtenue des institutions. »
à franceinfo
L’icône de la pop a obtenu le prix Nobel de littérature en 2016. « Lui et Kendrick Lamar sont rentrés dans des panthéons qui leur étaient interdits », ajoute-t-elle. « Si j’étais un peu provocateur, je dirais qu’on s’en fiche un peu, nuance Nicolas Rogès. Cela a rattrapé des années de snobisme et c’est comme si cela donnait le droit de parler de Kendrick Lamar parce qu’il a été validé par des instances littéraires et intellectuelles. » Le rappeur n’a pas dit autre chose au moment de recevoir son prix en avril 2018. « C’est une de ces choses qui auraient dû arriver il y a longtemps (…). Voir que le hip-hop a la reconnaissance qu’il mérite en tant que véritable forme d’art n’est pas génial que pour moi, mais aussi pour le hip-hop en général.«
Cette légitimité le place en première ligne au moment des émeutes qui éclatent en 2020 outre-Atlantique, après la mort de George Floyd, tué par un policier. Si Kendrick Lamar ne s’exprime pas publiquement, il manifeste. Mais c’est surtout au travers de l’une de ses chansons, Alright, tirée de To Pimp a Butterfly, qui sert d’hymne aux manifestants, qu’il est le plus présent. « Ce sont les manifestants qui lui ont donné cette ampleur, détaille Elsa Grassy. Elle s’appuie sur un clip qui communiquait déjà un message politique, car on y voit par exemple l’arrestation musclée d’un Afro-Américain par la police. ‘Alright’, c’est la preuve que la musique peut encore servir de support à l’action politique d’une communauté. »
« Je dirais que c’est l’un de mes meilleurs morceaux, parce qu’il donne à ces gamins une voix en leur transmettant l’idée qu’ils peuvent changer la donne, analyse Kendrick Lamar dans Vice. Ils sortent, ils passent à l’action et font de grands discours, même si ça reste à l’intérieur de leurs communautés et que ça ne dépasse pas leurs cercles d’amis. Ils veulent faire la différence. »
« Mon peuple »
Porté sur ses épaules les attentes et les espoirs d’une communauté, Kendrick Lamar s’y est habitué. Il en est pleinement conscient. « Il faut que je donne au monde. Je crois que j’ai la responsabilité [d’apprendre] de mes erreurs et de [faire partager] ma connaissance et ma sagesse. Je ne prends pas ça comme un job ou comme un loisir, il s’agit vraiment de ce que j’ai à offrir au monde », avance-t-il, toujours dans Vice. « Cette responsabilité est très lourde à porter, mais il l’exorcise en musique », considère Nicolas Rogès.
« Kendrick Lamar s’interroge : aura-t-il fait assez de choses pour sa communauté ? »
à franceinfo
Dans son cinquième album, il ne devrait pas se défiler. Le pseudonyme « Oklama » sous lequel il a lancé l’album et qui apparaît en ouverture du clip de The Heart Part 5 en atteste. « On pourrait se dire que c’est juste une fusion de ‘Official’ ‘Kendrick’ et ‘LAMAr’. Mais où est le ‘r’ ? », théorise Elsa Grassy. Elle avance une autre piste : « En langue choctaw, parlée dans l’Oklahoma et le Mississipi, ‘okla’ signifie ‘peuple’ et ‘ma’ est ajouté aux mots qu’on utilise pour s’adresser à une personne ou à un groupe. ‘Oklama’ est donc une façon de s’adresser à sa communauté (‘écoute, mon peuple’). S’il voulait échapper à son rôle de porte-parole, il ne se présenterait pas comme ça. »
Source: Lire L’Article Complet