Ils ont été les tout premiers de la filière musicale à reprendre le travail à l’issue de deux mois de fermeture due à la pandémie de Covid-19 : la plupart des disquaires indépendants français ont rouvert leurs portes dès le 11 mai. Comment se passe la reprise et comment envisagent-ils l’avenir ? Après avoir parlé à trois d’entre eux, situés à Paris, Lyon et Strasbourg, on peut dire que le disque ne tient qu’à un fil mais tourne encore à peu près rond.

« Depuis la réouverture, on a un peu de monde mais c’est surtout du lien social : les copains du quartier viennent dire bonjour, prendre des nouvelles. On a vendu un peu de disques aussi. Chez certains, j’ai senti ce soulagement de se dire : on n’est plus obligés de n’acheter que des courgettes et du steak, on peut enfin s’offrir un truc pas vraiment vital : un disque !« , s’amuse Caroline Vinrich du Walrus, le disquaire-bar parisien du 10e arrondissement de Paris situé à un jet de pierre de la gare du Nord.

Un déconfinement solidaire mais encore calme

« Les fidèles et les gens sensibles à notre cause sont passés la première semaine, mais la deuxième ça s’est calmé. Maintenant on va entrer dans le dur, parce qu’il n’y a plus du tout de touristes« , s’inquiète Jacques de 33 and CO à Strasbourg, disquaire traditionnel établi en zone piétonne. « Sans cafés et sans restaurants, ça ne marche pas. Un habitué qui vit à 80 km m’a dit : je voudrais bien venir chercher mes disques mais on ne peut même pas aller au restau ou se faire un petit café alors je viendrai quand tout sera rouvert« .

Chez le disquaire The Walrus, Paris 10e. (LAURE NARLIAN)
Il y a eu un petit changement de paradigme : les gens ont décidé de moins acheter sur internet pendant deux mois parce qu’ils tiennent à garder leur disquaire et leur librairie de quartier« , constate de son côté Ludo de Tiki Vinyl Store, disquaire généraliste niché sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon. « Chez ceux qui sont venus depuis quinze jours, j’ai senti avant tout l’envie d’échanger, de discuter. Mais ça sert aussi à ça un disquaire de quartier« .

Des commerces déjà fragilisés par une série de crises

Julie David, co-dirigeante du Walrus, qui a fondé il y a trois ans le GREDIN, syndicat et groupement d’une centaine de disquaires indépendants français, confirme : selon les remontées de la centaine de disquaires qu’elle représente (ils sont quelque 350 en France au total), l’effet de solidarité a été assez fort les premiers jours. « Maintenant, ceux qui risquent d’être le plus en difficulté sont ceux qui l’étaient déjà avant« , pronostique-t-elle en soulignant que l’épidémie de Covid-19 est survenue à l’issue d’une série de crises qui ont précarisé ces commerces déjà fragiles.

On parle de deux mois de grève des transports à Paris, d’une grève à la SNCF en régions et de la crise des gilets jaunes qui a affecté durant des mois les commerces de centre-ville. « Ceux qui étaient déjà fragilisés par les crises précédentes vont souffrir. La grande lutte, ça va être les deux mois de loyer (du confinement) qui vont être très compliqués à payer. Les ennuis sont à venir. Il y a encore beaucoup de choses en suspens. Les aides sont encore là mais lorsqu’elles vont s’arrêter, le risque est de se retrouver devant un mur de dettes infranchissable. »

Au comptoir du disquaire parisien The Walrus, qui fait aussi bar en temps normal, en mai 2020. (LAURE NARLIAN)
Pour autant, « je trouve que le gouvernement nous a bien accompagnés, même si c’est largement insuffisant« , reconnaît Jacques de 33 & Co à Strasbourg. « On a eu la guerre mais on n’a pas cassé les ponts. Mon employé était au chômage partiel, j’ai eu l’aide de 1.500 euros, mais le plus important c’est le prêt de l’Etat que j’ai contracté. Si vous n’avez pas d’argent, vous êtes mort. Alors évidemment il va falloir le rembourser ce prêt. Mais on devrait pouvoir tenir jusqu’à la fin de l’année. Maintenant, je prie pour qu’il n’y ait plus un seul grain de sable dans les mois à venir.« 

Au delà des aides de l’Etat, la solidarité a-t-elle joué dans la filière ? « La première action du GREDIN a été de contacter les majors et les distributeurs pour obtenir des reports d’échéances« , se souvient Julie David. « Seules les majors Universal et Warner ont réagi extrêmement rapidement et très favorablement à nos demandes et nous les en remercions. Nous comprenons bien que ce soit plus difficile pour les labels indépendants. » 

Le mur de disques vinyl chez le disquaire The Walrus (Paris Xe). (LAURE NARLIAN)

Le Disquaire Day, une lumière au bout du tunnel

Le Disquaire Day, qui peut multiplier le chiffre d’affaires des disquaires par sept pour une seule journée, pourrait apporter un bol d’air frais bienvenu au secteur. Originellement prévu le 18 avril, il a été reporté au 20 juin en France et sera complété par les trois dates exceptionnelles décrétées par le Record Store Day américain les 29 août, 26 septembre et 24 octobre. Après avoir été sceptiques face à ce saucissonnage qui complique la visibilité et la compréhension, tous les disquaires que nous avons interrogés ont décidé de faire bonne figure.

D’autant qu’il est possible pour la première fois cette année au Disquaire Day de proposer des pré-commandes aux clients. Cette mesure apparaît non seulement comme un rassurant filet de sécurité pour les disquaires mais aussi comme un bon moyen d’éviter la cohue habituelle. « Au mois de juin, on va garder les précautions : pas plus de trois personnes dans la boutique, masques de rigueur et gel hydro-alcoolique à l’entrée. Grâce aux pré-commandes, on ne se retrouvera pas avec un magasin bondé le jour du Disquaire Day« , se félicite Ludo à Lyon.

Chez le disquaire The Walrus (Paris 10e) en mai 2020. (LAURE NARLIAN)

Rester force de proposition

Le patron du Tiki Vynil Store de Lyon reste raisonnablement optimiste et parie sur les initiatives pour dynamiser son offre. « Quand on est indépendant on passe forcément par des hauts et des bas et là on a déjà réussi à passer deux mois. Mais il faut rester force de proposition. Pour fêter nos six ans d’existence nous allons lancer toute une série d’opérations spéciales de découvertes et de thématiques sur des albums ou des labels comme Third Man records ou Daptone, qui ont marqué la vie du magasin« , détaille-t-il.

« Nous sommes dans une phase de grande incertitude mais je reste positive et je pense qu’on va y arriver« , espère Julie David. « Tous, quels que soient nos métiers, nous vivons actuellement au jour le jour. Le philosophe Emmanuel Kant disait : l’intelligence d’un homme se mesure à la quantité d’incertitudes qu’il est capable d’encaisser. Eh bien on y est ! Il faut avancer pas à pas. Aujourd’hui on met des masques pour regarder les disques en espérant que demain il n’y aura plus que du gel et qu’après-demain on pourra patouiller à nouveau dans les bacs à disques pleins de microbes (rires). On a hâte aussi d’aller aux concerts et de boire des bières collés les uns aux autres. En attendant, on s’adapte et on reste solidaires.« 

Tiki Vinyl Store : 13 rue René Leynaud à Lyon (1er)
33 and CO : 49 Grand’ rue à Strasbourg
The Walrus : 34 ter rue de Dunkerque à Paris (10e)

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