Ce vendredi 4 mars, la chanteuse virtuose de jazz Cécile McLorin Salvant lance son sixième album, Ghost Song, sa première collaboration avec le prestigieux label Nonesuch Records. Ce disque très beau et captivant, dont une grande partie a été enregistrée pendant la pandémie, succède à The Window, qui était sorti en septembre 2018 et qui dévoilait l’alchimie du duo formé par l’artiste franco-américaine et le pianiste Sullivan Fortner, un album distingué par un Grammy Award – comme les deux précédents.
Trois ans et demi plus tard, avec Ghost Song, la jeune trentenaire propose sept chansons originales et cinq reprises de musiques de Kate Bush (le célèbre Wuthering Heights), Sting, Gregory Porter, Harold Arlen et Kurt Weill. Ne s’imposant aucune barrière de style, la vocaliste explore – et assume – des esthétiques très variées – pop, jazz, world, folk – comme elle aime à le faire, s’aventurant au-delà des frontières du genre musical qui l’a vue s’épanouir.
Des fantômes et des deuils
L’album s’ouvre et se referme sur un chant a cappella dans le style vocal traditionnel irlandais sean-nós, ce qui donne la sensation d’une boucle. Cécile McLorin Salvant a tenté de mettre les chansons de l’album en miroir les unes des autres, le fantôme de Wuthering Heights et celui d’Unquiet Grave étant placés respectivement en ouverture et en clôture d’un disque traversé, par ailleurs, par les thèmes de la nostalgie et du désir.
Pour la chanteuse, l’histoire de Ghost Song restera marquée par deux deuils, celui de l’ancien batteur de son trio Lawrence Leathers, mort brutalement en 2019, et celui de sa grand-mère, disparue après l’enregistrement du disque. Entre-temps, un autre programme attend son heure : avant même de réaliser le précédent album The Window, Cécile McLorin Salvant avait écrit et enregistré une pièce intitulée Ogresse, sur laquelle elle nourrit de grandes ambitions.
Franceinfo Culture : l’album Ghost Song a été enregistré pendant la pandémie. Comment avez-vous vécu cette période, artistiquement et personnellement ?
Cécile McLorin Salvant : Cette période m’a aidée pour l’inspiration de nouvelles chansons, mais elle m’a bloquée dans d’autres domaines. Avant, j’étais un peu insomniaque. Avec la pandémie, j’ai développé une insomnie que j’ai seulement commencé à gérer récemment… J’ai eu des moments de crise, j’ai eu la sensation que le temps s’arrêtait, mais en fait le temps passait trop vite… D’un coup, j’ai 32 ans, je n’ai pas compris. On a perdu plein d’expériences… Comme tout le monde, je pense. Mais j’ai aussi vécu des belles choses. À New York, dans mon quartier, tout a changé. Avant, aux États-Unis, on ne pouvait pas trop sortir avec une bouteille, boire à la bouteille… Et là, les gens se retrouvaient dans des parcs, il y avait des tables, des terrasses, ce qui n’est pas très répandu. On voyait de plus en plus de gens à l’extérieur, il y avait une ambiance très particulière, avec de très beaux moments et des moments… pourris !
La chanson I Lost My Mind, placée au milieu du disque, est-elle liée à l’un de ces moments de crise ?
I Lost my Mind [traduction : J’ai perdu la raison] explique un peu mon état d’esprit. Alors qu’on travaillait sur l’album, j’ai commencé à avoir cette idée, cette sensation dans ma tête, avec ce que cela peut impliquer de positif et de négatif, la célébration de ce qui peut être libérateur dans cette expérience : « J’ai perdu la raison et ça me donne une certaine liberté. » Pour moi, c’est quelque chose d’assez important quand on essaye de créer, de faire de la musique, de l’art. Le début de la chanson évoque le fait d’être dans un sablier, de bronzer sur le sable d’une plage à l’intérieur de cet objet. J’avais vraiment cette impression. On est à la fenêtre, on regarde ce qu’il se passe dehors, on ne peut pas sortir et le temps passe, malgré tout. À cette époque, j’étais obsédée par les sabliers. J’adore cet objet et j’ai atteint alors le pic de mon obsession ! Je les collectionnais, je les dessinais tout le temps, je regardais les peintures où il en apparaissait…
Indépendamment de la crise traversée durant la pandémie, avez-vous peur du temps qui passe ?
[Elle réfléchit] Oui et non. La première réponse, c’est oui. Mais en même temps, quand on s’y résigne, quand on se dit qu’on n’a pas le choix, que le temps va passer, je trouve qu’il y a quelque chose de réconfortant de savoir que cela passera, même les mauvaises choses, les mauvais moments. Ça passe.
Les thématiques du fantôme, du deuil au sens large, traversent l’album… La mort du batteur Lawrence Leathers, qui était un partenaire musical et un ami, était-elle très présente dans votre esprit au moment d’écrire certaines chansons ?
Oui. La mort de Lawrence, je n’ai pas de mot pour exprimer à quel point ça m’a affectée. Il est avec moi, dans mes pensées, je pense à lui tous les jours, il me manque beaucoup. Forcément, c’est dans cet album. C’est impossible de dire que ça se trouve dans telle ou telle chanson. C’est dans tout ce que j’ai fait depuis. Mais Ghost Song [titre éponyme du disque] est une chanson que j’ai écrite avant sa mort. Elle parle de deuil mais aussi de nostalgie, de la mémoire, de cette idée de célébrer l’absence. C’est une célébration de l’imagination, de l’acte d’imaginer un esprit qui est là, avec nous, et que cela devienne réel… Si tout cela n’était pas prémédité au moment de l’écrire, les choses se sont transformées. Ma grand-mère est morte l’été dernier, alors que l’album était quasiment fini. J’accepte aujourd’hui l’idée que tout cela puisse parler de deuil.
Gardez-vous le souvenir de moments particulièrement forts, ou magiques, durant le processus d’écriture ou d’enregistrement ?
J’ai enregistré Wuthering Heights dans une église. Une tempête de neige arrivait, on était en doudoune dans l’église avec les gants, on tremblait… Je chantais Wuthering Heights en tremblant. Je me souviens aussi de l’écriture de chansons à la maison. J’étais sous la douche, les chansons venaient d’un coup ! Mais l’un des moments les plus magiques, c’est quand j’ai chanté avec mes nièces, chez elles à Miami, une citation de Colette, une écrivaine que ma grand-mère adorait. Il y avait cet aspect générationnel avec ces nièces qui sont les arrière-petites-filles de ma grand-mère qui est morte peu de temps après. C’était pour moi un moment énorme.
Parallèlement à vos deux derniers disques, vous avez enregistré un autre programme, Ogresse, inédit à ce jour. Pouvez-vous nous en parler ?
Ogresse était un projet énorme pour moi, qui a ouvert beaucoup de choses. C’est un conte musical de 80 minutes pour lequel j’ai tout écrit, avec plusieurs personnages, une ogresse dans les bois, une histoire d’amour… C’était complètement différent de tout ce que j’avais fait auparavant, j’avais vraiment peur. Faire ce projet m’a donné l’élan pour continuer dans une lancée où désormais, c’était plutôt moi qui prenais l’initiative. Avant, j’étais assez passive, j’enregistrais quand on me demandait de le faire, j’enregistrais le son du groupe avec lequel je jouais, il n’y avait pas beaucoup de réflexion préalable. Avec Ogresse, j’ai vraiment commencé à sculpter les projets. Il y a deux chansons en français, le reste est en anglais, les arrangements sont de Darcy James Argue. En studio, nous étions treize ou quatorze.
Quand sortira cette musique ?
On est en train d’en faire un long métrage d’animation. Je coréalise le projet avec une animatrice belge, Lia Bertels, qui est incroyable. Ce type de projet est très onéreux et prend beaucoup de temps, trois ou quatre ans. La musique a été enregistrée en décembre 2019, juste avant le Covid. Toute l’animation est faite à partir de cet enregistrement. Quand on a décidé d’en faire un long métrage, j’ai choisi de ne pas sortir la musique avant le film.
Au fil du temps, ressentez-vous une évolution de votre voix et de votre façon de chanter ? Dans le disque, vous usez de moins d’effets que d’habitude. Est-ce réfléchi ou spontané ?
Je pense que cela vient petit à petit. Chez les jeunes chanteurs, il y a souvent une tendance – et c’est vraiment mon cas ! – à vouloir sonner plus vieux que ce qu’on est. Quand j’avais 14 ans, je voulais avoir la voix d’une alto de 50 ans qui avait fumé toute sa vie, et qui avait un genre de voix grave et riche… On essaye de créer une fausse richesse ! Il y a quelques mois, je me suis écoutée dans une vidéo où je devais avoir 18 ans. J’entends ma voix, elle est grave, je voulais avoir la voix d’une personne bien plus âgée. Maintenant, je pense que j’assume le fait que j’ai une voix aiguë, je suis soprano, j’ai une voix qui est posée à un certain endroit et il faut l’accepter ! [elle rit] Je pense que je connais ma voix plus qu’avant. Je continue à essayer des choses, des sons et je pense que je le ferai toute ma vie. Mais je le remarque, ma voix change, et puis elle vieillit aussi !
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