Avec le fonds Bérurier Noir, le punk a enfin fait son entrée en juin 2021 au département musique de la Bibliothèque Nationale de France. Ce don exceptionnel, très complet, réuni par les membres du groupe FanXoa et Masto, couvre la période allant de 1977 à 2020. Constitué de vingt-deux cartons de documentation, sept cartons à dessin et six caisses de costumes de scène et d’accessoires, il témoigne de l’aventure de la formation phare du rock alternatif français des années 80 mais aussi de la scène qui l’a vu naître (Lucrate Milk, Béruriers) et des groupes qui lui ont succédé (Molodoï, Anges déchus).
François Guillemot alias FanXoa, devenu historien et chercheur au CNRS, présente ce fonds le vendredi 11 mars lors d’un colloque ouvert au public baptisé « Vive le Feu : Bérurier Noir« . Il y reviendra sur l’histoire de cette flamboyante aventure collective et combative particulièrement galvanisante sur scène, et sur les inspirations politiques, culturelles et philosophiques qui ont nourri « ce groupe du genre humain« , auteur d’hymnes révoltés tels Salut à toi, L’Empereur Tomato Ketchup ou Porcherie.
À quelques jours de cet évènement, François Guillemot, 58 ans, a accepté de nous éclairer sur le contenu et l’intérêt de ce fonds et sur la trajectoire du groupe, mais aussi sur son cheminement personnel, sur les origines de sa passion pour l’Asie, sur sa complicité passée avec Loran des Bérus et sur son rapport vital à la création.
Franceinfo Culture : En quoi est-ce important de faire entrer le fonds Bérurier Noir à la BNF ?
François Guillemot, alias FanXoa : Je pense que l’aventure Béru est de nature à être transmise au public, c’est un savoir-faire ou un savoir non-faire qu’il faut pouvoir transmettre à tout le monde. En tout cas pour se faire une idée de ce qu’était cette période. Après avoir été contacté par Benoît Cailmail de la BNF, je me suis aperçu que j’avais constitué une quasi archive privée, parce que j’ai toujours compulsé et compilé différents documents, pour diverses raisons. C’était ma façon anthropologique de voir les choses : on participe à quelque chose et on conserve une trace de ce qu’on fait. Pour moi, c’était donc assez naturel que cela rejoigne la BNF, c’était l’idéal dans la mesure où je sais comment fonctionnent les institutions de type universitaire puisque j’ai fait ma thèse en travaillant beaucoup sur le fonds du dépôt légal Indochine avec les revues vietnamiennes de l’époque de la colonisation.
En juin 2021, lorsque vous avez fait ce don, vous avez souligné sur votre blog FanXoa que « la musique alternative n’est pas moins savante sur le plan des idées que la musique dite savante« . Est-ce l’un des enjeux de cette cession ?
Oui tout a fait. Même si je n’oppose pas les deux : j’écoute aussi de la musique classique. Je trouve ça intéressant d’avoir les deux, d’autant plus que les classiques d’aujourd’hui étaient peut-être les punks d’hier.
Sur le plan des idées, et c’est je crois la particularité de ce fonds, nous avons apporté avec Masto (saxophoniste et photographe de Bérurier Noir NDLR) beaucoup de coupures de presse, de fanzines, de revues et de brochures qui sont un peu une photographie de l’époque.
Le fonds contient les diverses sources d’inspiration que j’ai pu conserver. Un certain nombre a été détruit, malmené ou même volé et cela fait aussi partie des enjeux. Le fonds montre la fabrique d’un groupe alternatif. L’essentiel de la création est là mais aussi les agendas pour resituer l’époque. Nous sommes devenus célèbres entre guillemets mais au départ il y a des petits carnets griffonnés et des ébauches de morceaux. On va d’ailleurs être surpris de constater la façon dont cela a évolué, et certains textes peuvent apparaître aujourd’hui extrêmement violents et noirs.
Ce fonds documente une aventure collective. Mais dans la mesure où ces archives concernent également vos groupes Molodoï, François Béru et les Anges déchus et vos labels Division Nada et Folklore de la Zone mondiale, elles racontent aussi un cheminement plus personnel, le vôtre. Comment analyseriez-vous ce cheminement ?
Ça part de l’explosion punk, britannique et française avec The Clash, Siouxsie and the Banshees et Métal Urbain. Mon premier concert, c’est Starshooter à la fête des Jeunesses communistes en 1978 et puis ensuite le festival Rock d’Ici à l’Olympia le 10 juillet 1978. C’est la musique, c’est l’esthétique, c’est l’image, et en particulier tout ce que faisait Bazooka dans le journal Libération, qui m’a mené au punk.
Dans les années 80, on était à peu près dans la même situation qu’aujourd’hui avec deux blocs, les Etats-Unis d’un côté, l’URSS de l’autre et l’Europe comme champ de bataille, et on se demandait qui allait prendre le premier pershing dans la tête. Cette situation est à la genèse de Bérurier Noir et va marquer toute l’histoire du groupe.
Notre création est imprégnée de cette confrontation des deux blocs, et c’est pour ça qu’on se disait un peu de façon grandiloquente des « dissidents de l’Ouest » dans le sens où on aimait ce que faisaient les dissidents de l’Est. On pouvait reproduire ce type de modèle sur des régimes démocratiques, c’est à dire qu’une marge puisse s’exprimer, avoir des contre-récits ou des contre-discours par rapport au pouvoir. Cette période va se clôturer en juin 1989 avec la répression de la place Tian’anmen (Pékin, Chine NDLR), qui nous a marqués. Sauf que là on n’a pas pu sortir ce maxi, En deuil, qui devait marquer notre soutien aux étudiants de la place Tian’anmen. Notre dernier concert se déroule à l’Olympia le 11 novembre 1989, au moment où le mur de Berlin tombe, détruit à coups de masse par le peuple. Molodoï en est une continuité, ce groupe est le reflet du conflit en Yougoslavie, de ce monde un peu perdu avec le bloc soviétique qui s’effondre. On a un cheminement de l’histoire du monde à travers tous ces groupes. Et en parallèle à tout ca, il y a quelque chose qui me structure, c’est mon appétence pour l’Asie et pour les arts martiaux, avec la pratique du karaté.
D’où vient votre passion pour l’Asie ? Des arts martiaux, du cinéma asiatique, de l’amour (on sait que vous avez épousé par deux fois des Vietnamiennes) ?
Je dirais d’abord le cinéma asiatique, et en particulier la nouvelle vague du cinéma japonais des années 60 qui m’a beaucoup marqué, avec Nagisa Oshima, Shohei Imamura, Masahiro Shinoda mais aussi Shuji Terayama. C’est un cinéma politique, anthropologique, assez intellectuel, et qui interrogeait véritablement la condition humaine. Après, il y a eu les rencontres amoureuses. Mais l’esthétique asiatique m’a toujours parlé, et cela depuis l’enfance. Mon arrière grand oncle, le Dr Adrien Borel (1886 – 1966 médecin-psychiatre de l’hôpital Sainte-Anne), avait accumulé dans son grenier des tas d’objets venant d’Asie, des choses curieuses, un brûle parfum, un paravent, quelques dessins de Foujita. Ces objets avaient appartenu à Adèle Clément, mon arrière grande cousine, une violoncelliste très indépendante qui avait ramené ces objets de ses voyages en Asie.
Votre intérêt pour le karaté naît après celui pour le cinéma asiatique ?
A peu près en même temps. J’ai d’abord eu une période assez « destroy » où le corps en a pris beaucoup pour son grade, avec l’alcool, la colle et tout ce qui traînait dans le milieu punk. À la fin du groupe Béruriers (avant Bérurier Noir NDLR) je décide de dire stop et d’effectuer un changement à 180 degrés. Quand j’entre aux Beaux-Arts en 1982, je change complètement.
Je fais un premier stage de karaté au stade Charléty en décembre 1982, conduit par un instructeur d’origine maghrébine, lui-même disciple de la Japan Karaté Association. J’apprends donc le karaté à la dure, dans des dojos traditionnels de la banlieue parisienne.
Aujourd’hui je continue à m’entraîner, à distance, avec mon maître Moncef Abdelwahed. On en trouve quelques traces dans les archives. Je considère que c’est structurant parce que même après les concerts de Bérurier Noir, parfois, j’avais envie de refaire un kata pour me recentrer sur quelque chose de stable.
C’est évident, oui. L’actualité récente est très anxiogène pour les jeunes, je le vois avec mes enfants. Je viens de participer à Bourges avec Yoko Higashi, une musicienne qui est aussi maître de sabre, à un workshop intitulé « Hacker la guerre », qui était un hommage au cinéaste Terayama. Nous avons réuni neuf étudiants et étudiantes dans un lieu culturel qui s’appelle l’Antre Peaux et ça a très bien fonctionné, d’autant que la guerre en Ukraine a surgi au cœur du workshop. On s’est rendus compte à quel point était importante la création, soit pour exorciser, soit pour condamner, soit pour émettre un avis ou une pulsion. Ce n’est pas pour rien que le grand tableau Guernica (ce tableau de Picasso, l’un des plus connus au monde, représente le bombardement de Guernica durant la guerre d’Espagne en 1937, NDLR) a eu cette aura, a pris cette dimension au plan international. Je pense que ce sont des marqueurs de création qui font qu’on se rappelle d’un contexte. En tout cas, ça aide à comprendre et définir notre temps et à réagir à la violence qui peut s’abattre directement sur une population à un moment donné.
Y a-t-il un aspect méconnu des Bérus que vous auriez à cœur de mettre un peu plus en avant et qu’on retrouverait dans le fonds ?
Je ne veux pas donner d’indication particulière mais je dis souvent que Bérurier noir s’est construit sur les cendres des Béruriers, qui produisaient une musique extrêmement lancinante et un peu bizarroïde. Il y a des cassettes qu’on pourrait même essayer de ressortir. La transition entre Bérurier Noir et Molodoï me paraît aussi intéressante dans la mesure où je sors d’une sclérose qui habite le groupe à la fin des années 80 et l’empêche d’évoluer. Je pense que toutes les transitions sont intéressantes. Mais après ce n’est pas à moi d’analyser.
Ce qui vont réjouirait le plus, finalement, c’est que des chercheurs mettent à jour à travers ce fonds des choses que vous vous n’aviez ni vues ni perçues.
Exactement. Les gens peuvent interroger un tas de facettes différentes de ce fonds. C’est cela qui me paraît intéressant. Quelqu’un qui va travailler sur le genre ou les communautés LGBT va se dire mais c’est quoi ce groupe ? Il remarquera peut-être que sur le titre Jim la jungle, on portait des jupettes et des fringues que l’on qualifierait de queer aujourd’hui. Mais nous étions humanistes avant tout, d’où notre slogan « Yes Futur », qui avait été inscrit sur un drapeau de scène par Micky, notre acrobate vietnamien, gymnaste et artiste martial.
Et bien peut-être de parler aussi de ce qu’il n’y a pas dans ces archives.
A un moment donné, en 1989, j’ai fait une erreur : j’ai brûlé tout le courrier de nos fans, parce qu’il y avait des pressions policières importantes sur le groupe et des cambriolages politiques.
J’avais les contacts de 600 personnes, je ne voulais pas que cela tombe aux mains des RG. Mais en fait j’aurais dû enterrer ça quelque part, les mettre en lieu sûr plutôt que de les brûler. Du coup, j’ai conservé ensuite toutes les correspondances pour Molodoï, qui donnent des reflets sur les Bérus, forcément.
Que reste-t-il du punk aujourd’hui, où vit-il ?
C’est une étiquette, en fait.
Vous n’avez d’ailleurs jamais été dupe de ça, pas plus que de l’étiquette « alternatif »…
Exactement. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. C’est le contenu. J’aime beaucoup par exemple le groupe Soap&Skin, une artiste qui fait de la musique post je ne sais pas quoi. J’adore aussi le groupe Mansfield.Tya, avec lequel j’ai chanté Les filles mortes. Je serai sur scène avec elles au prochain Printemps de Bourges. L’esprit punk je le retrouve aujourd’hui chez les amateurs de mangas, de cosplay, dans le look des jeunes avec cheveux rouges, manteaux militaires et colliers de chien. Quand je croise ces jeunes lookés j’ai l’impression d’être en 1977 devant le magasin Music Box (alors situé rue Saint Sulpice à Paris, NDLR). Cependant, l’imaginaire de ces jeunes est sans doute assez différent du nôtre, qui était très post guerre mondiale. Le leur est davantage dans une forme de virtualité mondialisée.
Je pense qu’il y avait deux voies. Celle mise en œuvre par les Ogres de Barback, ce groupe qui avait un chapiteau pour tourner et fonctionnait comme une troupe de cirque. Là c’était la mise en place du Macadam Circus, ce qui me plaisait moins.
J’étais plus pour un retour à 1983, à des choses très simples et très techno car la musique synthétique commençait à prendre.
J’aurais voulu revenir à ce que faisait Suicide ou bien DAF, ce groupe allemand de deux garçons avec des rythmes très technoïdes. Je pense qu’il y avait moyen de faire un truc intéressant, en introduisant bien sûr le contexte de l’époque dans la musique. Or, ce tournant là n’a pas été pris du tout. Il faudrait demander à Loran pourquoi il n’a pas voulu. Ça reste une sorte de fantasme pour moi de refaire un duo avec quelqu’un sur ces bases-là.
Il y a deux ans, vous avez retravaillé ensemble et il a été question d’une reformation des Bérurier Noir.
En 2020 nous avons fait une résidence d’une semaine à l’Antre Peaux à Bourges avec Loran, Masto et JeanMi. Mais cela n’a débouché sur rien à part la composition de deux titres, que je trouve très bons. Je pense que Loran est accroché au passé, il ne veut pas le défaire. Il a peut-être peur de déconstruire une sorte de mythe. Moi je ne pense pas au passé. À partir du moment où on fait quelque chose de nouveau c’est nouveau. J’ai des carnets remplis, une trentaine de textes. C’est dommage parce que je pense qu’il y avait de belles choses à faire.
En fait, Loran était le partenaire idéal, vous vous entendiez bien pour créer ?
Avec Loran, c’était très bien : on était vraiment le pile ou face, les pôles moins et plus dans la pile, ça allait vite dans la création. Il y avait une grande complicité entre nous, qui était presque comme une complicité amoureuse, parce qu’on partageait énormément de choses. Mais je n’ai pas de regrets. Les choses se font ou ne se font pas. On avait un très beau titre qui s’appelle Nous sommes les arbres, j’aurais aimé qu’il sorte parce que c’était un arbre qui raconte sa vie. Mais ce n’est plus à l’ordre du jour.
La scène vous manque-t-elle?
Non, pas la scène, parce que la représentation de soi-même devant un public je trouvais ça plutôt dérangeant en fait. Ce qui me manque c’est la création. La vidéo, la peinture, l’écriture.
J’aurais bien aimé qu’on soit invisibles et qu’on continue à diffuser et à produire des choses sans se montrer. L’idéal c’était presque le modèle de Daft Punk qui s’est développé après.
Mais avec un fond plus trash et beaucoup plus politique dans le sens où on aurait abordé des sujets d’actualité et avec une portée universelle sans doute.
Colloque « Vive le feu : Bérurier Noir »
Vendredi 11 mars 2022 à partir de 9h30
Entrée libre, réservation recommandée sur affluences.com
A noter : le fonds Bérurier Noir, encore en cours de description au catalogue, ne sera pas consultable à la BNF avant le second semestre 2022.
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