Thierry Mugler, couturier, metteur en scène, photographe…, assume d’être pluridisciplinaire. Entretien avec le créateur emblématique des années 1980 et 1990, dont la présence se fait rare.

Depuis dix-sept ans qu’il a tiré sa révérence à la mode, Thierry Mugler s’est fait discret. Créateur emblématique des années 1980 et 1990, il a marqué l’histoire de cette industrie, avant de décider de s’arrêter, en 2002, pour se consacrer à ses deux autres passions, la photo et la mise en scène. L’homme est rare. Il revient dans la lumière. Thierry Mugler, qui a repris Manfred, son autre prénom – parce que son identité était devenue une marque -, vit à Berlin. Il fait la navette, cet hiver, avec le London Coliseum, où il chorégraphie McGregor + Mugler, et, bientôt, il s’installera à Munich pour le vernissage de l’exposition Couturissime, consacrée à son œuvre dans la mode, visible en attendant à Rotterdam, aux Pays-Bas (au Kunsthal, jusqu’au 8 mars 2020), où nous l’avons rencontré sous un ciel bas de peintres flamands. Il pénètre dans le salon de cet hôtel en bordure du canal, et sa stature body-buildée, sculptée comme une statue d’Héraclès, impressionne. Mais c’est son esprit qui occupe tout l’espace.

Les gestes sont déliés : artiste pluridisciplinaire, il est entré dans les arts par la danse, dès l’âge de 14 ans, au sein de l’Opéra national du Rhin. À 21 ans, il s’installe à Paris. Fasciné par le corps et l’excellence que l’on peut atteindre par la discipline et le style, il dessine des silhouettes et les vend à des marques de prêt-à-porter. « La mode a été une opportunité. Un moyen comme un autre. J’aime autant la photographie (Manfred Thierry Mugler, photographe ,à la Polka Galerie, à Paris, jusqu’au 11 janvier 2020) ou le spectacle. N’importe quel outil me convient. Je suis un metteur en scène, et mon envie de toujours était de faire de très grands shows. La mode, ça a marché tout de suite. » Dans les années 1980, Thierry Mugler a mené ses créations vers des hybridations de morphologies sculpturales pour créer une nouvelle féminité carrossée et sensuelle, à coups de robes architecturées et de corsets de femmes bolides : les amazones modernes étaient lancées.

Thierry-Maxime Loriot, commissaire de l’exposition Couturissime, le rappelle : «Thierry Mugler a développé un vocabulaire qui n’existe plus dans la mode actuelle. Il a construit un univers de fantasmes, de transhumanisme, de science-fiction, de bande dessinée, une hybridation entre les superhéroïnes, la robotique et l’esthétique animalière. Son exploration du body conscious, c’était le new-new look : les épaules larges, les tailles cintrées, les accessoires bijoux, c’est ce après quoi tout le monde court aujourd’hui.»

Madame Figaro.- Vous sortez un livre, Manfred Thierry Mugler, photographe, (Éditions de La Martinière) accompagné d’une exposition de vos photos de mode, prises dans des lieux et des architectures extrêmes : pourquoi ce goût du gigantisme ?
Manfred Thierry Mugler.- J’ai une vision du grand. Mettre l’être humain, si exceptionnel soit-il, dans une grande construction met en perspective le surpassement, une notion qui me fascine. Mais il n’y a pas que l’architecture urbaine, il y a également celle de la nature : les dunes, les rochers, la mer, les espaces sculptés par le vent. J’aime m’élever, avoir un point de vue d’en haut, comme un aigle.

Percevez-vous votre influence dans la mode actuelle ?
Encore, oui. Néanmoins l’influence de mon travail était particulièrement tangible au début des années 2000. J’ai inventé une coupe body conscious, et j’ai dû créer les outils pour fabriquer les pièces adéquates. Nous avions monté une usine spécialement dédiée à leurs conceptions. C’était un challenge technique de faire du très beau et du très élaboré. Mon influence dans la mode, ça été ça. Dans les années 1980, personne ne faisait des fourreaux de sirène, personne n’avait le culot de dessiner une couture qui suivait la ligne des fesses et des seins.

Quel regard portez-vous sur la mode, sur ce qu’elle est devenue ?
Il lui manque une liberté d’esprit, sans filtre ni volonté consensuelle, un point de vue frais et sain sur les choses que l’on voit, que l’on ressent. Il lui manque aussile sens du travail. Aujourd’hui, certains sont très au point, niveau showing up et branding, mais il n’y a pas grand-chose derrière. Pour savoir où l’on veut arriver, il faut se battre. Pour réussir dans un métier, et notamment dans la mode, il ne suffit pas d’avoir du talent. Il faut monter au front.

En vidéo, l’industrie de la mode en 12 chiffres

Pourquoi cette vénération des femmes ?
Parce que les femmes ! Parce que certaines femmes. Parce que celles qui montaient les marches de mon podium, je les voyais d’abord passer les portes du studio, et on en prenait plein la figure. Je suis un observateur, un instinctif presque animal. Ces femmes m’inspiraient : libres, courageuses, intrépides, belles. Jerry Hall, par exemple, est extraordinaire. Elle ne s’est jamais préoccupée qu’il soit à la mode de «faire la gueule», de s’habiller grunge, de ce qui était glamour ou pas. D’autres étaient de vraies baroudeuses – comme Katoucha -, chacune avec son incroyable impact. Chez certaines, un détail était imparfait, cependant l’ensemble était animé d’une telle force qu’elles en étaient sublimes. La taille d’une cheville ou d’un fessier n’a aucune importance, on s’en fout ! Ce qui compte, c’est l’harmonie de la personne.

Quelle différence observez-vous entre la femmedes années 1980 et celle d’aujourd’hui ?
Je suppose qu’il y a eu une réaction à la génération des mères pimpantes. À l’heure actuelle, on a perdu en audace, on ne fait plus vraiment attention à la façon dont on paraît. La beauté, c’est un passeport. Les gens ont perdu le plaisir de s’amuser, de se préparer, de se présenter. Tous ces rituels de la séduction s’amenuisent, et c’est dommage. De nos jours, l’individualité n’est plus de bon aloi.

La presse n’a pas toujours été tendre avec vous. Vous déroutiez.
Oh, c’est encore le cas. 80 %des gens ne comprennent pas ce que je fais. J’ai présenté beaucoup de défilés avec une quantité considérable d’éléments et, aujourd’hui, quelqu’un pourrait en reprendre un seul et le décliner sur une collection entière. Me cantonnerà une seule idée, je n’ai jamais pu le faire.

Vous aimez tous les corps.Vous avez métamorphosé le vôtre, mais également celui des autres…
Pour les femmes, je suis toujours parti de la réalité. La beauté existe sous toutes ses formes, à tout âge, partout dans le monde. Je me suis attaché à souligner certaines lignes, à en gommer d’autres, à jouer sur les proportions qui permettent à chacune de se sentir plus forte et conquérante. La vie est une mise en scène de soi permanente, et j’ai créé des armures de beauté comme un «outil» de représentation, de respect de soi et des autres. Quant à moi, après des années à malmener mon corps, j’ai décidé d’opérer une transformation indispensable et de retrouver un véritable équilibre global. Il est plus difficile qu’on ne le croit de se tenir vraiment droit, vraiment aligné, étiré vers le haut, bien sur ses jambes tendues et bien placé sur ses plantes de pieds. J’ai donc travaillé mon corps de manière intensive, muscle par muscle, geste après geste, pour trouver cet équilibre nécessaire. Littéralement, du body sculpting, que je complète par des étirements intensifs journaliers,en accord avec la respiration – une sorte de méditation -, ainsi qu’une hygiène et un équilibre alimentaire adaptés à ces pratiques sportives. Une vraie philosophie de vie.

Vous êtes un équilibriste de la photographie. Aviez-vous conscience du danger lors de vos prises de vue sans trucage ?
Je ne suis pas masochiste, mais exigeant. Comme je cherche une qualité exceptionnelle, il faut se dépasser, foncer, pour composer les ingrédients d’une très belle photographie. Ce qui me motive, c’est le voyage et la découverte, pas le danger. J’ai une bonne étoile, la quête de perfection peut être périlleuse.

Une bonne étoile, et le feu sacré…
Je l’ai toujours eu. Et il m’a aussi beaucoup étouffé. J’ai été très malheureux, par moments, très solitaire. Mais j’avançais. Je suis mû par la joie de la nouveauté. Ce qui ne m’amuse pas, je ne le fais pas.

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