Dire qu’en mars dernier les défilés de l’automne-hiver 20222023 avaient quelque chose de surréaliste est un euphémisme.
Surréaliste d’abord par le contexte : le début de la guerre en Ukraine plongeait l’Europe dans un état de sidération, reléguant la mode, ses shows et ses parterres de célébrités à un non-évènement absurde, voire pour cer-tain·es indécent.
Surréaliste surtout parce que créateurs et créatrices avaient concocté des collections étonnantes où le rêve et le bizarre venaient distordre – comme l’actualité le faisait au même moment – la morne réalité du quotidien.
Chez Bottega Veneta, des « working girls » marchaient avec des pantoufles en fausse fourrure rouge désir, qui évoquaient le célèbre déjeuner « velu » de Meret Oppenheim (Le déjeuner en fourrure, 1936). Chez Moschino, le mobilier d’un manoir de style Régence se retrouvait hybridé au vêtement : ainsi horloges, chandeliers ou harpes s’anthropomorphisaient en tenues du soir.
Quant aux bustiers de Loewe, ils envoyaient des baisers depuis leurs lèvres géantes en résine 3D (comment là aussi ne pas penser au canapé Bocca de Salvador Dalí !).
L’esprit du mouvement artistique, qu’André Breton définissait dans son Manifeste du surréalisme (1924) comme « un « automatisme psychique pur » permettant d’exprimer la réalité de ses pensées, sans censure, que ce soit par l’écriture, le dessin, ou de toute autre manière », ne s’exprime pas seulement sur les podiums. Il foisonne aussi dans d’innombrables expositions à travers le monde.
On le retrouve à la Tate Modern de Londres ( Surrealism Beyond Borders), au musée Peggy Guggenheim de Venise (Surrealism and Magic: Enchanted Modernity) et bientôt à New York (Meret Oppenheim sera à l’affiche du MoMa fin octobre prochain) ou encore dans les environs de Lille (Chercher l’or du temps : surréalisme, art naturel, art brut, art magique, à LaM).
Les œuvres de ses artistes les plus célèbres s’arrachent également à prix d’or.
Ainsi du tableau L’empire des lumières de Magritte (1961) parti en mars dernier pour 71,5 millions d’euros (un record pour le peintre), ou du Violon d’Ingres de Man Ray adjugé en mai pour 11,9 millions d’euros, devenue la photographie la plus chère jamais vendue…
Le surréalisme, une inspiration mode qui ne date pas d’hier
Pourquoi un tel engouement ? Peut-être parce que le surréalisme a été pensé après la Première Guerre mondiale, dans le sillage du mouvement Dada, comme un refus du rationalisme et de la morale bourgeoise qui avait mené au conflit.
Et surtout comme un moyen de faire de la fantaisie une réalité pour exprimer de manière détournée les tensions du monde et reconnecter l’homme avec sa vie intérieure.
« Après la pandémie de Covid et dans l’état actuel de guerre et de crispation des relations internationales, nous voulons rêver et nous évader plus que jamais », explique le jeune créateur espagnol Arturo Obegero, fan absolu du mouvement. « Et le surréalisme est l’outil parfait pour cela ! ».
Il est vrai que ses liens avec la mode ont toujours été très forts. Les surréalistes voyaient dans le caractère éphémère, corporel et naturellement fétichiste de cette dernière une matière inspirante.
Man Ray fera des photos pour Chanel ou Vogue.
Salvador Dalí et Leonor Fini travailleront dès les années 30 avec la fantasque Elsa Schiaparelli, inaugurant l’une des premières – et des plus brillantes – collaborations entre mode et art.
À découvrir dans l’exposition que le musée des Arts décoratifs de Paris consacre actuellement à la couturière italienne (voir encadré ci-après) et dans une biographie signée Élisabeth de Feydeau (Schiaparelli l’extravagante, éd. Flammarion) à paraître en septembre prochain.
La maison Schiaparelli, cheffe de file du surréalisme dans la mode
Sans doute le spectaculaire come-back de la maison, orchestré depuis 2019 par le créateur américain Daniel Roseberry, n’est-il pas étranger à ce retour de l’esprit surréaliste sur les podiums comme sur les tapis rouges.
Qui a oublié la robe noire et rose aux volumes spectaculaires et sa colombe brodée sur la poitrine portée par Lady Gaga en 2021 lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden ?
Entre références aux archives, mélanges de matières inattendus – le denim et l’or –, jeux de trompe-l’œil et bijoux anthropomorphes, Daniel Roseberry a redonné une fraîcheur un peu pop à Schiaparelli et fait (re)découvrir la liberté folle, l’humour et le pouvoir d’émerveillement qu’offre la mode quand elle se teinte de surréalisme.
« Mon aspect préféré de ce mouvement est qu’il peut être à la fois l’expression artistique la plus sérieuse, la plus politique mais aussi la plus belle ou la plus amusante, bizarre, sarcastique et déroutante. Cela vous surprend toujours et vous fait sortir des sentiers battus », poursuit Arturo Obegero.
Le créateur dédie sa collection printemps-été 2023 à la figure de la sirène, en s’inspirant notamment de la ménagère de couverts en forme de fonds marins créée par Dalí en 1957.
« Quand on veut transplanter un objet d’un endroit à un autre, d’une fonction à une autre, par exemple en mettant une chaussure ou une main en bois sur la tête comme nous l’avions fait avec John Galliano pour Dior, on est dans le surréalisme ! Ce sens de l’absurde m’influence beaucoup », s’exclame le modiste Stephen Jones, qui considère d’ailleurs le chapeau comme naturellement surréaliste.
Car, à la manière des ready-made de Marcel Duchamp, les accessoires jouent souvent les premiers rôles dans cet art du détournement poétique.
Cette saison, les sacs du label Medea s’offrent une campagne totalement décalée pensée par le magazine Toilet Paper, alias les artistes Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari.
Et les souliers de Jonathan Anderson atteignent des sommets avec ces faux ballons festifs coincés sous le talon ou la bride, métaphore d’un désir contenu (ou écrasé ?).
Chez Loewe, donc, le surréalisme passe bien sûr par les trompe-l’œil et autres faux-semblants mais il s’invite surtout dans une sorte de fantasmagorie érotique avec ces mains inquiétantes qui enlacent par-derrière un fourreau couleur chair. Car c’est grâce au mouvement, et dans les pas de Freud, que l’inconscient va trouver un mode d’expression artistique, aussi subversif que révolutionnaire de modernité.
« Cette question du corps est centrale chez les surréalistes », analyse Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs de Paris. « Et c’est elle que l’on retrouve le plus naturellement chez les créateurs aujourd’hui, à travers l’expression d’une certaine liberté sexuelle ou des détournements anatomiques ».
Ces corps chimériques qui hybrident l’homme et l’animal, le vivant et les objets, ces images à la fois merveilleuses et cauchemardesques qui peuplaient les tableaux de Max Ernst ont aussi trouvé un nouveau terrain de jeu.
Le surréalisme, le pont entre mode et nouvelles technologies
Et même une nouvelle réalité : celle des mondes virtuels ou métavers, dont la seule limite est celle de l’imagination. « Ce surréalisme numérique est rendu possible par les progrès technologiques, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle », explique Vincent Grégoire, directeur prospective consumer trends & insights chez Nelly Rodi.
Pensez Ines Alpha et ses maquillages virtuels en 3D ou les meubles impossibles d’Andrés Reisinger, tel ce fauteuil tapissé d’hortensias que Moooi a édité en version « réelle » en 2021.
« Pour cette génération, dont les yeux ont été « déformés » par le digital, tout est possible, poursuit le tendanceur. Elle a besoin d’être stimulée en permanence, de développer son imaginaire car la vie ordinaire l’ennuie, la créativité est donc un moyen de s’évader ».
Bien sûr, cette valorisation de l’imagination associée à la technologie influence déjà la mode plus classique, et l’oblige à penser ce que sera le monde de demain. Un monde postmoderne, et peut-être post-humain, dont les artistes de la 59e Biennale de Venise esquissent aujourd’hui les contours.
Celui d’un univers où, selon les mots de Cecilia Alemani, commissaire de l’évènement, se noueront « de nouvelles alliances entre les espèces et des mondes habités par des êtres poreux, hybrides et multiples qui ne sont pas sans rappeler les créatures extraordinaires de Leonora Carrington ».
La peintre et écrivaine surréaliste qui a inspiré à la Biennale son thème, « Le lait des rêves », extrait d’un de ses livres pour enfant. C’est certain, la mamelle du surréalisme n’a pas fini de nourrir son monde.
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