Comme beaucoup, il vous arrive de poser les yeux sur vos armoires, parfois débordantes de vêtements. L’heure est alors au tri et vous commencez à faire des piles. D’un côté les vêtements d’hiver à ranger, de l’autre les pièces qui mériteraient d’être raccommodées et puis une pile de vêtements que vous ne mettez plus parce que trop petits, défraîchis ou tout simplement plus à votre goût.
Alors, comme toute personne sensée, vous mettez ces vêtements dans un sac et le déposez dans le conteneur le plus proche de chez vous, prévu à cet effet. Ils profiteront désormais à des gens qui en ont véritablement besoin… Non ?
- Où donner ses vêtements ?
- Comment organiser son dressing ?
Kantamanto Market : capitale de la mode de seconde main
En vérité, toutes les semaines, plus de 15 millions de ces vêtements « donnés » en conteneur à textiles passent par ce qui est considéré comme l’un des plus grands marchés d’Afrique de l’Ouest, situé dans une capitale qui compte plus de 2 millions d’habitants.
« Et 40 % de ces vêtements, venus du Nord global au nom de la réutilisation et du recyclage, finissent dans les décharges à ciel ouvert de la ville ou dans l’océan dans les deux semaines suivant leur arrivée », explique Liz Ricketts, la co-fondatrice de The OR Foundation dont l’initiative Dead White Man’s Clothes entend lutter contre l’utilisation du Ghana comme déchetterie du textile occidental.
À Accra, la capitale du Ghana, le marché Kantamanto Market qui réunit tous les jours plus de 30 000 revendeurs, hormis le dimanche seul jour de repos, est d’ailleurs surnommé « la capitale de la seconde main ». Sur les étals, ce sont des vêtements, chaussures et accessoires de seconde main venus de partout dans le monde.
Notre but est de montrer comment la mode et sa production impact le marché de la seconde main
Il faut imaginer la foule pressée, les vendeurs qui hèlent les passants pour attirer leur attention, les vêtements colorés mis en avant pour attirer l’œil et puis bien entendu les marques. Ici, comme partout dans le monde, Nike, adidas ou Birkenstock – vrais modèles ou contrefaçons- ont les faveurs du public.
"Obroni we wu" : les vêtements d’hommes blancs morts
Sur place, on parle de Dead White Man’s Clothes –d’où le nom du projet de The OR Foundation– ou « Vêtements de l’homme blanc mort », une expression issue de la communauté Akan, qui dit « Obroni we wu ». C’est en effet ainsi qu’on nomme au Ghana les vêtements vintage ou de seconde main, impliquant l’idée que la raison pour laquelle ces vêtements se retrouvent ici, est que les personnes qui les portaient sont -probablement- mortes.
C’est en 2011, après avoir réfléchi à la création d’une marque durable, que Liz Ricketts et Branson Skinner ont lancé The OR Foundation. Si au début la fondation se concentre autour d’un programme de mode éducatif pour les étudiants ghanéens, dès 2016 ses créateurs s’intéressent à la provenance des vêtements au Ghana, majoritairement issus du marché de la seconde main.
Le Ghana est ainsi devenu une plaque tournante pour le vêtement d’occasion
« Notre but est de montrer comment la mode et sa production touchent le marché de la seconde main, d’apporter de la transparence », explique Liz Ricketts jointe par téléphone par la rédaction. Elle ajoute : « On parle de cette cause à l’international, mais aussi au Ghana pour aider les gens à comprendre le système dont ils font partie. Tant que les gens n’ont pas accès à l’information, il n’y aura pas d’égalité ».
Pour comprendre comment le Ghana est devenu le réceptacle de nos déchets liés à la fast fashion, il faut remonter aux années 60. En 1957, le pays vient tout juste de gagner son indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni. Il faut maintenant trouver un moyen de s’insérer sur la scène internationale d’un point de vue économique.
Une mission commerciale prend alors la route pour New York. À cette époque, les détaillants de la Grosse Pomme cherchent à écouler leur stock de vêtements d’occasion qui s’est vu augmenter avec la naissance des centres commerciaux et l’accès au crédit à la consommation. « Avec la colonisation, les Ghanéens ont commencé à porter des vêtements occidentaux pour créer une proximité avec le pouvoir. Les pays anglo-saxons ont saisi cette opportunité et le Ghana est ainsi devenu une plaque tournante pour le vêtement d’occasion », rappelle Liz Ricketts.
Donner ses vêtements pour aider les autres ?
Servir celles et ceux qui en ont besoin. C’est sans doute la raison principale pour laquelle nous faisons don de nos vêtements. Par ce simple geste, on a l’impression de faire une bonne action, d’aider les plus démunis chez nous, mais aussi partout dans le monde.
« C’est le mythe du déficit et il est bel et bien vivant », poursuit Liz Ricketts, « c’est un récit très pratique – cette idée que vous n’avez pas à affronter les excès de votre vie parce qu’il y a des pauvres qui ont besoin des choses dont vous ne voulez plus. Il n’y a aucun regret à acheter si vous pouvez donner ce dont vous ne voulez pas. Mais quand nous pensons de cette façon, nous déshumanisons le récepteur. »
L’Afrique sub-saharienne étant souvent la première à se faire renvoyer au visage, cette vision de partie du monde qui manque de tout. Une représentation qui souffre d’un manque d’informations concernant les cultures africaines. Peu de gens réalisent qu’il existe aussi des endroits riches « là-bas ».
On donne des vêtements dont personne ne veut
S’il est difficile de délimiter et généraliser un seul parcours effectué par les vêtements que nous donnons, selon les recherches menées pour le projet Dead White Man’s Clothes, on en apprend de belles concernant la « seconde vie » de nos vêtements usagés et donnés.
Ainsi, dès réception, ils sont évalués par les collecteurs des filières de tri, puis répartis en différentes catégories. « La crème », soit les vêtements avec le plus de valeur, est renvoyée dans des boutiques spécialistes de la seconde main (dont des boutiques solidaires, ndlr) en Europe, aux États-Unis, mais aussi au Japon où ils seront revendus.
Une petite partie, jugée inutilisable, finit recyclée en chiffons ou en isolant thermique.
Le reste, soit le plus gros du volume collecté, part sur des marchés étrangers, notamment au Ghana où les vêtements arrivent moins de 3 mois après que le don ait été effectué. « Chaque balle de vêtements équivaut à 55 kgs et les importateurs ne peuvent pas choisir ce qu’ils achètent », observe Liz Ricketts.
Les importateurs paient pour l’accès aux balles, mais aussi une taxe reversée au gouvernement ghanéen. Et si cela coûte moins cher que de faire venir des vêtements neufs, les prix ont augmenté et la qualité des vêtements baissés à cause de la fast fashion. Les vêtements quittent alors le port pour le marché de Kantamanto où ils seront achetés par des revendeurs au détail. Ils ne passeront pas plus d’une semaine au sein du marché.
Nous ne réaliserons probablement jamais les dommages que nous avons causé à la planète parce que nous ne savons même pas comment les mesurer.
« On parle de 15 millions de vêtements chaque semaine et seulement sur ce marché. C’est le plus gros de la ville, mais il est impossible de vendre autant de vêtements », relève The OR Foundation. Une fois sur le marché, les vêtements sont de nouveau triés. 46 % de chaque balle de vêtements est de mauvaise qualité et 5 % est à jeter à la poubelle parce qu’en trop mauvaise condition.
Pas de surprise selon Ricketts : « On donne des vêtements dont personne ne veut ».
"Plus de déchets textiles au Ghana qu’aux États-Unis ou en Europe”
Selon ses chiffres, 40 % des vêtements sont considérés comme déchets non seulement à cause de leur qualité, mais aussi de leur coupe. La ville n’ayant pas les infrastructures nécessaires pour ramasser et évacuer ces déchets, par jour, ce sont environ 2 tonnes de vêtements qui finissent dans une décharge.
Liz Ricketts : « Nous savons que les déchets de mode sont partout, mais il y a plus de déchets textiles au Ghana qu’aux États-Unis ou en Europe ».
Chaque jour au Ghana, 2 tonnes de vêtements qui finissent dans une décharge.
Un tiers et demi des vêtements qui ne conviennent pas est géré de manière inappropriée : abandonnés, enterrés dans le sable ou charriés vers les océans. « La vérité est que nous ne réaliserons probablement jamais les dommages que nous avons causés à la planète parce que nous ne savons même pas comment les mesurer », déclare Liz Ricketts quand on lui demande de l’impact environnemental des déchets vestimentaires.
« Les vêtements qui finissent dans l’océan sont impossibles à sortir et comme ils sont faits de plastiques et autres produits chimiques, ils libèrent des toxines qu’on retrouve ensuite dans les poissons qui nourrissent les populations. Et comme on ne sait pas les produits chimiques qui composent nos vêtements, nous ne savons pas ce que nous mettons dans l’environnement. »
Un coût environnemental mais aussi humain
C’est une réalité qui est trop peu discutée : si les conséquences de cette gestion des déchets textiles sont environnementales, elles sont aussi humaines. Derrière le trajet sinistre que font nos anciens vêtements, il y a des histoires de femmes, plus précisément celle des « Kayayei », les porteuses. Elles font parties de notre imaginaire africain, souvent renvoyées à une majesté et une force : celle de pouvoir faire tenir des objets sur leur tête, sans utiliser leurs mains.
C’est donc sur leurs têtes donc que transitent les balles de vêtements de 55 kgs, voyageant sur plusieurs kilomètres et ce toutes les semaines. « Elles sont payées par les vendeurs », nous dit Liz Ricketts, « elles vont des importateurs aux vendeurs puis souvent des vendeurs aux couturiers avant de retourner au marché ».
La plupart d’entre elles sont originaires du nord du pays et viennent à la capitale soit pour des raisons économiques – le nord est une région agricole et a été affecté par la crise climatique -, soit pour échapper à un mariage forcé ou alors parce qu’elles ont été amenées par des trafiquants. Lorsqu’elles y arrivent, elles ne parlent pas anglais ou les dialectes locaux, elles sont isolées et sont surchargées pour le logement et la nourriture.
En moyenne, elles sont payées 30 centimes par balle de vêtements, soit environ 10 dollars par jour pour les « chanceuses ». Avec ce tarif, elles ne peuvent pas économiser d’argent, alors beaucoup décident de dormir dehors et deviennent vulnérables aux violences sexuelles et aux maladies.
« Le travail lui aussi est dangereux, les recherches que nous avons ne sont pas encore poussées », déclare prudemment Liz Ricketts, « mais d’après ce que nous avons vu, leur dos les fait souffrir et parfois elles se brisent la nuque, causant leur mort ».
Beaucoup d’entre elles sont devenues mères des suites d’un viol et comme elles n’ont pas de garderie les enfants viennent avec elles. Les balles tombent souvent et il n’est pas rare qu’elles tombent sur l’enfant et le tue sur le coup.
Aujourd’hui, The OR Foundation fait appel à un chiropracteur basé à Accra pour évaluer et traiter leurs maux physiques. Sur le long-terme, la fondation cherche à former ces femmes à d’autres métiers, notamment « à développer à l’agriculture régénérative au nord du pays. C’est loin d’ici, mais sans nourriture et sans argent, les gens vont continuer à venir », note Liz Ricketts.
Comment régler ce problème de déchets textiles ?
Pour palier à ce trop-plein de « fringues », The OR Foundation entre en partenariat avec des marques comme le label américain Collina Strada afin qu’elles upcyclent ou recyclent les vêtements. Quand on cherche à savoir si des marques plus installées ont été contactées, sa réponse est sans appel : « Nous n’avons pas de contacts avec de grandes marques. Pour nous, la priorité est le Ghana. On sensibilise sur la situation à l’étranger, mais les gens ici doivent se sentir responsabilisés et décider de l’avenir de la mode qu’ils veulent instaurer ».
Il n’existe aucun marché, aucun pays, qui puisse absorber autant de vêtements de mauvaise qualité
Pourtant, nous aussi, en tant que consommateurs, avons notre rôle à jouer pour empêcher le Ghana dans le cas présent, mais aussi d’autres pays de devenir les déchetteries à ciel ouvert, résultat de notre problème de surconsommation. « Les données que nous avons au sujet du don de vêtements montrent qu’il n’existe aucun marché, aucun pays, qui puisse absorber autant de vêtements de mauvaise qualité. Il faut arrêter d’acheter », observe Liz Ricketts.
Ces dernières années, la location de vêtements, leur partage ou leur échange font partie des moyens alternatifs pour satisfaire nos besoins de changement. « Il va être intéressant de voir si le coronavirus qui affecte tant de pays à l’heure actuelle va changer notre rapport à la consommation. Peut-être les gens se rendront-ils compte que leurs proches leur manquent plus que l’idée d’acheter ? Peut-être que certains cesseront d’acheter des vêtements pendant un an ? ».
En attendant, nous pouvons chacun, à notre échelle, apprendre à soigner nos vêtements pour qu’ils durent plus longtemps, à mieux nous renseigner sur les conditions de leur fabrication, qu’il s’agisse des matières qui les composent mais aussi et surtout des êtres qui les assemblent. Et surtout interpeller les marques pour trouver ensemble de nouvelles façons de créer de la valeur, autrement qu’en proposant et en achetant les pièces de nouvelles collections à un rythme effréné.
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