Janvier 2022 : la collection Haute Couture Jean Paul Gaultier par Glenn Martens, directeur artistique de Y/Project et nouvellement de Diesel, est sur toutes les lèvres, en témoignent la fébrilité des réseaux sociaux alors.
Il s’agit alors de la deuxième collection de la griffe issue du concept de designer « invité », soit l’association de la marque patrimoniale avec la jeune création invitée à réinterpréter les codes de la maison française.
On y retrouve la mise en valeur des corps dans leur diversité, le travail des matières, la sublimation par le vêtement d’une attitude ultra-glamour -corset, amplification des hanches, attrait pour le denim et les lignes de la marinière… La presse est extatique, le public subjugué, et les deux saluent chaleureusement – à raison – le travail du designer belge.
Derrière cette brillante collaboration ou encore le défilé Haute Couture Jean Paul Gaultier par Olivier Rousteing présenté ce 6 juillet 2022, un nom : celui de Florence Tétier.
Florence Tétier, une directrice créative à la tête de Jean Paul Gaultier
Si elle est née et a grandi en banlieue parisienne jusqu’à ses 18 ans, c’est en Suisse que Florence Tétier a fait ses premiers pas dans les arts, la mode et la culture. « Mes parents voulaient déménager, j’aurai pu ne pas les suivre, mais je n’étais pas prête à cette séparation à l’époque », se souvient-elle lors de notre échange.
Un heureux hasard qui la conduira à lancer Novembre, son magazine indépendant qu’elle tient en parallèle une activité de consultante pour les marques. Femme cheffe d’orchestre, elle fonde Tétier bijoux, sa marque de bijoux upcyclés, enseigne à la HEAD de Genève avant d’être appelée, en 2021, à prendre la direction artistique de Jean Paul Gaultier.
Cette année-là, le Vogue US semble être le seul magazine féminin à prêter attention au profil de celle qui a la charge de donner une impulsion nouvelle au label Jean Paul Gaultier après le départ de Monsieur Gaultier, tout en préservant son héritage.
Si l’arrivée de Maria Grazia Chiuri à la tête de la maison Dior en 2017 a permis de lancer le débat sur le manque de créatrices femmes à la tête de maisons de mode, l’arrivée de Florence Tétier, seulement 6 ans plus tard, peine alors à provoquer l’intérêt de la presse.
Plafond de verre ? Preuve que la question de la parité dans l’industrie du luxe n’est qu’une tendance ?
Certains argumenteront sans doute que Florence Tétier est moins identifiée que Maria Grazia Chiuri qui officiait chez Valentino auprès de Pierpaolo Piccioli depuis 2008. Certes, mais cela n’a pas empêché des créateurs comme Alessandro Michele de Gucci d’être accueilli – encore une fois à raison – comme le nouveau Roi de la mode internationale en 2015.
D’autres diront encore qu’il est normal de mettre en avant la ou le designer à qui la maison a laissé carte-blanche. Pourtant, à l’heure où les CEO des grands groupes de mode peuvent s’exprimer sur leur vision et la stratégie qu’ils entendent mettre en place pour révolutionner les marques dont ils ont la charge, cette réponse n’est plus recevable.
D’autant plus que, depuis l’arrivée de Florence Tétier chez Jean Paul Gaultier, les archives de celui qu’on surnomme « L’Enfant Terrible de la mode » n’ont jamais autant été prisées par les jeunes générations.
On redécouvre ainsi les 50 ans durant lesquels le Couturier a fait rêver et sourire l’industrie mais aussi le public. De la France aux États-Unis, tous cherchent à acquérir du Gaultier vintage, les collections prêt-à-porter qui sortent en drop sont arborées par les célérités aussi populaires qu’iconoclastes rappelant à toutes et à tous que la maison Gaultier est le refuge pour celles et ceux qui en cherchent un.
Florence Tétier, elle, s’exprime avec diplomatie et réserve sur le sujet. Elle a conscience de ce que son traitement dit encore beaucoup de la place des femmes dans l’industrie, mais ce qui l’anime, c’est parler de la maison Gaultier, de son créateur, du patrimoine mode irremplaçable qu’il a façonné et de son envie de continuer à en faire rayonner les valeurs. Interview.
Marie Claire : Qu’est-ce qui vous a fait vous lancer dans la mode ?
Florence Tétier : Je n’ai pas d’explication en réalité. Je viens d’une famille de la classe moyenne supérieure. Dans ma famille on ne lisait pas vraiment de magazines, hormis chez le dentiste. J’ai fait une école de graphisme par hasard. Ma mère m’a dit : « tu aimes bien Internet, tu devrais faire du du graphisme ».
Assez arbitraire, mais aujourd’hui je la remercie. J’ai fait l’ECAL (Lausanne en Suisse) où j’ai découvert cet univers et de manière assez naïve, j’ai co-créé un magazine en sortie d’école.
Vous aviez quel âge ?
23 ans… Je l’ai lancé, entre autres, avec le tatoueur Maxime Büchi et Jeanne-Salomé Rochat. On a mis toutes nos économies et on s’est lancé alors qu’on ne connaissait personne. Je n’avais aucune idée de comment les choses fonctionnaient.
Et c’est ainsi qu’est né Novembre magazine.
C’est un média indépendant avec une liberté de choix éditorial, de ton… c’est primordial.
Mais il est né parce que j’aime déceler les jeunes talents et les mettre en perspective avec des créatifs déjà établis. C’est important de mêler des influences différentes… On voulait montrer la mode comme un outil et pas une fin en soi.
Il y avait des valeurs que vous aviez déjà envie de faire passer à ce moment-là ?
Oui, sans m’en rendre compte. Au début on voulait que ce ne soit pas politique, mais ce n’est pas possible. Il y a toujours un prisme, un regard. On l’a fait sans le vouloir ni mettre de mots dessus.
En ce qui me concerne, c’est la maternité qui a déclenché des réflexions mais aussi le féminisme, et des réflexions de société qui nous ont fait évoluer.
Pourquoi la maternité ?
J’ai réfléchi aux valeurs que j’avais envie de transmettre à ma petite fille alors j’ai commencé à écouter des podcasts, à lire…
J’avais envie qu’elle gravite dans un environnement où ces questions sont un sujet et où elle serait confrontée à des expériences de vie différentes.
Je voulais aussi avoir des éléments de réponses.
Il y a des designers qui vous ont marqué dans votre parcours ?
Je suis entourée de vingtenaires chez Gaultier, donc je leur ai ramené une boîte qui contenait toutes les invitations de défilés que j’ai gardées.
Il y avait notamment celles des premiers défilés Jacquemus. C’est une réponse qui peut sembler évidente mais on a suivi sa carrière de près. En 2012, le magazine avait deux ans et on a fait un numéro spécial avec lui avant qu’il ne connaisse son ascension.
Sinon, j’adore Vivienne Westwood qui a un parcours incroyable, Courtney Love, Virginie Despentes… Beaucoup de femmes, blanches notamment j’en ai conscience, mais c’est avec elles que j’ai grandi.
Aujourd’hui, je suis aussi très inspirée par Shayne Oliver, Telfar Clemens, Eckhaus Latta, Hakeem Smith, Torso, Haley Wollens…
Pour revenir à votre parcours professionnel, en parallèle du magazine, vous avez lancé votre marque de bijoux upcyclés. Peut-on dire que c’est le moment où vous assumez un rôle de directrice artistique ?
C’est marrant parce que c’est un titre avec lequel je me suis sentie à l’aise assez tard, alors même qu’entre mes études de graphisme et Novembre je faisais beaucoup de photos, de direction artistique… C’est à Paris que je l’ai compris en travaillant pour des marques d’abord, puis ma marque de bijoux (rires).
Mais tout s’est fait par hasard, je faisais de la DA pour une marque et la fille qui devait s’occuper des bijoux ne pouvait plus s’en charger. J’ai donc tout fait moi-même, dans le jardin de mes beaux-parents. Aujourd’hui, c’est un projet purement image, pas commercial. Je veux le garder très créatif.
Il y a un mot qui vient en tête automatiquement en vous parlant : autodidacte.
Clairement. J’ai cette vision sur moi mais aussi sur les gens avec lesquels je collabore. Je ne regarde pas les CV, je m’en fous !
Je marche au feeling et si quelqu’un me dit et me montre qu’il sait faire quelque chose je le crois, je n’ai pas besoin de diplômes. Donc je l’applique pour moi et l’éducation de ma fille. Je me suis intéressée au bijou alors j’ai appris.
Ce n’est pas parce qu’on n’a pas fait une école de bijoux qu’on ne peut pas lancer sa marque. Après il y a des catégories : je ne fais pas de haute joaillerie mais ça reste des bijoux que des gens achètent et portent donc c’est légitime.
Si tu n’as pas fait d’école de phots mais que tu en fait des cool alors tu es photographe.
Revenons à ce coup de fil qui a tout changé…
Un DM sur Instagram (rires).
Pourquoi avoir accepté de reprendre les rênes de la maison Gaultier ?
Les valeurs portées par la maison font partie des raisons qui m’ont fait dire oui tout de suite.
Je savais qu’il n’y aurait pas ce travail à faire, je trouve bien que des marques veuillent faire évpluer leurs valeurs, mais là, tout n’était pas à reprendre.
Il y a une ouverture naturelle et politique que Jean Paul Gaultier a inscrite de manière sincère et sans effort.
Nous l’avions interviewé à propos de son défilé automne-hiver 1997 lors duquel il avait fait défiler un casting majoritairement noir. On a presque l’impression que, pour lui, les mots qu’on utilise aujourd’hui, comme « diversité » et « inclusion », sont du vocabulaire en trop…
Exactement. C’est étrange car d’un point de vue marketing on doit mettre des mots sur les valeurs de la maison alors qu’en fait, c’était juste comme ça pour lui, naturel.
C’est important de nommer les choses, notamment parce qu’elles permettent de garder la trajectoire maintenant qu’il n’est plus à la tête de la maison, mais j’ai l’impression que pour lui, le nommer n’a presque pas de sens.
On parle de sujets qui ont été faits à une époque sans Internet. L’esprit Gaultier c’est de l’humain, du bouche à oreilles, des livres… C’est 50 ans d’histoire et c’est intéressant de voir que les gens méconnaissent le travail du designer qui s’est le premier intéressé à ces questions.
Vous entreteniez un lien particulier avec la Maison avant votre nomination ?
Je suis incapable de répondre à cette question tant Jean Paul Gaultier a toujours fait partie de mon histoire.
Il fait partie de notre patrimoine, c’est notre Tour Eiffel. Inconsciemment, il a fait entrer la mode chez moi. On voit très peu de designers à la TV, mais il a ce capital sympathie et cet attrait pour le populaire qui le rend incontournable.
On a l’impression qu’il y a trois designers français véritablement identifiés par le grand public français : Karl Lagerfeld, Jean Paul Gaultier et Olivier Rousteing, seul designer à faire de son défilé un festival. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. Jean Paul Gaultier, il a fait tellement de campagnes, il a fait de la musique, des films comme Le 5e Élément ou Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant.
C’est marrant parce qu’il a une humilité véritable. Oliver [Rousteing] c’est différent, il a plus conscience de l’image. Mais ça a été incroyable de travailler avec lui.
Il est tellement… normal. Il a une exigence et c’est un bourreau de travail, c’est une machine qui ne s’arrête jamais mais il a conscience du travail des autres, des embûches potentielles qu’il peut y avoir.
Avant de continuer sur la collaboration avec Olivier Rousteing, revenons sur le premier drop de prêt-à-porter que vous avez dirigé. On est en mai 2021 et 5 jeunes créateurs présentent leur vision du style Gaultier. On peut parler d’un baptême du feu ?
C’est comme pour Novembre, je dis oui et après je réalise. Ça a ses bons côtés parce que j’avance, mais avec le recul j’aurai pu anticiper mieux mon arrivée – notamment en interne où j’ai découvert le fonctionnement d’une entreprise en réalité.
Mais ça a été un succès. Si on prend l’exemple de Marvin M’Toumo, le corset qu’il a réalisé a été la pièce qu’on a plus vue au moment du drop.
On a beaucoup parlé du manque de femme directrices artistiques, comment vous vous situez dans cette conversation ?
Indépendamment de mon égo, je pense que c’est important.
N’est-ce pas révélateur qu’un designer avec une esthétique qu’on peut qualifier de queer aujourd’hui, laisse à une femme son héritage ?
Il faudrait en parler à Jean Paul mais je trouve cela intéressant. Je dirais même que c’est audacieux de me nommer moi et pas quelqu’un qui a déjà travaillé au sein d’une grande maison de mode établie comme Chanel ou Dior.
Il y a une continuité, peut-être inconsciente, de ce que lui a mis en place.
Plus tôt vous nous parliez de légitimité et du fait que vous vous en passiez… Arrivée au 325 rue Saint Martin, le siège de la marque, les choses ont-elles changé ?
Je ne me suis pas posé la question mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas le syndrome de l’imposteur ! En réalité, ce sont les autres qui nous font douter de nous-même.
Comment vous travaillez les collections ?
J’essaye de faire attention aux gens avec qui la maison collabore. Le prêt-à-porter et la Couture se répondent, on veut mettre en avant des designers qui ont une sensibilité – consciente ou non- avec la marque.
Ce que j’adore, c’est que tout le monde a une histoire avec Gaultier, que ce soit sur son engagement politique, son esthétique, sa vie personnelle… Du coup il y a une manière infinie de porter un regard sur la maison et son héritage.
Glenn Martens est d’ailleurs le premier designer que j’ai choisi pour collaborer avec la maison en tant que creative director.
C’était évident artistiquement pour moi. Il a une fibre Couture et on peut dire que mon choix a été le bon.
Il faut se souvenir qu’il n’avait pas signé chez Diesel à l’époque. Certains trouvaient le pari risqué mais c’est le travail de la marque que de faire preuve de vision.
Tout ce qu’il a fait était sublime. Olivier peut sembler un choix plus évident mais ça va être un moment de pop culture unique je pense.
Ce qui a été marquant c’est de voir que malgré l’engouement autour du défilé présenté par Glenn Martens, peu semblent voir que vous êtes celle qui lui a permis de voir le jour…
Après je n’ai rien fait sur la collection, c’est vraiment celle créée par Glenn [Martens] car je ne suis pas designer.
Même si je n’ai besoin d’être mise en avant à tout prix, j »aimerais qu’on garde à l’esprit que la mode, surtout avec la manière dont on la fait au sein de la maison depuis le départ de Jean Paul Gaultier, est une entreprise collective.
Nous sommes en train d’écrire une nouvelle page de son histoire et il y a des choses à dire.
Sur cette nouvelle page, Olivier Rousteing…
Je suis passionnée par la pop culture qui fait partie intégrante de l’ADN de la maison Gaultier. Et, pour moi, Olivier est un monument de la pop culture.
Indépendamment de son esthétique, l’idée de se faire rencontrer ces deux titans de la mode française m’intéressait énormément. Je sais aussi qu’ils s’adorent et se respectent l’un l’autre.
C’est une histoire de Paris, un passage de flambeau si l’on peut dire alors tout s’est fait très simplement.
Je ne sais pas comment il a fait pour être honnête. Il avait son show Balmain mais il est venu avec 60 croquis en main.
Ce qui est drôle c’est qu’aucun des designers avec lesquels on collabore ne vient en disant : »je veux reprendre les seins coniques ». Pour eux, c’est Jean Paul la source d’inspiration.
Olivier a plongé dans les archives. Le résultat, ce sont des silhouettes avec chacune sa propre histoire.
Vous pouvez nous dire quelques mots sur le show ?
Je ne peux pas tout révéler mais à vrai dire Olivier a pris tellement de référence que c’est un show 100% Gaultier et 100% Olivier Rousteing. Je pense que beaucoup de gens vont être surpris.
Bien sûr Olivier a son style mais il fait beaucoup de références au parfum, à Madonna, Mylène Farler… C’est tellement emblématique de l’esprit de Jean Paul.
Il a fait des pièces qui prennent des centaines d’heures, avec des verreries etc. ?
Est-ce aussi la première fois qu’on va voir Olivier Rousteing travailler sur un corps qui n’est pas exclusivement féminin ?
(sourire). Je ne vais pas pouvoir en dire plus…
Quelle est votre vision pour Jean Paul Gaultier ?
J’aime les vases communicants, créer une communauté de créatifs autour de la maison. Je crois aux rencontres, aux collaborations et la maison le permet avec son entourage de designers et ambassadeurs. Elle permet de commencer des conversations.
Pour moi, il faut garder ce côté populaire et accessible, même physiquement. Et bien sûr, je veux préserver aussi l’esprit facétieux de la maison, son sens du spectacle… Et aussi, ça va sembler naïf, mais j’aimerai que la marque sorte des réseaux sociaux, qu’elle permette de passer des moments tous ensemble.
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