Disparition.- Lancé par Diana Vreeland, puis éditorialiste phare d’Anna Wintour, ce journaliste au style spectaculaire, iconique du magazine Vogue, était une légende de la mode américaine. Il est décédé ce mardi 18 janvier, à l’âge de 73 ans. En 2013, nous avions recueilli ses confidences.

«Un bon rouge à lèvres est la base de tout, darling  ! Il donne de l’attitude. Dans la vie, tout est une question d’attitude.» En la matière, André Leon Talley, décédé le mardi 18 janvier à l’âge de 73 ans, n’avait de leçon à recevoir de personne. C’était une légende. Ce titan américain de deux mètres et des pouces, que nous avions rencontré en 2013, était une figure stylistique à lui tout seul. Chaque saison, il illuminait les Fashion Weeks, drapé tantôt dans des kimonos de soie, des caftans de jersey, des capes de velours ou des boubous à fleurs. L’homme ne reculait devant rien… pas même devant une paire de loafers open toe en velours lie-de-vin. «Il faut oser», proclamait-il perché sur un tabouret du Mona Bismarck American Center à Paris. «Il faut garder cette liberté. L’élégance aujourd’hui, c’est l’individualité. Mon kimono a des allures de tipi sous lequel on pourrait loger une famille entière de Lilliputiens. So what ? Je porte ce que j’aime et ce qui me donne confiance.»

Le modèle qu’il affichait alors était signé Ralph Rucci : «Évidemment sur mesure. Je l’adore, je l’adore, je l’adore  !», répétait-il dans un français parfait. C’était visible : André Leon Talley ne faisait pas dans la demi-mesure. Quand il adorait, il adorait trois fois. Quand il n’aimait pas, il mettait tout autant d’ardeur à le signaler. Son franc-parler était à l’image de sa carrure : pharaonique, spectaculaire et parfois… effrayant. Ne le surnommait-on pas le sniper de la mode ? «Il faut savoir articuler les choses, se défendait-il. Dire à un créateur que sa collection est mauvaise permet de le faire grandir. C’est mon amie Anna (Wintour, avec laquelle les relations se sont tendues en 2013, NDLR) qui m’a enseigné cette leçon. Et on peut lui faire confiance, non  ?»

Il réajustait la ceinture de son kimono. «Après tout, elle est la reine. Elle est l’impératrice de la mode.» Cela faisait alors quarante ans qu’André Leon Talley (surnommé ALT) commentait la mode – entre autres – dans les colonnes de Vogue US. «Je suis arrivé en 1983, peu après Anna», se souvenait-il. Il avait alors 34 ans. Était-il impressionné de pénétrer dans ce temple suprême de la mode ? «God no ! J’avais déjà roulé ma bosse… Notamment au Women’s Wear Daily et Interview Magazine. J’étais reconnu dans le milieu.»

Les habits du dimanche

Anna Wintour et André Leon Talley. (Défilé Marc Jacobs, New York, février 2008.)

Petit (oui, il a été petit), ALT est confié à sa grand-mère. Il vit alors à Durham, une de ces petites villes de Caroline du Nord gangrenées par la ségrégation. «Ma grand-mère a été une domestique toute sa vie. Nous n’avions pas beaucoup d’argent, se souvenait-il. Mais la maison était un cocon plein d’amour. Il y avait toujours un bon pain de viande qui attendait au four. Je sens encore le parfum des biscuits du dimanche.» C’est précisément ce jour de la semaine qui marque les premiers émois fashion d’André. «Ma grand-mère était un pilier de notre paroisse. Pour se rendre à l’église, elle enfilait ses plus belles robes. Rien d’extravagant, mais d’une excellente qualité. Tout l’argent du foyer partait dans la nourriture et les vêtements du dimanche !»

À la fin de ses études, André Leon Talley débarque à Manhattan et fait la connaissance d’une figure locale en pleine ascension : Andy Warhol. Celui-ci lui offre son tout premier job à la Factory. (Photo Andy Warhol.)

André Leon Talley et Yves Saint Laurent à Paris, en 1978.

André Leon Talley et Marc Jacobs à New York, en novembre 1990.

Son secret pour avoir du style ? « Afficher une belle énergie ! Miser sur les accessoires et cultiver une certaine singularité. Pourquoi vouloir ressembler à la voisine ? » (New York, 2003.)

Alors que sa grand-mère lisait la Bible, André, lui, découvre un jour, par hasard, le magazine Vogue. «Une révélation ! J’avais 9 ans, se remémorait-il. Un autre monde s’ouvrait alors à moi. Je m’émerveillais devant les photos, les tenues, les looks.» Chaque année, grand-mère et petit-fils prennent le bus en direction de New York pour rendre visite aux vieilles tantes. «L’occasion pour moi de faire le plein de Vogue et de suppléments mode du New York Times. Les illustrations d’Antonio Lopez étaient fantastiques, fantastiques, fantastiques !»

« Madame Bovary fait partie de mes premières muses »

Quand il n’est pas plongé dans un magazine, il dévore les grands classiques de Gustave Flaubert : «Ah, Madame Bovary… quelle femme ! Elle me fascinait, elle incarnait l’élégance et l’extravagance à elle toute seule. Elle fait partie de mes premières muses.» Zola, Victor Hugo, Stendhal…, André étudie tous les classiques de la littérature française. Un diplôme de français en poche, il quitte Durham pour Providence afin de valider un master. Le jeune homme envisage alors de devenir professeur de littérature française. Le destin en décidera autrement.

Il se met à fréquenter les élèves de la Rhode Island School of Design : parmi eux, des dandys, des illuminés, des fils à papa et toute une kyrielle d’originaux qui adoptent André et sa garde-robe folklorique sur-le-champ. Il n’est alors plus question de ségrégation ni de couleur de peau : «Pour la première fois de ma vie, j’étais populaire.»

À la fin de ses études, il débarque à Manhattan. Rapidement, il fait la connaissance d’une figure locale en pleine ascension : Andy Warhol. Celui-ci lui offre son tout premier job à la Factory, endroit mythique tour à tour galerie d’expositions, studio de tournages, salle de concerts, boîte de nuit…

Le jeune André, alors vêtu de costumes trois pièces de bonne facture, se crée un réseau influent. Puis c’est la rencontre avec celle qu’il appelait Mme Vreeland. Ancienne rédactrice en chef de Vogue, cette figure emblématique de la mode travaille alors pour le MET à la mise en scène d’expositions éphémères. Plus que son assistant, André devient son protégé. «Elle m’a appris la rigueur, le goût de l’effort, le perfectionnisme, le style. Je lui dois tout.» Diana Vreeland sera sa bonne étoile. Il signe rapidement des papiers pour Interview Magazine, puis pour WWD avant de rejoindre Vogue. «Les icônes ne meurent jamais, reprenait-il, ému. Et Mme Vreeland est la plus belle. Sa coupe de cheveux le confirme.»

Le raisonnement capillaire de ALT ? Les icônes ne changent pas de coupe : «Regardez Anna Wintour, Carine Roitfeld, Grace Coddington, Carla Sozzani… tout est dit, darling !» Quid des rédactrices de mode nouvelle génération comme la Russe Anya Ziourova ou l’Américaine Caroline Issa ? «Caroline qui ?», murmurait-il, à peine gêné. «Je connais uniquement celles qui comptent, darling !  Je suis de l’ancienne école.»

La flamme

Après chaque show, il envoyait une note manuscrite au créateur pour livrer ses impressions. Une habitude désuète dans un monde en pleine mutation digitale  ? Ce colosse n’en restait pas moins le disque dur de la mode. Il citait Yves Saint Laurent à la virgule près, revenait sur le premier défilé de Karl Lagerfeld pour Chanel, s’extasiait sur les plissés de Madame Grès, évoquait une conversation fantaisiste avec Miuccia Prada… André était un passionné. À 63 ans, la flamme pouvait-elle faiblir  ? « What ? Mais vous n’y pensez pas, darling  !» Très impliqué au sein du Savannah College of Art and Design, il jouait les curateurs pour mille et une expositions (dont celle consacrée à la petite robe noire, qui venait de se terminer au Mona Bismarck American Center) ; alimentait le site internet de Vogue US de ses bons mots, mais surtout, venait d’être nommé directeur de la rédaction de Numéro Russia. Il deviendrait par la suite juré de l’émission de télé-réalité «America’s Next Top Model», directeur artistique de Zappos, et conseiller de la start-up créée par le musicien will.i.am. Et quitterait son poste à Vogue pour en devenir un collaborateur ponctuel.

André Leon Talley confidential

Le secret pour avoir du style : «Afficher une belle énergie ! Miser sur les accessoires et cultiver une certaine singularité. Pourquoi vouloir ressembler à la voisine ?»

Ses adresses parisiennes : «La maison Charvet pour les chaussettes, les cravates et les chemises ; L’Avenue pour un déjeuner entre amis ; Roger Vivier pour la beauté des souliers, et les jardins du château de Versailles pour décompresser.»

Les créateurs à suivre : «La créatrice russe Ulyana Sergeenko, dont les collections reflètent parfaitement son âme slave. J’aime aussi beaucoup le travail du duo Proenza Schouler et celui de Prabal Gurung.»

Ses icônes mode : «Anna Wintour, Carine Roitfeld, Miuccia Prada, Beyoncé et Michelle Obama… Who else?»

Le dîner idéal : «Chez moi ! J’inviterais Karl (Lagerfeld), Tom (Ford), Marc (Jacobs), Gloria (von Thurn und Taxis), Anna (Wintour), Jennifer Lopez, Beyoncé et Jay-Z. Je serais sans doute pieds nus, drapé dans un de mes caftans de soie. Au menu : vodka, caviar et pommes de terre. Je finirais sur un fabuleux scotch et un léger sorbet.»

*Cet article, initialement publié le 6 octobre 2013, a fait l’objet d’une mise à jour.

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