Le 16 mars 2020, la France actait son premier confinement des suites de la pandémie de covid-19. Ce que beaucoup pensaient être une courte parenthèse d’isolement de 15 jours s’est prolongé durant plusieurs semaines Un temps de repli collectif inédit qui nous a obligé à se réinventer, à puiser dans des ressources individuelles parfois insoupçonnées. Une coupure forcée qui s’est avérée pour certains, extrêmement féconde.

Parmi eux, Adeline Rapon pionnière de l’influence mode qui aujourd’hui se fait un nom du côté de la photographie.

Le temps du premier confinement, ce sont ses origines antillaises qu’elle a ainsi souhaité explorer. Le résultat ? Fanm’ Fo, une série photo de 36 autoportraits qui interroge le regard posé sur les femmes antillaises.

Fanm’ Fo d’Adeline Rapon, une introduction à l’histoire de la mode dans les Antilles françaises

Pour beaucoup de Français, les Antilles – notamment françaises- sont des lieux de villégiatures. Des vacances exotiques à quelques heures de la métropole, sans pour autant perdre tous ses repères, puisqu’on y parle la même langue.

Un « ici, mais quand même ailleurs » qui occulte ostensiblement la fracture sociale et culturelle qui s’opère entre les métropolitains et les ultra-marins. Une réalité que la covid-19 met en évidence depuis plusieurs mois.

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Il n’est pourtant jamais trop tard pour apprendre. C’est ce que tend à rappeler Fanm’ Fo, la série photo d’Adeline Rapon. En tout, ce sont 36 femmes antillaises connues ou anonymes de la fin du XIXè siècle auxquelles elle rend hommage à travers des mises en scène aussi douces que puissantes.

Des images qu’il est possible de découvrir, grandeur nature, au Square Alban-Satragne (Paris 10), dans le cadre des Rencontres photographiques du Xe, jusqu’au 1 décembre 2021.

Pour Marie Claire, Adeline Rapon est revenue sur la raison de ces portraits et la manière dont le vêtement a pu être un carcan autant qu’une source d’empouvoirement pour les femmes antillaises de cette époque.

Marie Claire : C’est l’influence qui vous a fait connaître. Qu’est-ce qui vous a poussé à entamer une démarche plus artistique ?

Adeline Rapon : C’est quelque chose que j’ai toujours essayé de faire, mais ce n’est pas simple quand tu fais des partenariats et que tu essaies de te rendre commerciale.

En cela, le confinement a été un déclenchement où je me suis posé beaucoup de questions dont : qu’est-ce qu’une influenceuse ? À quoi ça sert à un moment où la question commerciale n’est pas primordiale ? C’est à partir de là que je me suis dit d’arrêter de poster, ça me paraissait absurde de parler de produits de beauté ou autre à un tel moment.

Je me suis posé beaucoup de questions dont : qu’est-ce qu’une influenceuse ? À quoi ça sert à un moment où la question commerciale n’est pas primordiale ? – Adeline Rapon

J’ai voulu créer et raconter quelque chose de différent.

J’ai été frustrée de faire des looks simples dans la rue après cette série, je trouvais dommage d’être partie dans une direction pour mieux revenir dans une forme d’influence plus classique. Ça m’a fait comprendre à quel point je veux vivre de la photo et garder un aspect purement artistique sur mon compte Instagram, quitte à commencer à laisser l’influence de côté.

Comment est né la série Fanm’ Fo ?

Cela s’est fait de façon assez organique, mais je savais dès les premières photos qu’il s’agissait d’une série. Il y avait une mode, à ce moment-là, de gens qui faisaient des autoportraits inspirés de tableaux.

Moi, j’avais un dossier Pinterest avec plein d’images anciennes et de cartes postales des Antilles et je me suis dit que j’allais m’inspirer de ces photos. 

Pourquoi donner ce nom à la série ?

Fanm’ Fo veut dire « femme forte » en créole. C’est le titre d’une chanson féministe de Léa Galva, Valérie Odina et Danielle Renée-Corail que j’ai trouvé très à propos.

J’ai eu les paroles en tête immédiatement au moment de réaliser la série.

Il y a une approche didactique dans votre travail, particulièrement autour de ces images…

Les deux ou trois premiers jours, je ne me suis pas posé de question. Je prenais et reproduisais simplement une photo.

Et puis j’ai ajouté des recherches historiques à ma démarche. Je voulais raconter aussi un aspect plus culturel et historique, quelque chose en lien avec les images.

Fanm’ Fo veut dire « femme forte » en créole. – Adeline Rapon

Le matin, je fouillais sur Google, je trouvais des références. Et je faisais un condensé de recherches pour mettre plus de lumières et sensibiliser ceux qui me suivent à la culture antillaise, et aussi tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle elle n’existe pas !

Et, quelque part, en racontant ces images, ces femmes, j’ai réalisé que je me racontais moi.

C’était la première fois que vous preniez la parole sur vos origines antillaises ? 

Beaucoup de personnes pensent que c’est la première fois que j’adresse publiquement mes origines mais je suis retournée sur mon blog il y a quelques temps et, en réalité, j’en parlais déjà un peu, notamment je partageais déjà de la musique.

Je n’en n’ai jamais fait mystère. C’était sans doute moins visible, notamment aussi parce que je me lissais les cheveux à l’époque. Et puis j’ai pris la parole de manière plus engagée aux alentours de #MeToo.

Je pense que lorsque j’ai commencé mon blog, même si j’étais déjà engagée, ça n’était pas trop des sujets qu’on abordait dans le monde de l’influence. Notamment parce que c’est aussi un boulot et c’était moins dans l’air du temps, moins normal.

 

Aussi, j’ai connu une rupture familiale importante qui fait que je n’ai pas mis les pieds en Martinique pendant 20 ans. J’y suis retournée en 2019 et j’ai pris une claque.

J’ai eu envie que ça refasse partie de moi comme ça l’était avant.

Quels types de vêtements avez-vous utilisés pour la série ?

J’étais confinée dans un appartement à Paris et j’étais persuadée qu’on allait être confinés pendant deux semaines maximum donc j’avais peu de vêtements.

Ce sont donc toujours les mêmes qu’on voit sur les photos. J’avais peut-être deux chemises, un jean, un pull, un foulard… Et finalement, c’était à propos car il étaient très versatiles. J’ai simplement colorisé les images ce qui donne l’impression d’une pluralité de pièces.

Cheveux, foulards, bijoux… La place du vêtement est prépondérante dans la culture antillaise que vous représentez dans ces photos. Que pouvez-vous nous en dire ?

Il y a des codes vestimentaires dans les Antilles et c’était une question importante dans chaque photographie.

Reproduire l’aspect d’une tenue permet vraiment de rendre compte des styles différents. Par exemple, la tenue citadine, soignée et avec des accessoires spécifiques, n’est pas la même que celle de la travailleuse, dont la robe usée peut être rattachée d’une façon plus aléatoire et dont le maré tèt (foulard) est attaché de façon bien plus simple.

Quelque part, en racontant ces images, ces femmes, j’ai réalisé que je me racontais moi. – Adeline Rapon

À l’époque, celles qu’on appelaient « les grands robes » étaient des robes classiques de la fin du 19è siècle, avec toujours la même coupe : longues, en coton, avec des manches longues ballons, sur lesquelles on ajoute un tablier ou une sur-jupe.

Elles avaient différentes couleurs, étaient rarement brodées et était accessoirisées avec un fichu posé sur les épaules dont on coince les extrémités dans la ceinture. Elles sont très longues, mais sous la chaleur, elles devaient rester agréables à porter. Le madras n’est arrivé que tardivement dans le costume traditionnel.

Ce qui est dommage, c’est que ce rapport aux vêtements traditionnels s’est peu à peu perdu en dehors des événements traditionnels, alors qu’on pourrait le réactualiser et les intégrer dans la vie de tous les jours.

Ces robes étaient élégantes, pratiques… Elles se déclinaient pour le deuil en noir avec un fichu blanc et un maré têt blanc. Je n’ai pas trouvé énormément de choses sur la signification des couleurs, il faudrait que j’aille poser des questions sur place.

D’où viennent les images qui vous ont inspiré ?

Je les ai trouvées sur Internet, mais à l’origine, elles étaient vendues en tant que cartes postales et prises par des photographes. À l’époque, prendre des photos coûtait de l’argent donc c’était surtout des métropolitains et/ou colons qui tenaient les studios. Les photos coloniales étaient un genre particulier mais fréquent dans l’empire colonial français.  

Il y a quelques jours je regardais le documentaire Le regard blanc, actuellement disponible sur ARTE. Il revient sur la manière dont étaient immortalisées ces images. Il ne s’agissait que de mises en scène. Lorsque sur les photos, les femmes antillaises ont les cheveux lâchés, c’est un choix du photographe tout comme celles où on voit la naissance du sein.

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Retirer aux femmes leurs codes culturels relève donc d’un choix colonial qui a créé le stéréotype de la femme des îles sexuellement disponible, de l’exotisme etc.

Les faire poser cheveux lâchés, corsage défait, en position suggestive et codée a créé toute une imagerie que l’on qualifie de « doudouiste », et qui est entrée dans les clichés encore utilisés aujourd’hui, dans des sketchs, dans la publicité et sur les étiquettes de rhum.

C’était une façon de vendre les îles en exploitant l’image des femmes, pour un attrait exotique et sexuel. Cela ne diffère pas beaucoup de la démarche des publicités actuelles.

Le vêtement a aussi été une manière de réglementer le corps et l’apparence des personnes noires / antillaises de l’époque…

Étant donné l’histoire violente des îles, du déracinement par l’esclavage, l’effacement des traditions et cultures africaines, le costume antillais n’est pas anodin. Dans l’un des textes de l’exposition, je parle de la « loi Tignon » qui a été instaurée en 1785.

Les femmes esclaves de l’époque pouvaient créer facilement des coiffures imposantes à la mode chez les femmes Blanches, ce qui créait un rapport concurrentiel qui flouait les « différences raciales ». On a donc notamment imposé aux femmes noires de couvrir leurs cheveux avec un » tignon » ou « maré têt ».

Cacher le cheveu d’une femme noire réduite en esclavage, c’était l’empêcher d’être belle et humaine, une façon de lui retirer un statut et une fierté possible.

La loi a d’abord été appliquée en Louisiane – qui était une colonie française à l’époque – et a ensuite eu un retentissement dans le reste des colonies françaises dont les Antilles. Cacher le cheveu d’une femme noire réduite en esclavage, c’était l’empêcher d’être belle et humaine, une façon de lui retirer un statut et une fierté possible.

L’impact de cette loi a eu des conséquences terribles, parce que la coiffure était et est toujours une transmission forte, un langage, dans les cultures afro-descendantes. C’est notamment à ce moment-là qu’on a perdu une forme de savoir quant à l’entretien des cheveux crépus dans les Caraïbes, mais aussi aux États-Unis et autres territoires où l’esclavage a sévi.

Parallèlement, c’est aussi de cette manière qu’est né le riche art du nouage, même si on ne noue pas le foulard de la même manière en Louisiane qu’en Haïti ou en Martinique, où les femmes ont développé une façon d’indiquer leur niveau de disponibilité en fonction du nombre de pointes sortant de leur maré tèt.

De ces contraintes et violences ont découlé de nouveaux modes d’expressions impressionnants. Du costume au langage en passant par la musique, la culture caribéenne s’est imposée dans le monde entier depuis le début du XXe siècle, en commençant par la biguine et aujourd’hui le shatta chez Mugler. Bon, il n’y a pas que ça mais je suis chauvine.

Quelle a été la réception de Fanm’ Fo ?

Je n’ai eu que des retours positifs, avec beaucoup de belles histoires que l’on m’a rapportées, comme des familles qui se sont retrouvées à parler de souvenirs, à ressortir des vieux bijoux ou vêtements, des vieilles photos.

Des personnes qui ne connaissaient rien aux Antilles se sont découvert une passion pour sa musique et sa culture, d’autres ont découvert des personnalités… Lors du vernissage, début novembre, l’échange était passionnant, il y a eu beaucoup de questions, et le public était très diversifié cela m’a immensément touchée.

Je suis heureuse que cette série vive, et je travaille maintenant sur une suite, qui je l’espère entrera dans une bibliothèque !

Est-ce que la série a affecté vôtre manière de penser le vêtement et votre rapport aux Antilles ? 

J’ai effectué des recherches tous les matins pendant deux mois donc j’ai beaucoup appris. Et puis j’ai été exposée dans le centre commercial Le Rond Point à Schoelcher, une commune martiniquaise, en juin 2020, où j’ai eu la chance d’également séjourner pendant deux semaines.

C’était également en plein pendant les révoltes et les destructions des statues de Beauharnais et Desnambuc, le contexte était bouillonnant, les discussions passionnées.

Je n’ai pas fini de découvrir des aspects de ma propre culture. Et c’est terrible et frustrant de découvrir ces aspects aussi tardivement dans ma vie, de ne pas les avoir appris à l’école.

Aujourd’hui, je reprends pas mal de codes vestimentaires antillais dans ma façon de m’habiller. Après avoir passé deux mois à tenter de décoder les costumes portés par les femmes des cartes postales, j’ai fini par avoir envie de leur rendre hommage au quotidien, de garder une trace et de revendiquer mon héritage. Le madras par exemple, je n’en porte pas souvent, mais il a intégré mon armoire.

Je n’ai pas fini de découvrir des aspects de ma propre culture. Et c’est terrible et frustrant de découvrir ces aspects aussi tardivement dans ma vie, de ne pas les avoir appris à l’école. – Adeline Rapon

Je ne quitte plus mes noeuds de forçat et j’ai chiné des sablaises pierre noire, que j’aime accorder à mes tenues quotidiennes.

C’est intéressant, surtout que pour beaucoup de personnes noires françaises, le racisme et le manque d’apprentissage de l’Histoire peuvent empêcher le sentiment de fierté vis à vis de ses origines.

Je réfléchis beaucoup à cet aspect. Quand je suis allée en Martinique dernièrement, j’ai entendu des filles dire qu’elles préféraient le wax au madras. Pour elles, c’était un truc de grand-mère, un peu vieillot et cliché !

De mon coté, quand j’y étais en juin dernier, j’avais pris des grandes robes en coton, pris du madras, partie dans un truc sans doute très parisien de jouer avec des codes vintage, mais qui m’ont clairement faite passer pour un ovni.

Je suis souvent très admirative devant certains films et séries US qui se passent en Louisiane, où le costume et les codes clairement hérités de l’esclavage sont mis en lumière comme un acte de résistance et de revendication de racines. Je pense à Marie Laveau dans American Horror Story ou encore aux tenues de Tati Gabrielle dans Sabrina, qui m’ont fascinée.

Mais, je suis aussi consciente qu’on est encore dans une frustration particulière dans les Antilles parce que les rapports de force sont toujours les mêmes qu’au temps de la colonisation.

Mon regard est évidemment très hexagonal, et j’ai aussi sans doute une autre relation au vêtement, notamment de par ma passion du vintage. Dans doute aurais-je eu un regard différent sur ces vieilles nippes si j’avais grandi en Martinique.

Que voulez-vous que les gens retiennent de Fanm’ Fo ?

Je ne veux pas forcément qu’iels retiennent tout, mais qu’iels s’y intéressent même s’iels n’y connaissent rien de prime abord ou parce qu’iels ont l’impression que cela ne les concerne pas.

La vérité, c’est que lorsqu’on vit en France, on a forcément un rapport aux Antilles. Il faut déconstruire le mythe des îles paradisiaques et vraiment prendre conscience des réalités socio-économiques de ces localités, surtout en ce moment.

L’exposition Fanm’ Fô d’Adeline Rapon, dans le cadre des Rencontres photographiques du Xe, à découvrir jusqu’au 1er décembre au Square Alban-Satragne.

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