Amandine Gay est réalisatrice, universitaire, activiste. Pour elle, la « réappropriation » de la narration est un acte d’émancipation. Une démarche à laquelle on doit son premier film en 2017, Ouvrir La Voix –qui donne la parole à vingt-quatre femmes afro-descendantes francophones.
Le point de vue des adopté.e.s
Son deuxième opus, Une Histoire à Soi, actuellement en salle, est un film d’archives sur l’adoption internationale du point de vue de cinq personnes adoptées, aujourd’hui adultes. Ce sont Anne-Charlotte, Joohee, Céline, Niyongira, Mathieu, originaires d’Australie, de Corée, du Sri Lanka, du Rwanda et du Brésil, qui livrent le récit de leur vie. Ce sont leurs voix off et leurs images d’archives qui nous entraînent dans leur histoire intime, ou comment ils ont dû faire le chemin inverse, remonter vers leurs origines pour pouvoir appréhender le futur.
Ce puzzle subtil nous fait réfléchir aux dimensions raciales et politiques de l’adoption internationale trop longtemps perçue comme un acte humanitaire raconté par les adoptants. Rarement par les premiers concernés, pourtant nombreux : il y a eu 231 000 adoptions plénières entre 1950 et 2016 en France, dont 95 824 personnes adoptées à l’international entre 1980 et 2015.
Le film d’Amandine Gay, née sous X en France, est riche, sensible, émouvant et universel puisqu’il nous interroge sur la place de l’enfant dans notre société. Entretien.
Marie Claire : Dans votre film, ce sont les personnes adoptées qui, partant de leurs archives personnelles, racontent leur histoire. Cela nous émeut parce que cela touche à l’universel…
Amandine Gay : Cela fait des années que je travaille sur l’adoption dans le monde universitaire et avec le Mois des adoptés, mais le cinéma permet effectivement de toucher des publics pas forcément concernés par la question.
Tout le monde a une famille avec des histoires et parfois même des secrets. Lors d’un débat, une spectatrice a réagi. Niyongira, adopté au Rwanda, dit : « J’ai tué ma langue. Je ne suis pas adoptée mais mes parents ont arrêté de parler la langue de leur pays d’origine quand ils sont arrivés en France. J’aimerais avoir accès à cette culture, je me sens coupée de ça… ».
Toutes les personnes adoptées se sont demandées à un moment donné si elles étaient issues d’un viol.
J’aime créer des ponts entre des expériences qui ne semblent pas liées de prime abord. Or pour les personnes pas adoptées, la question de l’acculturation existe dans l’immigration, celles du « faire famille » et d’avoir accès à toutes les informations sur ses origines aussi.
Avec le cinéma, on crée de l’empathie en se fondant sur l’intime, en partant des archives personnelles, des albums de famille. Je touche à quelque chose de presque instinctif chez le public. Et c’est ce qui m’intéresse dans la perspective de faire changer les représentations.
Un des témoins de votre film dit : « L’adoption est une usine à fantasmes », ceux qu’on projette sur les adoptés et ceux des adoptés sur leurs origines…
C’est vraiment un enjeu central. Quand on a été adopté, on a un grand point d’interrogation sur notre début de vie, que s’est-il passé pour qu’on naisse ? Avec des angoisses : toutes les personnes adoptées se sont demandées à un moment donné si elles étaient issues d’un viol. Mais il y a aussi les hypothèses plus positives : suis-je issue d’une histoire avec une reine, une princesse ? C’est toute la question du roman familial en psychanalyse mais pour les personnes adoptées, elle est démultipliée.
Toutes ces questions sur ses origines réelles ou supposées évoluent avec le temps. Je pense par exemple à la bande dessinée Couleur de peau : mieloù Jung, l’auteur (1), raconte ses rêves récurrents, enfant, où apparaît sa mère de naissance. Il n’arrive jamais à voir son visage, du coup, il le retransmet dans ses dessins puis dans ses BD une fois adulte. C’est ce qui m’a intéressé chez Mathieu : l’imaginaire que l’adoption lui a créé. On le voit dessiner tout au long de sa vie, et à l’âge adulte, il dessine sur son corps. Tous ces questionnements peuvent devenir une source créative.
Dans Marie Claire, vous avez déclaré : eMon problème n’a pas été de ne pas connaître ma mère biologique mais de grandir et d’être une femme noire à la campagne en Francee. On parle peu du racisme auquel sont confrontées les personnes adoptées à l’international…
Dans un pays comme la France, qui a vraiment du mal à aborder les questions raciales, l’adoption transraciale – faire venir des enfants racisés dans des familles blanches – n’a pas été thématisée comme un sujet politique. On sait grâce au rapport du Défenseur des droits que les jeunes hommes, perçus comme noirs ou arabes, sont contrôlés 6 à 8 fois plus par la police que les jeunes hommes blancs. Comment accompagner son adolescent noir adopté quand il commence à faire face aux discriminations raciales ? Pour moi, ça ne devrait pas être aux personnes adoptées de faire ce travail de pédagogie au sein de leur famille. Les familles devraient être au courant avant leur adoption, elles devraient avoir développé des stratégies pour les accompagner et les aider à se créer une identité positive.
Comment accompagner son adolescent noir adopté quand il commence à faire face aux discriminations raciales ? Pour moi, ça ne devrait pas être aux personnes adoptées de faire ce travail de pédagogie au sein de leur famille.
Je parle souvent de l’atelier que j’avais créé au Mois des adoptés pour apprendre à gérer les cheveux crépus et frisés. Ce sont des enjeux concrets qui ont trait à l’expérience identitaire, à la construction de l’amour de soi mais aussi des enjeux plus politiques comme la discrimination à l’embauche, au logement, les contrôles d’identité…
En faisant remonter l’expérience des personnes adoptées, je veux montrer que le discours tenu dans l’espace public par les candidats à l’adoption, les questions liées au trauma de l’abandon, aux troubles de l’attachement, ne suffisent pas pour comprendre l’expérience d’une personne adoptée qui sera confrontée à l’acculturation et au racisme. Cela doit être considéré comme aussi impactant dans sa vie que la séparation avec sa première famille…
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Votre travail depuis des années est de mettre en lumière les dimensions politiques de l’adoption, l’adoption internationale n’étant pas exempte de dérives…
On me dit parfois : « L’adoption internationale, c’est plus comme ça ». C’est vrai qu’elle a évolué, qu’elle est en déclin, mais il ne faut pas oublier qu’elle a explosé entre 1970 et 2000. On parle aujourd’hui de dizaines de milliers de personnes adoptées en plus de celles nées sous le secret. Certaines qui mènent des recherches sur leurs origines, se rendent compte qu’elles sont issues de trafic. Hier en projection, on a évoqué avec Céline le trafic des adoptions au Sri Lanka où elle est née. Des adoptés sont actuellement en lien avec des associations locales pour récupérer des informations du côté des familles séparées de leurs enfants dans le but de créer un bureau là-bas. Des parents adoptants ont aussi été pris en défaut. Passés par des organismes agréés par l’Etat, beaucoup pensaient être dans une démarche légale.
Il y a également un scandale en Ethiopie où des parents adoptants ont porté plainte. Des adoptés devenus adultes demandent la mise en place d’une commission d’enquête sur les adoptions illicites et illégales pour déterminer quel a été le rôle de l’état français dans ce laisser-faire sur des adoptions pas toujours éthiques, voire illégales. En France, l’argent n’est pas alloué à la post-adoption de long terme. Moi qui suis née sous le secret, c’est au CNAOP, Conseil national d’accès aux origines personnelles que je dois m’adresser, or il est débordé avec des milliers de dossiers en attente. Où alloue-t-on les crédits ? Toujours en pré-adoption ou en post-adoption immédiate. Vu la masse d’adoptés adultes qui ont des besoins et des demandes, il faut que les institutions de l’adoption revoient leur politique de financement. C’est tout l’impact social que pourrait avoir le cinéma, contribuer à ce moment de politisation de l’adoption dans notre société.
(1) Editions Quadrants.
À lire : L’adoption internationale. Mythes et réalités, de Joohee Bourgain, Anacoana Editions.
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