En partenariat avec Rocambole, l’appli pour lire autrement, nous vous proposons chaque jour à 17 heures un nouvel épisode du feuilleton littéraire L’Ancre Noire de Tina Bartoli.
Résumé de la saison II (le résumé de la première saison est ici) :
En Corse, Clémence est repérée par Octave, accompagné d’un homme à l’allure inquiétante. Elle parvient à leur échapper et à prendre un vol pour le continent. Direction Hyères, où elle retrouve son ex-beau-père et son ex-belle-mère, souffrant de la maladie d’Alzheimer.
Loin de là, un plongeur livre ses souvenirs de chercheur de trésor. Il raconte comment à la faveur d’une expédition en République dominicaine, il assista le 8 août 2008 au naufrage de L’Espérance, avec à son bord Abel et sa classe. Pendant des années ensuite, il chercha en vain la trace de l’épave de ce navire, jusqu’à ce que, visé par une enquête pour pillage d’épave, il se réfugie en République tchèque. Alors qu’il se promène dans un village, il tombe dans une mystérieuse boutique sur un vendeur qui l’enjoint de reprendre la mer et lui donne une vieille bible.
SAISON II, EPISODE 5 – Code César
Une vieille bible en latin, la belle affaire ! me dis-je en souriant. Un ouvrage corné, à la couverture en cuir tanné, les pages jaunies, racornies et parfois collées entre elles. Mais il avait l’odeur du temps ancien, d’une époque oubliée, d’un mode de vie suranné. Il était passé entre les mains d’êtres humains aux préoccupations similaires aux nôtres : vivre, aimer, mourir. De ces gens disparus, ne restait plus rien, si ce n’est ce vieux grimoire patiné par le temps.
Soulevant délicatement la couverture, je découvris une grande écriture bouclée manuscrite à la plume ; le noir de l’encre était un peu passé, mais je pus lire distinctement : Estienne Lebel. Ce nom me frappa : je l’avais déjà entendu quelque part. Mais où ? Suivait une date : 1788. Ces quelques mots, tracés par la main d’un homme il y a 230 ans, me dévoilaient pudiquement une part de l’histoire de ce manuscrit ; j’en fus ému. Le dessin d’une petite ancre noire complétait la dédicace. Au-delà de la petite musique d’un patronyme oublié et du témoignage au travers du temps, une étrange coïncidence me troubla ; sous l’esquisse marine figurait le nom d’une ville : Otaville.
Cette bourgade cernée par la sombre forêt des Vosges, je la connaissais bien. Elle abritait le manoir de mon père, Jean De Saint Geores, et c’était de ce lieu discret que mon frère, Octave, rédigeait méticuleusement ses courriers à l’attention de Jeronim DVOŘÁK.
Intrigué, je tournai le vieux livre, caressant sa reliure brunie par le temps. Il me sembla que le dos de la couverture était imperceptiblement bombé. Avec précaution, je soulevai délicatement le cuir et quelques feuilles de papier jauni glissèrent à mes pieds avant d’être éparpillées par un courant d’air malicieux. Hors de question de les laisser s’échapper sans qu’elles ne m’aient délivré leur message ! En toute hâte, je m’élançai pour les arracher au vent. Au moment où enfin j’attrapais la dernière feuille, une camionnette déboucha à l’angle de la rue et freina brusquement pour éviter de me renverser. À genoux au sol, serrant le précieux morceau de papier dans mon poing, la collision me parut inévitable. Avais-je peur de la mort ? Non. En cet instant, j’espérais seulement que le choc soit assez violent pour me propulser directement dans le royaume des trépassés. Pourtant, le chauffeur réussit à stopper son véhicule à quelques centimètres de ma tête. Levant les yeux, je reconnus le vieux Navràtil, le paysan que j’avais accompagné pour la foire. Furieux, il sortit prestement de la camionnette, se répandant en une pluie de mots que je ne compris pas, mais dont je devinai qu’ils n’étaient pas particulièrement élogieux à mon égard.
Le soir tombant, notre mission à Třebíč s’achevait. Il était temps de regagner le village. En grimpant dans la camionnette, je tournai la tête vers la petite boutique mystérieuse. Sa devanture me parut encore plus minuscule et fatiguée par le poids de l’immeuble qu’elle supportait ; on aurait dit qu’elle s’apprêtait à disparaître sous terre. Alors que Navràtil enclenchait la première, il me sembla distinguer, derrière la vitrine sale, la silhouette du vieux commerçant. Oui, c’était bien lui ; je reconnus son regard perçant braqué sur moi tandis que, doucement, il opinait de la tête. Curieuse rencontre, me dis-je, serrant contre ma poitrine le précieux manuscrit. Mon chauffeur accéléra, et l’étrange vieillard barbu n’exista plus que dans ma mémoire.
Le retour fut pénible, Navràtil, avait une fois de plus abusé de la Slivovice. Têtu, il refusait obstinément de me laisser prendre le volant. Je dus supporter ses chansons paillardes, ses sorties de route et son rire tonitruant jusqu’à l’orée de mon bois, plongé dans la pénombre. Soulagé, je claquai la portière de la camionnette et la regardai s’éloigner dans la poussière du chemin. Puis, je m’enfonçai dans la forêt pour regagner ma cabane. Dans l’épaisse obscurité, au détour d’un tronc de frêne, je vis luire sous un rayon de lune deux prunelles qui se mirent à suivre ma progression.
Plus loin, je découvris qu’il y en avait d’autres. Les petits points lumineux et silencieux finirent par se multiplier dans la nuit ; bientôt, je fus entouré par une armée menaçante. Un grognement derrière mon dos me renseigna sur la provenance de ces yeux dans la nuit : j’étais encerclé par une meute de loups. Hormis Sněhurka, ma louve apprivoisée, il ne m’était encore jamais arrivé de croiser dans les bois une meute entière. Alors que les grognements se faisaient plus menaçants, que je sentais le groupe se rapprocher dangereusement, un individu se détacha et fonça vers moi. Je reconnus Sněhurka qui vint se poster à mes pieds tout en tournant autour de moi. Elle se mit à aboyer à l’adresse de ses congénères, qui petit à petit, les uns après les autres, se détournèrent pour s’enfuir sans bruit dans la noirceur des bois. Lorsqu’il n’en resta plus qu’un, Sněhurka glissa sa tête sous ma main. Je compris qu’il s’agissait là d’un adieu : elle avait retrouvé sa meute, elle s’apprêtait à suivre son peuple au cœur des forêts secrètes d’Europe centrale. Les deux autres prunelles luisantes dans la nuit s’agitèrent. Sněhurka me lança un dernier regard, puis, emboîtant le pas à son congénère, s’enfonça dans l‘obscurité. Le cœur serré, je repris ma route et, tandis que j’atteignais enfin ma cabane, un long hurlement retentit dans la nuit. Le dernier adieu de ma compagne d’exil. À cet instant, je me sentis immensément seul.
Rompu de fatigue, je me jetai tout habillé sur mon lit et sombrai dans un sommeil aussi profond qu’agité. Mais bientôt, le son régulier des touches d’une machine à écrire se mit à cogner sous mon crâne. Comme une armée, obstinée, insidieuse. L’image rêvée de ma mère, pâle figure en chemise de nuit blanche, penchée sur son ouvrage, m’éveilla soudain en sursaut. Perfide, la réminiscence de vieux souvenirs enfouis refit surface. Jaillissante et violente, ma mémoire m’interdit alors le retour dans les limbes du sommeil et je fus condamné à retourner en boucle dans ma tête cette partie sombre de mon histoire.
Entre deux chapitres, au troisième livre écrit pour mon père, maman avait donné naissance à Octave. Trop pressé de voir aboutir le roman écrit par sa femme, mon père n’avait pas pris la peine de déclarer sa naissance à l’état civil. Puis il partit faire la promotion de son nouvel ouvrage à Paris, et ma mère, enfermée dans son manoir secret, attaqua l’écriture du tome suivant. Octave n’existait toujours pas aux yeux du monde, et mes parents finirent par oublier d’accomplir la formalité. Lorsque le retard mental d’Octave fut flagrant, je soupçonne mon père de s‘être félicité d’avoir gardé secrète l’existence d’un dégénéré issu de sa génétique. Je naquis au quatrième livre et ma mère disparut au onzième.
Suivirent des années sombres, pendant lesquels Octave et moi étions livrés à nous-mêmes, seuls dans ce grand manoir caché au creux de la forêt Vosgienne. J’allais à l’école du village, Octave s’occupait de la maison. Mon père réapparaissait de temps à autre ; mon frère lui vouait une admiration sans bornes. Moi, je le haïssais de toutes mes forces. Un jour, il décida de revenir vivre au manoir ; il était accompagné d’une jeune femme. Elle s’installa au bureau de ma mère et, comme elle, passa ses journées enfermée à écrire pour la gloire de mon père. Étouffé par cette vie de reclus, je pus enfin partir à l’université suivre des études d’archéologie. J’avais proposé à Octave de m’accompagner, mais il refusa catégoriquement de quitter notre père. Je m’obligeais à revenir régulièrement au manoir pour m’assurer de ses conditions de vie. Je pus constater qu‘au bureau de ma mère se succédaient parfois des personnes différentes, mais les affaires de mon père ne m’intéressaient pas. Tout ce qui pouvait venir de lui me donnait la nausée.
Au fil du temps et de mes visites éclair, je finis par m’apercevoir que mon père avait fait d’Octave un domestique, un homme à tout faire, corvéable à merci. Une violente dispute éclata et les derniers fils qui pouvaient encore me relier à Jean de Saint Geores furent définitivement rompus. Je tentai de persuader Octave de quitter le manoir pour me suivre mais, obstinément, il refusa. À partir de ce jour, mes rares visites au château furent toujours faites en cachette et nous débutâmes notre correspondance régulière et secrète.
Dans l’aube glacée, chancelant et barbouillé, je me levai pour me passer la tête sous l’eau fraîche, et ainsi chasser les idées sombres. Mon pied percuta alors un objet : c’était la vieille bible. Dans le choc, elle s’était ouverte et les quelques feuilles jaunies après lesquelles j’avais couru la veille étaient éparpillées sur le sol. Je découvris qu’il s’agissait de lettres manuscrites à la plume. La première datait du 15 juin 1787, la seconde de l’année suivante, le 3 juin 1788. La dernière avait été écrite trois jours plus tard, le 6 juin 1788. Toutes avaient pour point de départ l’île d’Hispaniola, actuelles Haïti et République Dominicaine et toutes étaient de la même main ; celle d’un certain Capitaine Dupasquier.
L’autre point commun était leur destinataire : Estienne Lebel, le propriétaire de la Bible. Mais un détail exacerba ma curiosité : deux d’entre elles étaient codées. Hormis les premières et dernières phrases d’usage, le corps des documents était recouvert d’une suite de lettres formant des mots parfaitement incompréhensibles, à première vue. Mon âme d’historien s’enflamma : au XVIIIe siècle, le code César était souvent utilisé pour crypter des documents confidentiels. Je connaissais bien cette technique ; si c’était celle qui avait été utilisée, il ne me restait plus qu’à me mettre au travail. La découverte de cette correspondance entre deux hommes qui avaient vécu voilà 230 ans me laissa le goût sucré d’une promesse.
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Découvrez le prochain épisode ici même le 9 avril à 17 h ou sur l’appli Rocambole pour iOS ou Android.
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