“Calmez-vous madame, ça va bien se passer”. Cette phrase, lancée avec agressivité, a été prononcée par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, piqué par les questions d’Apolline de Malherbe, qui l’interrogeait sur son bilan sécuritaire pour BFM TV, le 8 février 2022.
Si cette remarque sexiste a fait parler quelques heures, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, qui atteste de l’injonction au calme à laquelle les femmes sont inlassablement sommées. Parce qu’aujourd’hui encore, la colère est une émotion qui nous est refusée par la société patriarcale.
C’est ce qu’aborde, avec rage, Taous Merakchi, journaliste et écrivaine, dans son dernier livre Vénère, être une femme en colère dans un monde d’hommes (ed. Flammarion). Cette colère, explosive, celle qui la bouffe de l’intérieur, la créatrice du podcast Mortel, a choisi de la disséquer, pour mieux l’apprivoiser. Rencontre.
Marie-Claire : La colère est une émotion connotée négativement, mais est-ce si mauvais de la ressentir ?
Taous Merakchi : « La colère n’est, en soi, pas mauvaise, elle peut même être salvatrice. Ce qui l’est, c’est de la réprimer, alors qu’il est inévitable de la ressentir. En fait, c’est comme si on s’interdisait d’aimer ou d’avoir peur, je trouve que ça a très peu de sens d’essayer d’endiguer une émotion.
Malheureusement, le monde occidental a tendance à fonctionner ainsi. On nous demande sans arrêt de nous calmer, de raisonner ou d’intellectualiser toutes les situations, sauf que c’est malsain. Il y a des moments où l’on est transi d’amour, de colère ou de peur et c’est normal. Ce qui est important, c’est d’explorer pourquoi on est en colère, et ce que l’on peut y faire.
Il faut aussi accepter qu’à certains moments, on n’y peut rien, parce que parfois, être en colère, c’est la seule chose qui nous reste et qu’on ne va pas se défaire de la seule réaction logique face à tout ce qui nous arrive au quotidien. Si en plus de tout, il faut que l’on fasse un effort pour ne pas être en colère, on ne va jamais s’en sortir.
Marie-Claire : En quoi cette colère des femmes est-elle liée à leur féminité, comme vous l’écrivez dans Vénère ?
TM : Comme nous avons été dominées pendant très longtemps – et que ce n’est toujours pas terminé – il y a des codes qui nous ont été imposés il y a des milliers d’années. Ils nous disent à quoi doit ressembler une bonne femme, une bonne épouse, et plus récemment, une bonne travailleuse.
Notre droit aux émotions, surtout celles qui sont un peu terrifiantes par leur impulsivité, nous a été retiré parce que ça ne colle pas à l’image des femmes qui a été décrétée par la société, le jour où l’on a décidé que l’on était des être émotionnels et facilement manipulables – c’est un homme qui m’a dit ça il y a quelques années et je l’ai toujours en travers de la gorge.
Comme on nous a vendu cette image douce, maternelle, à la limite mélancolique, dès que l’on sort de ce cadre-là, forcément ça fait tache, et forcément, on nous le reproche.
Notre droit aux émotions, surtout celles qui sont un peu terrifiantes par leur impulsivité, nous a été retiré parce que ça ne colle pas à l’image des femmes qui a été décrétée par la société.
Marie-Claire : Pourquoi la colère des femmes est-elle perçue différemment de celle des hommes ?
TM : Déjà, elle est vue comme moindre. C’est comme tous les clichés : on nous demande de faire attention à la manière dont on s’habille et on se comporte, parce que les hommes ont des pulsions.
Les femmes n’ont pas le droit à ça. On n’a jamais de pulsions, on n’a rien de naturel, on n’a rien d’humain ou d’impulsif puisque l’on doit être constamment dans le contrôle. C’est profondément injuste, parce que la colère des hommes tue, alors que celle des femmes, pas vraiment.
Marie-Claire : Comment pouvons-nous nous défaire de l’injonction au calme, finalement intégrée par la plupart d’entre nous depuis la naissance ?
TM : Tout cela va dépendre du cadre dans lequel on évolue parce que l’on n’a pas toutes les mêmes privilèges. J’ai la chance de vivre dans une bulle où tout le monde est relativement d’accord avec moi et d’être publiée, éditée, diffusée, interviewée…
Il y a beaucoup de femmes qui ressentent la même colère que moi, mais qui, dans leur entourage personnel ou professionnel, ne peuvent pas l’exprimer en écrivant 250 pages qui disent : ‘j’ai envie de tuer tout le monde’. Certaines vont même être en danger, si elles se mettent en colère.
Alors, ce qui est important, c’est de ne pas créer une nouvelle injonction en disant ‘il faut qu’on soit toutes en colère de la même façon, avec les mêmes méthodes et les mêmes mots’, parce que ce n’est pas possible. Par contre, accepter que l’on puisse toutes être en colère, point barre, oui. On n’est pas seules, certes, mais on fait avant tout chacune ce que l’on peut, avec ce qui nous a été donné à la naissance.
Avec mon livre, j’espère toucher les personnes qui ne peuvent pas s’exprimer, ou qui, à chaque fois qu’elles essaient, se font rembarrer, pour leur dire, ‘regardez, on en beaucoup dans le même cas, vous n’êtes pas folles’.
Marie-Claire : Quels moyens existent-ils pour, qu’une fois réalisée, cette colère ne devienne pas une charge trop lourde à porter ?
TM : Déjà, la thérapie, est un outil très important. Encore une fois, tout le monde n’y a pas accès parce que l’accompagnement est catastrophique en France, sans compter sur le tabou culturel qui gravite toujours autour.
Par contre, prendre le pouls de l’ambiance générale, échanger avec des personnes qui comprennent cette colère et se trouver des soupapes de décompression peut être salvateur. Sinon on se noie dans sa bile.
Enfin, faire confiance à l’avenir, à la colère des femmes et au pouvoir des autres, en se disant ‘moi je ne peux pas faire grand-chose, mais au moins, je sais que mes raisons d’être en colère sont légitimes et que l’on est en train de faire bouger les lignes’, permet de retrouver un semblant de contrôle. »
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