Vendredi 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis annulait l’arrêt Roe v.Wade qui garantissait le droit à l’avortement.

Depuis la société américaine est divisée entre “pro-life” et “pro-choice”. C’est dans le très conservateur Texas, à Houston et Austin, que nos reporters sont allées recueillir les témoignages de patientes, de soignant·es et de militant·es mobilisé·es pour que ce droit, essentiel à la santé des femmes, soit reconduit.

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Women’s Reproductive Services, rare clinique ouverte en juillet 2022

C’est un immeuble de bureaux dans un quartier paisible du nord-ouest de Houston. Aucun signe extérieur ne laisse supposer qu’il abrite le Women’s Reproductive Services, clinique spécialisée dans l’accès à la pilule abortive et l’une des très rares encore qui soit ouverte au Texas, au moment où nous avons réalisé ce reportage au début du mois de juillet dernier.

Au troisième étage, une discrète plaque indique la porte d’entrée, surveillée – sécurité oblige – par une caméra vidéo.

Dans le passé, des cliniques pratiquant des IVG ont été la cible d’attaques perpétrées par des militants « pro-life » extrémistes. Plusieurs médecins faisant des IVG ont ainsi été assassinés ces vingt dernières années aux États-Unis.

Désormais une jeune mineure victime d’abus sexuels par son beau-père incestueux sera contrainte de garder l’enfant né de ce viol.

« Nous ne voulons prendre aucun risque », témoigne le médecin du Women’s Reproductive Services. L’obstétricien septuagénaire nous demande expressément de ne pas citer son identité ni d’être pris en photo : « Je tiens à ma vie, j’ai une famille… »

Une bataille contre l’État

Farouche défenseur des droits des femmes, il a, dit-il, « mis au monde des milliers d’enfants » et pratique des IVG depuis 1973, année de l’accès national et légal à l’interruption de grossesse garanti par l’arrêt Roe vs Wade de la Cour suprême, désormais annulé. C’est lui qui, au sein de l’établissement, délivre les comprimés abortifs. Il en a encore le droit pendant quelques jours. Après ? « Les femmes de cet État qui ont les moyens de voyager iront dans des États libéraux, précise-t-il. Les autres, de milieux sociaux modestes, issues notamment des communautés afro-américaine et latino, vivront un cauchemar. La fin de Roe, c’est la victoire des suprémacistes blancs qui se cachent derrière des mouvements religieux. »

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Seules les patientes qui avaient pris rendez-vous avant l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade se pressent ce jour-là dans cette clinique, îlot de résistance où s’organise déjà l’après-Roe.

« Nous pouvons être sous le coup d’une injonction de fermeture à chaque instant, prévient Kathy Kleinfeld, la cinquantaine chaleureuse, administratrice du Women’s Reproductive Services. Nos avocats bataillent contre l’État depuis l’annonce de la fin de Roe pour que nous puissions rester ouverts le temps de recevoir celles qui ont été enregistrées avant le 24 juin. »

Des millions de Texanes et des médecins en danger

Inquiète, Kathy l’est depuis qu’en septembre dernier cet immense État du sud du pays (plus grand que la France métropolitaine) de 29 millions d’habitant·es, gouverné par l’aile ultra-conservatrice républicaine, et fief de puissantes congrégations religieuses « pro-life », a réduit drastiquement l’accès à l’avortement à six semaines de grossesse, même en cas de viol ou d’inceste.

Un premier coup de semonce funeste contre les droits des six millions de Texanes âgées de 15 à 44 ans.

Des réseaux d’entraides n’ont de cesse de se mobiliser en organisant des collectes de fonds pour subvenir au coût des voyages et offrir des hébergements aux femmes vers d’autres États qui autorisent l’IVG au-delà de six semaines, explique Kathy, mais les situations désespérées vont se multiplier. Beaucoup de femmes auront recours à des solutions dangereuses comme dans le passé. »

Sans compter les pressions sociales et morales qui, redoute le personnel de la clinique, vont encore davantage stigmatiser les femmes en quête d’IVG ainsi que celles et ceux qui les épaulent, souhaitant d’ailleurs que les dons destinés au fonds de soutien deviennent anonymes, afin de garantir la sécurité des donneur·ses.

Un retour dans le passé dramatique

« Nous sommes revenus cinquante ans en arrière quand nous envoyions des femmes se faire avorter en Californie ou à New York , souligne Kitty, conseillère en soutien psychologique depuis 1971 auprès de femmes voulant interrompre une grossesse. Nous sommes soumis aux mêmes précautions de discrétion que jadis, dans une atmosphère délétère propice à la délation contre celles qui veulent avorter et celles et ceux qui les aident. »

Un silence. « C’est la Corée du Nord, lâche Kitty. Plus de 20% des mineur·es au Texas subissent des abus sexuels. Nous voyons arriver ici beaucoup de jeunes filles accompagnées par leurs mères. Mais désormais une jeune mineure victime d’abus sexuels par son beau-père incestueux sera contrainte de garder l’enfant né de ce viol. Il faut s’attendre à ce que beaucoup de nouveau-nés soient abandonnés dans les églises et les stations-service… »

En cette journée de fin juin que nous passons au Women’s Reproductive Services, une soixantaine de femmes, âgées de 17 à 40 ans, seront reçues dans cet espace encore protégé, de 9 heures du matin à 18 heures.

« Notre patientèle compte des femmes de tous les milieux, note Kathy Kleinfeld, de la cheffe d’entreprise à la serveuse de restaurant, de l’étudiante à la mère de famille de 40 ans. »

Deux femmes face à l’interdiction de l’IVG

Toutes sont accueillies dans une ambiance feutrée, entre mobilier pastel, musique douce et murs ornés de posters à l’effigie de Ruth Bader Ginsburg, iconique juge de la Cour suprême et héroïne du combat féministe aux États-Unis, disparue en septembre 2020.

Dans la salle d’attente, ce jour-là, se succèdent des femmes de toutes générations et origines, Blanches, Noires, Latinos. Un couple, avec un enfant dans une poussette, les rejoint.

Dans un couloir, Kathy Kleinfeld réconforte une jeune femme afro-américaine en larmes venue commencer sous contrôle médical le processus de pilule abortive. Cette dernière semble relâcher une immense pression.

Elle veut témoigner de sa « colère et (sa) tristesse », souffle-t-elle. Mais demande l’anonymat. Elle choisit Jasmin comme pseudonyme. « J’étais terrifiée à l’idée de ne pas pouvoir interrompre cette grossesse, explique-t-elle. Je m’étais déjà renseignée sur le Web, où il est possible de commander la pilule abortive via un médecin basé en Autriche qui fait une ordonnance pour que l’on puisse ensuite commander en ligne le médicament sur un site basé en Inde… »

Employée de bureau, Jasmin a 29 ans et élève seule son petit garçon de 2 ans. « Je ne peux pas assumer financièrement un autre enfant. J’ai un petit salaire. Je dois tout donner pour assurer une bonne vie à mon fils. »

Sa mère soutient son choix, mais elle ne dira rien à son père, pasteur. C’est sa tante qui a payé les frais d’IVG médicamenteuse, soit 600 dollars.

Aspen, nouvelle militante pro-IVG 

Aspen, 25 ans, silhouette de tanagra, longs cheveux châtains, est analyste dans l’industrie pétrolière. Elle a réalisé qu’elle était enceinte la veille de l’annonce de la décision de la Cour suprême et a immédiatement pris rendez-vous.

« J’ai une petite fille de 5 ans, je suis séparée, en instance d’un divorce compliqué et avoir un autre enfant avec mon nouveau compagnon sans être encore divorcée aurait pu compromettre mon droit de garde, raconte-t-elle.

L’IVG, même quand elle était légale, était déjà un sujet très controversé dans la société conservatrice du sud des États-Unis, même entre proches nous n’en parlons pas beaucoup, c’est un véritable tabou. Cela va empirer. »

Aspen, qui n’a jamais milité pour les droits des femmes, le promet : désormais elle se joindra aux manifestations qui, chaque jour ou presque, au Texas comme dans tous les États-Unis, réclament le retour du droit légal et national à l’IVG.

En direct d’une manifestation au Texas

Plusieurs fois par semaine, à trois heures de route de Houston, Coco Das, 52 ans, et Victoria Mycue, 22 ans, organisent des sittings et des marches devant le tribunal d’Austin, la capitale du Texas, devenue le hub de la contestation « pro-choice ».

L’activiste quinquagénaire, écrivaine, et la nourrice woke se sont rencontrées sur les réseaux sociaux fin juin.

Depuis, porte-voix en main, vêtues de vert – la couleur du mouvement « marea verde » (la marée verte) lancé par les femmes sud-américaines en lutte pour le droit légal à l’IVG – les Américaines haranguent matin et soir la foule de plus en plus nombreuse de femmes (et d’hommes) anonymes venus crier leur écœurement et leur rage.

Je me suis fait avorter il y a exactement neuf mois de mon ex-compagnon violent. (…) Cela me dégoûte que des femmes abusées soient aujourd’hui obligées de poursuivre une grossesse non désirée.

Ce jour-là, sous une chaleur accablante de 40°C, elles et ils sont plus d’une centaine à écouter les témoignages au micro de femmes de tous âges.

Une ado bouleverse la foule en témoignant d’abus sexuels et de son IVG. À l’issue de sa prise de parole, elle fond en larmes, consolée immédiatement par une représentante du Planned Parenthood, le planning familial américain.

Femmes, hommes et médecins solidaires  

Un jeune homme enchaîne au micro, éructe contre le « fascisme grandissant dans ce pays ! ». Sur les pancartes des participant·es, on peut lire : « Sortez l’éléphant (l’animal emblème du parti républicain, ndlr) de mon utérus ! », « Mon corps, mon choix. »

C’est ce slogan qu’a écrit au rouge à lèvres sur son ventre dénudé une jeune blonde aux longues tresses : « Je me suis fait avorter il y a exactement neuf mois de mon ex-compagnon violent, témoigne-t-elle. Il n’aurait pas été un bon père. Il aurait été violent avec l’enfant comme il l’était envers moi. J’ai porté plainte contre lui, il devrait bientôt être jugé. Cela me dégoûte que des femmes abusées soient aujourd’hui obligées de poursuivre une grossesse non désirée. »

Vê·tues de leur tenue hospitalière, visages graves, Amanda, Tony et Jenna, respectivement ergothérapeute, médecin et aide-soignante dans un hôpital d’Austin, se tiennent droit sur les marches de la Cour de Justice de la capitale texane.

Sur la pancarte de Tony, une simple phrase : « Les médecins soutiennent les droits reproductifs. » Amanda tient haut la sienne sur laquelle elle a écrit : « Je me suis fait avorter. Suis-je toujours votre héroïne ? », en référence à l’élan de soutien envers le personnel soignant lors de la première vague de Covid.

« C’est purement criminel », affirme Tony, convaincu que des « femmes vont mourir par suite de grossesses dangereuses ».

"Pro-life" vs "pro-choice"

Alex, barbe rousse de hipster, arbore un T-shirt « Her Body, Her Choice » (Son corps, son choix). Non loin de lui, une trentenaire a posé sur ses genoux un carton : « L’avortement est illégal dans cet État, mais le Texas est OK avec l’inceste et le viol ! »

Victoria et d’autres activistes, au lendemain de l’annonce de la suppression du droit légal et national de l’IVG, ont fait irruption dans une puissante église de Houston, à la manière des Pussy Riots russes dont les deux leaders disent s’inspirer.

« La suppression de Roe est la première étape, croit Coco, vers de futures atteintes aux libertés telles que le mariage homosexuel, les droits des LGBTQ+ ou l’accès à la contraception. »

« La polarisation dans ce pays est tellement exacerbée, souligne Victoria. Pour autant, nous voulons affirmer que nous ne sommes pas des ennemis, nous sommes allé·es manifester dans des banlieues d’Austin très conservatrices, cela s’est bien passé. Même si elles ne l’avouent pas publiquement, beaucoup de femmes qui votent républicain sont hostiles à la suppression du droit légal à l’avortement. Pour faire entendre notre colère, nous souhaitons rester uni·es et très pacifiques. »

L’espoir d’un « impeachment »

Malgré les arrestations de militantes, comme à Los Angeles, lors de manifestations « pro-choice ». Malgré les provocations du camp « pro-life » qui régulièrement vient narguer les manifestantes en scandant au micro, depuis des voitures : « America First »(le slogan de campagne de Donal Trump, ndlr) et « Baby killers » (tueurs de bébés).

Les deux égéries « pro-choice » texanes veulent aussi croire en une possibilité légale d’impeachment de la Cour suprême devant la justice. Elles estiment que le combat pour le rétablissement du droit national à l’avortement pourrait avoir le même écho décisif que le mouvement Black Lives Matter.

« On ne peut pas tolérer que des droits humains soient bafoués dans un pays aussi puissant que les États-Unis », insiste Coco.

L’immense mobilisation du clan des « pro-choice » au lendemain de la décision de la Cour suprême suffira-t-elle à gagner le combat pour les droits des femmes, comme dans les années 70 ?

Certaines d’entre elles, rencontrées dans les manifestations à Austin, en contact avec d’autres militant·es dans le pays, envisagent de durcir la lutte, et pourquoi pas de recourir à un blocage de la société, via des grèves dans les entreprises et l’industrie.

Des Américaines déterminées, en lutte

Elles sont des millions de citoyennes américaines entrées en lutte depuis juin dernier, à l’espérer. À manifester chaque jour ou presque de New York à Los Angeles, d’Austin à Chicago. À relayer leur colère et leur tristesse sur les réseaux sociaux.

Pour Coco et Victoria, comme pour Kathy Kleinfeld et son équipe du Women’s Reproductive Services, ce sera en novembre dans les urnes lors des élections de mi-mandat que pourrait se jouer un tournant décisif quant au retour éventuel d’un droit national à l’avortement aux États-Unis.

« Les gens doivent absolument s’inscrire sur les listes électorales et voter pour des candidats “pro-choice” démocrates, lance Kathy Kleinfeld. C’est la seule solution pour voir du changement dans les États qui interdisent l’avortement. »

Dans le hall du Capitole de l’État du Texas, des femmes, surveillées par des policiers armés, se relaient tous les jours pour tenir un sitting de protestation. Déterminées, à l’image de millions d’Américain·es entré·es, en cet été 2022, en résistance.

Victoria Mycue, coleadeuse du mouvement pour le retour au droit légal et national à l’IVG

Austin, la capitale du Texas et hub de la contestation féministe

 Ce reportage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 841, daté octobre 2022.

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