Belle nouvelle : après deux ans d’absence, le Prix du Roman Marie Claire revient enfin ! L’occasion d’écrire une nouvelle page, avec un jury flambant neuf et étoffé, constitué de douze libraires de renom implanté·es partout en France (1) et de trois membres de la rédaction, sous l’égide d’une prestigieuse marraine, la romancière Nina Bouraoui.
La mission de ce prix version 2022 ? Récompenser un roman francophone paru cet hiver qui évoque un destin de femme d’hier ou d’aujourd’hui. Un destin fort et qui raconte quelque chose de son temps.
En attendant de découvrir notre lauréat·e lors de la remise du prix le 22 avril prochain (sur les réseaux sociaux de Marie Claire, Instagram et Facebook, le 22 avril à partir de 19 heures), dans le cadre du Festival du Livre de Paris, voici révélés les sept ouvrages en lice, sept romans puissants, singuliers, attachants.
"La fille de Deauville", de Vanessa Schneider
L’enfoncement dans la radicalité, la spirale irrésistible de l’illicite, le délestage de tout son être au profit d’une cause : c’est en mécanicienne des âmes et de la politique que Vanessa Schneider, grande reporter au Monde et portraitiste hors pair, ausculte la trajectoire de Joëlle Aubron. Cette jeune fille très bien née de Neuilly qui dédia sa vie au terrorisme d’extrême gauche dans les années 80 sous la bannière d’Action directe.
Cette Joëlle tête brûlée qui a assassiné et vécu en totale clandestinité, qui a passé seize ans de sa vie derrière les barreaux et a succombé, en 2007, à un cancer du cerveau, l’auteure ne l’a pas rencontrée. Alors, elle lui a prêté, avec la jouissance d’une romancière-démiurge, des affects qui sonnent juste – élans libertaires et effrois enfantins – non sans ironiser sur la violence vaine dont l’héroïne et ses camarades, criminel·les « bras cassés », sont habité·es.
Éd. Grasset, 20 €.
"Les maisons vides", de Laurine Thizy
Ne pas se fier à la chétivité de ce corps. Gabrielle, l’énigmatique héroïne, est née prématurée, en garde un asthme tenace, frôle l’anorexie, oui, mais fait front face à tout ce que les adultes voudraient d’elle.
Laurine Thizy, pour ce premier roman, déploie à travers Gabrielle et ses ascendantes (une mère qui plie, une grand-mère intraitable, une arrière-grand-mère tendre et odieuse…) une fresque fantastique sur les débuts et les fins de vie, sur les démons qui se font jour quand l’enfance cède à l’adolescence.
Fantastique, aussi, car il y a cette Vierge Marie qui glousse ou réprouve, ces araignées que Gabrielle régurgite, comme des angoisses noires, ou ces clowns d’hôpitaux qui surgissent entre les chapitres sans qu’on ne saisisse, avant la toute fin, leur raison d’être. Le tout dans un décor campagnard et périurbain qui, par sa banalité, consolide d’autant plus l’étrangeté générale.
Éd. de L’Olivier, 18 €.
"Connemara", de Nicolas Mathieu
D’un côté, il y a Hélène, cadre sup’ qui a plus ou moins tourné le dos à ses origines classe moyenne basse. De l’autre Christophe, VRP en croquettes pour chien, qui n’a jamais quitté son village. La première, ado, en pinçait pour le second. Ces deux-là, quadras, vont se recroiser…
Ce qu’on a fait de sa vie et ce qu’on peut encore en faire, voilà les grandes questions qui animent le nouveau roman de Nicolas Mathieu.
Avec cette causticité – passages savoureux sur la novlangue des cabinets de conseil – ce sens des détails infinitésimaux, cette finesse d’analyse quasi sociologique qui font la patte de l’auteur. Mention spéciale à cette héroïne qui enthousiasme, émeut et amuse à la fois, mélange de spleen et d’ambition formidablement croqué.
Éd. Actes Sud, 22 €
"Par le fil je t’ai cousue", de Fawzia Zouari
Voici la scène inaugurale, éprouvante : sous l’égide de sa mère, une fillette, dans la Tunisie rurale des années 60, se fait sceller le sexe sur un métier à tisser afin que sa virginité reste intacte.
« Par le fil je t’ai cousue ! » psalmodie alors la guérisseuse. Cette fillette qui va quitter, première de sa famille, le village d’Ebba, s’exposant à l’inconnu pour aller étudier, c’est Fawzia Zouari elle-même.
Détricotant au fil des pages la façon dont elle est devenue femme, aussi terrienne qu’urbaine, aussi secrète qu’épanchée, aussi Bédouine que Française, l’auteure raconte les tendresses ambivalentes qu’elle a pour celles qui ont façonné son imaginaire. Cette mère qui œuvre, presque plus patriarcale que le père, à la relégation de ses filles. Cette conteuse nomade qui ouvre vers l’ailleurs. Cette tante si libre venue de Tunis.
Tout cela dans un français d’autant plus somptueux, peut-être, qu’il n’est pas, pour Zouari, sa langue maternelle.
Éd. Plon, 19 €.
"La décision", de Karine Tuil
Karine Tuil écrit sèchement, dans le vif, bien à l’image de son héroïne qui dit « Je » – Alma Revel, juge antiterroriste – dont on attend tout le temps qu’elle tranche.
Doit-elle ou non libérer ce jeune Français musulman qui rentre de Syrie et dit s’être amendé ? Céder ou non à son attirance, anti-déontologique au possible mais irrépressible, pour l’avocat de la défense ? Quitter ou non ce mari qui glisse vers le judaïsme rigoriste et se crispe tout entier ?
Les décisions que doit prendre Alma Revel, femme de droit au bord du chavirement, sont des vases communicants : sa vie intime se répercute sur la sécurité publique et inversement. Alors par ce double mouvement, la tension qui habite le roman ne s’émousse jamais, exploration haletante des coulisses d’une profession surpressurisée. En somme, l’écriture en « état d’urgence ».
Éd. Gallimard, 20 €.
"Les idées noires", de Laure Gouraige
Dans les yeux de qui êtes-vous noire ? « Vous », c’est le pronom troublant que la narratrice emploie pour parler d’elle-même.
Elle, c’est une jeune femme qui n’a jamais réfléchi, quand bien même elle aurait une aïeule haïtienne, à sa racisation. Jusqu’à ce qu’un message sur son répondeur la chamboule : une journaliste qu’elle n’a jamais vue voudrait qu’elle témoigne du « racisme anti-noir dont [elle] est victime ». S’ensuivent des quiproquos, d’hilarantes variations à base de « Qui suis-je ? » et « Qui êtes-vous ? », comme une démonstration par l’absurde – et la littérature : quel style enlevé ! – que la race est construction sociale avant tout.
De Paris à Miami, où tout le monde a « une couleur » (à moins que ce ne soit personne), en passant par Port-au-Prince, capitale borgne, Les idées noires se lit comme une drôle de plongée dans les profondeurs du regard, de la peau et des stigmates.
Éd. P.O.L, 17 €.
"Colonne", d’Adrien Bosc
Une colonne, ça se tient droit. Ça canarde méthodiquement, aussi, selon l’imaginaire guerrier – personne n’a envie de se frotter à une colonne de blindés. Tout l’inverse de Simone Weil, en somme, qui va passer une bonne partie de ce réjouissant récit de guerre allongée, frustrée de ne pas en découdre.
La philosophe, qui a écrit comme personne sur la condition ouvrière, s’est engagée en 1936 dans les colonnes antifranquistes : elle en a tiré un Journal d’Espagne plein de pages blanches.
Sur la base de cette œuvre à trous, Adrien Bosc a brodé un roman où l’anti-héroïne Weil nous dévoile une fougue et des idéaux contagieux, une lucidité qui se dessille peu à peu, des naïvetés et maladresses, aussi, elle qui, à peine arrivée sur le front, se blesse bêtement en trébuchant sur une marmite d’huile bouillante.
Entre action et attentisme, entre rêves d’intellectuelle et déceptions de terrain, Colonne n’est que superbes frictions.
Éd. Stock, 18,50 €
1. Les douze librairies dans le jury :
Librairie de Paris (Saint-Étienne), librairie Coiffard (Nantes), librairie Le Failler (Rennes), librairie Ouvrir l’Œil (Lyon 1er ), librairie Pantagruel (Marseille 7e ), La Chouette Librairie (Lille), librairie Au Vent des Mots (Lorient), librairie Les Cahiers de Colette (Paris 4e ), librairie Delamain (Paris 1er ), librairie Atout Livre (Paris 12e ), librairie La Malle aux Histoires (Pantin), librairie Gutenberg (Issy-les-Moulineaux).
Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 836, daté mai 2022.
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