Vendredi dernier, le collectif Stop Bolloré organisait son premier meeting. Leur but : faire de l’indépendance des médias et de l’édition un thème de la campagne présidentielle. Journalistes, avocats, auteurs, éditeurs et de nombreuses autres professions se sont mobilisées. Mais pourquoi cette inquiétude pour la production éditoriale ?
Le 9 février 2022, Antoine Gallimard, pourtant discret dans les médias, rendait publique son inquiétude, en direct sur France Inter. « C’est un véritable tsunami », explique le président des éditions éponymes : si le numéro 1 (Hachette) et le numéro 2 (Editis) de l’édition fusionne, Bolloré pourrait contrôler 84 % des publications parascolaires, 74 % des manuels scolaires, et environ 65 % des livres de poche.
L’empire Bolloré ou l’archétype d’un modèle économique
Mais les préoccupations ne concernent pas seulement Bolloré. Il y a, derrière cette méga fusion, un modèle économique que certains qualifient de délétère. Marion Mazauric, fondatrice et dirigeante des éditions indépendantes Au Diable Vauvert, torpille le système actuel : « Il faut des lois qui permettent de limiter le poids des groupes industriel dans la production éditoriale, on ne peut pas laisser dépendre la production des idées du capital industriel. »
Pourtant, le 20 janvier 2022, lors de son audition à la commission d’enquête sur la concentration des médias, Vincent Bolloré se défendait : « Notre intérêt n’est pas politique, n’est pas idéologique, c’est un intérêt purement économique. ». Cette déclaration doit-elle rassurer le monde de l’édition ? Pas selon David Dufresne : « Avant même l’idéologie, le premier danger est celui de l’industrialisation » affirme-t-il. L’ex-journaliste s’applique aujourd’hui à raconter le monde par la fiction. Il est l’auteur de 19h59 une dystopie très inspirée de la France de 2022.
La question de la diffusion des ouvrages
Mais David Dufresne n’est pas fataliste. Il considère qu’il y a assez d’éditeurs indépendants pour faire respecter la pluralité. Il s’inquiète surtout du monopole de la diffusion. L’étape de la diffusion d’un ouvrage accompagne sa distribution. Lorsque le distributeur s’occupe de la logistique des stocks, le diffuseur est chargé de la visibilité de l’ouvrage et de sa promotion auprès des points de vente. Les principaux groupes d’édition ont leur société de diffusion et de distribution associée – Hachette Distribution pour Hachette et Interforum pour Editis. Si les deux filiales fusionnent, la diffusion pourrait se concentrer sur les best-sellers, au détriment des petites ventes et des ventes intermédiaires.
En plus de l’édition et de la diffusion, Marion Mazauric s’inquiète de la promotion des ouvrages. Elle voudrait que la propriété simultanée de médias et de maisons d’éditions soit interdite. Aujourd’hui, l’appareil judiciaire ne légifère pas sur ce point. Cela permet donc un contrôle horizontal et vertical du marché de l’édition : de la publication à la couverture médiatique.
Chez Hachette, « c’est le flou total »
Chez Hatier, maison d‘édition détenue par Hachette, on ne spécule pas et on attend. Olivia Bertrand, chef de diffusion, tempère les craintes du secteur : « Ce sont surtout les éditions indépendantes qui sont écrasées par les grands groupes de diffusion. Et ce pour des raisons financières. Mais quand une maison d’édition comme la nôtre entre dans un groupe elle n’est pas délaissée : ces ouvrages sont également promus. ». Selon elle donc, même après un rachat, les stratégies commerciales de diffusion ne pourront pas nuire aux maisons du groupe Hachette.
Aux éditions Didier, également propriété de Hachette, on ne croit pas à « un démantèlement du numéro 1 de l’édition ». Considérée comme contre-productive, cette stratégie n’inquiète pas plus que de raisons. Mais même si toutes les éditions du groupe Hachette restent soudées, un possible rachat fait émerger « quelques inquiétudes ». Les méthodes de travail et les équipes pourraient-elles être modifiées ? Quelles seraient les conséquences sur les publications et les ventes ? « C’est le flou total ».
Les éditions indépendantes : un bras insuffisamment armé
Du côté des éditions indépendantes, la croissance du monopole fait surgir une inquiétude nette. Marion Mazauric fonde en 2000 les éditions Au Diable Vauvert. En 2021 elle est l’une des signataires de la pétition « Stop Bolloré ». Face à la main basse des industriels sur la production éditoriale elle s’insurge : « On ne peut pas laisser l’édition devenir un instrument du pouvoir. » Elle encourage chaque citoyen à prendre conscience de ce modèle qu’elle juge dangereux pour la démocratie.
Laurence de Cock, historienne et autrice jeunesse était également présente au meeting du collectif. Sur l’estrade, elle pose une question morale : Est-ce que les auteurs doivent arrêter de publier chez Bolloré ? Manon Mazauric prêche évidemment pour sa paroisse et estime que les auteurs peuvent se tourner vers des maisons d’éditions indépendantes. Mais elle est lucide. Un boycott total est impossible, Bolloré possède trop de grands noms de l’édition.
Les membres du collectif espèrent ainsi un éveil des consciences qui puissent permettre un sursaut citoyen capable de provoquer une action politique et judiciaire, pour que leur métier ne soit pas noyé dans la logique de marché. Antoine Gallimard le résumait ainsi : « On fait un métier d’artisan. On ne fait pas un métier de grand industriel. La démarche économique industrielle n’a pas de sens. »
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