En 2020, Omnivore, premier grand rassemblement culinaire de Paris à la rentrée, fête ses 15 ans de festival en grande pompe au Parc Floral ; nouveau boss (Romain Raimbault), nouvelles dates (du 12 au 15 septembre), nouveau lieu et nouveau format. Perchée sur sa scène “Outdoor”, au beau milieu des foodtrucks (un espace imaginé façon talkshow), la journaliste Raphaële Marchal recevait ce samedi et ce dimanche quelques-unes des grandes figures de la gastronomie française, qui accompagnent le festival depuis ses premiers pas, et aussi plusieurs petits nouveaux venus se faire connaitre. Parmi les vieux de la vieille, Pierre Gagnaire, chef cuisinier français largement étoilé, bien connu du grand public parce que fortement médiatisé. L’homme qui “n’aime pas ce métier” avait déjà reçu le prix “Homnivore”, en 2015 à la Mutualité, pour fêter les dix ans du festival, en ceci qu’il est pour Omnivore “la figure incarnée de la cuisine”. Pour les 15 ans, le chef est venu parler de son restaurant rue Balzac à Paris – qui fait peau neuve pour la rentrée –, de l’évolution de la gastronomie française de ses premiers pas en cuisine à aujourd’hui, de la COVID-19, et, même, de son rapport à la mort. Extraits choisis :

Sur l’évolution du restaurant depuis qu’il a commencé, le restaurant d’aujourd’hui et le restaurant de demain

“Rien n’a changé. D’abord, les gestes sont les mêmes. On arrive le matin, on a notre planche, nos couteaux. Les fours fonctionnent mieux, il fait moins chaud. Les conditions techniques ont nettement évolué, mais les gestes sont les mêmes. La base est la même. Ce qui a changé, c’est l’air du temps, les modes, les modes qui se démodent. Le coeur du bâtiment est fait de gens qui viennent dans une cuisine, qui ont des produits, sur lesquels on est aujourd’hui beaucoup plus et de plus en plus attentif et vigilant, et puis ceux qui nous font vivre, les clients qui viennent, qui s’assoient et qui veulent juste passer un bon moment. Le bon moment, ça peut être un bistrot à 18 euros, un kebab, une toile cirée sur laquelle on boit un verre de blanc avec une planche de charcuterie ou alors des choses plus sophistiquées. Mais le coeur, le fil de l’histoire, c’est la sincérité du produit, du geste et de l’individu qui fait ce geste. Fondamentalement, rien n’a changé. Même la personne qui va au McDonald’s y va pour passer un bon moment. Aujourd’hui, la table, Guy Savoy l’avait déjà dit il y a quelques années, reste un des derniers lieux de sociabilité, mais la table peut être très modeste ; elle peut être une nappe posée dans le parc derrière sur laquelle il y a des gamins qui jouent, des assiettes en carton et où on passe deux heures ensemble.”

Sur l’évolution des “mœurs”, et la nécessité de s’engager en cuisine (pour l’environnement, pour l’humain)

“Les légumes je les ai introduits dès que j’ai commencé à travailler pour moi, en 77. J’ai tout de suite compris qu’ils étaient ce qui pouvait faire bouger les fondamentaux de cette cuisine française extrêmement figée. J’ai eu l’immense chance d’être dans la mouvance Gault et Millau, des types incroyables qui ont vraiment défriché la cuisine, mais avec certains excès. Ça a amené une espèce de liberté qui n’existait pas dans notre univers, c’était la première fois, les plus jeunes ne doivent pas s’en rendre compte, qu’on parlait de cuisine. Jusqu’à-là on n’en parlait pas. Le fait de mettre des mots, qu’on commente un repas comme on commente une oeuvre d’art, un film ou une pièce de théâtre, a complètement changé la perception de la cuisine. Ça m’a beaucoup aidé. J’ai eu un papier de Jean-François Abert [critique décédé d’un cancer, à l’âge de 64 ans, en 2008, ndlr] dans Lyon Poche en 1978. La façon dont il a décrit le plat m’a fait dire ‘c’est ça la cuisine, c’est de l’émotion que l’on veut donner aux gens’. La contrepartie, c’est qu’on a balancé les bonnes quenelles, les bons pâtés, les bonnes daubes, les bons navarins et puis c’était fini, ce n’était plus à la mode, il fallait foutre tout ça à la poubelle, et toute une génération de cuisiniers a été jetée par dessus bord alors que ces gens étaient extraordinaires mais plus dans la mouvance. On est maintenant tout légume. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, si le jeune cuisinier n’a pas un petit jardin au dessus de la tête, il n’est pas bon, il n’est pas dans le coup. Soyez vous-même ! J’ai de très bons jardiniers, avec lesquels je travaille depuis longtemps à Saumur, à Nevers, et des gens qui nous livrent, mais je ne suis pas jardinier, je laisse ça à des personnes qui savent faire le jardin. C’est formidable, mais attention à ne pas en faire un diktat. Que pendant leurs congés, les jeunes aillent voir des jardins, ramasser des pommes de terre ou des framboises, et se rendent compte de la difficulté de ce métier, c’est important. C’est un sujet dur à gérer quand on est dans les grandes villes, mais comme un sommelier va dans les vignes pour goûter et va à la rencontre des vignerons, un cuisinier doit aller à la rencontre des gens qui le livrent.”

À propos du Guide Michelin, et du “monde d’apparence”

“L’important pour moi, c’est d’être à la  hauteur du rendez-vous quotidien dans des lieux qui me représentent. Lorsque j’ai fait faillite, l’argent ne m’a pas du tout inquiété. Je sais que vous défendez d’autres valeurs ici, mais cette troisième étoile a totalement plombé des gens de ma génération. Mais je ne le regrette pas, j’aurais été bien plus malheureux si on me l’avait enlevée. Aujourd’hui, je le verrais peut-être différemment, mais, vraiment, l’argent ce n’est pas grave. Je dis ça, c’est facile, parce que j’ai pu rebondir. J’ai la chance de faire un métier qui permettait de rebondir mais si on m’avait arraché mes galons, ça m’aurait fait mal parce qu’on est dans un monde aussi d’apparence. Il faut le dire, il ne faut pas se mentir, ne pas se voiler la face. On est dans un monde où on est jugé. Ce jugement, on ne peut pas s’en foutre. Si ce n’est pas le Guide Michelin, ce sera quelqu’un d’autre. Il y en a tellement aujourd’hui. On a des rendez-vous tous les jours, parfois plus importants, sur lesquels on doit être à la hauteur de ce que les gens attendent. On peut décevoir par sa faute, parce que l’autre n’est pas réceptif ou parce que ce que vous faites déplait fortement. Il y a des gens qui n’aiment pas ce que je fais, je le sais bien, mais heureusement, c’est normal, on ne peut pas plaire à tout le monde. Quand on fait quelque chose de public, on a forcément des pour et des contre. Nous faisons des oeuvres d’art au quotidien, mais surtout, et je l’ai appris à mes dépends, nous tenons un commerce, et ça il ne faut pas l’oublier. Un commerce, c’est faire plaisir aux gens, et au maximum de gens. Il faut réussir à résoudre cette équation. Je parlais de contradiction, à savoir, faire plaisir aux gens, sentir un peu l’air du temps, mais rester soi-même parce que nous sommes avant tout des artisans. Le danger est de vouloir mettre la cuisine à un niveau qui ne soit que de l’art. Non, ce n’est pas expérimental, on nourrit des gens et nourrir des gens, c’est compliqué.” 

Sur le confinement et la COVID-19 

“L’ennui, c’est très positif. Il y a toujours des moments où on s’ennuie, on s’ennuie parfois dans des situations dans lesquelles on est et où on ne voudrait pas être. Je me suis ennuyé pendant ces deux mois d’arrêt. Je n’ai rien fait, strictement rien. J’ai lu, j’ai marché, on a décidé avec ma femme de ne pas être ensemble, pour éviter tout problème de couple, j’étais avec mes fils et mes petits-enfants, je leur ai dit ‘je fais la bouffe mais je ne sors pas’. J’avais la chance d’être à Belle-Île-en-Mer, vraiment peinard. On m’avait enlevé mon joujou, comme à tout le monde d’ailleurs, et il n’y avait rien à faire, juste attendre, réfléchir et profiter. Pour moi, c’était très bénéfique psychologiquement parlant, ça m’a bien remis la tête à l’endroit.”

“J’avais le projet de rénover le restaurant, qui, je le rappelle, ne m’appartient même pas, je ne suis que locataire-gérant puisque mon aventure de Saint-Etienne m’a dénudée il y a presque trente ans maintenant. Dans le lieu où je suis maintenant, je suis comme un gamin, c’est une toile de tente, mais je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, que j’avais encore quelques années à défendre ma cuisine devant moi, quelques années pour défendre quelque chose qui me ressemble. J’ai passé des coups de fil. La personne qui m’avait fait le restaurant de Saint-Etienne, Marcelo Joulia (Naço, Virtus), était disponible, l’entreprise était prête, alors on a profité de la COVID-19 pour tout casser. Un projet beaucoup plus modeste que le précédent [à Saint-Etienne, ndlr], mais qui quand même coûte un peu d’argent. On va rouvrir le 5 octobre dans un décor tout neuf. On ne sait pas ce qui va se passer, je suis comme les copains. Mais la COVID-19, je l’ai positivée. ”

“L’histoire de la COVID-19 est dangereuse parce qu’on a malgré tout été obligé de quitter un peu le circuit dans lequel nous sommes. Il faut revenir et je sais que pour certains c’est douloureux et violent. On se pose des questions avec ce qu’on a vécu : ‘est-ce que la vie que j’ai me convient ? est-ce que c’est mon truc d’être là ?’. Bien sûr cette crise a amené beaucoup de problèmes, mais ça a aussi eu des vertues, je pense. Par exemple, je sais que mes équipes se sont reposées et je suis content pour eux parce que Paris ces derniers temps ça a été compliqué, entre les grèves RATP et SNCF, les gilets jaunes… Les équipes étaient fatiguées. Le monde de l’hôtellerie était fatigué globalement.”

Galerie: Bernard Tapie : son état de santé n’est pas rassurant (Oh My Mag)


Source: Lire L’Article Complet