Février 1978. Maître Gisèle Halimi, 50 ans, se présente aux élections législatives françaises sous l’étiquette du mouvement féministe Choisir, qu’elle a cofondé. À cette époque, l’autrice du l’essai-fondateur La Cause des Femmes (1973, Grasset) arrive en troisième position parmi les dix Françaises les plus connues, peu derrière Françoise Giroud et Simone Veil.
Ce mois-là, l’avocate disparue au lendemain de son 93eme anniversaire, le 28 juillet 2020, accorde un long entretien à Marie Claire, au fil duquel elle défend avec son verbe, son cœur, et ses tripes, les combats féministes qui lui sont chers, du remboursement total de l’avortement à la criminalisation du viol, en passant par la représentation des femmes en politique.
Une interview précieuse, parue dans le numéro 306 de notre magazine, dont nous partageons ici quelques puissants extraits.
Quand Gisèle Halimi dénonce le détournement de la loi Veil
Il faut bien réaliser : au moment de cette rencontre entre Gisèle Halimi et Marie Claire, la loi Veil a été promulguée il y a trois ans, à peine. Et pour l’interviewée, il est important de souligner que ce texte sur l’avortement, bien qu’entré en vigueur, ne signe en rien la fin ou la victoire de la lutte pour les droits des femmes.
Il est plus facile de voter une loi que de changer les mentalités. Il ne suffit pas d’inscrire de nobles principes au fronton de nos mairies pour qu’ils soient appliqués.
« Ceux qui disent que le combat féministe est terminé prenne sans doute leur désir pour la réalité. Il est plus facile de voter une loi que de changer les mentalités. Il ne suffit pas d’inscrire de nobles principes au fronton de nos mairies pour qu’ils soient appliqués », assène celle qui dénonce un « sabotage de la loi Veil ».
« Le fait est que la clause de conscience accordée par la loi Veil aux médecins, par une véritable escroquerie morale, a été détournée de son sens« , dénonce-t-elle. « Elle n’était en effet destinée qu’à respecter les convictions les plus intimes et les plus sacrées de chacun. Pas à permettre d’aller contre la loi. Or, c’est ce qui s’est passé. Certains grands patrons ne s’en cachent pas. Ils proclament, ‘Non seulement je ne ferai pas d’avortement’ – ce qui est leur droit – ‘Mais j’interdirai à mes internes, à mes infirmières, à mes sages-femmes d’en faire’, ce qui est un véritable viol de consciences. »
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Le droit à l’avortement, le grand combat de sa vie. Après avoir co-signé en 1971 le célèbre Manifeste des 343, par lequel elle signifiait avoir avorté dans cette France qui pénalisait encore la pratique, elle défendait, l’année suivante, Marie-Claire Chevalier, lycéenne de 16 ans, tombée enceinte à l’issue d’un viol et inculpée pour avoir avorté, ainsi que sa mère et deux collègues de cette dernière, dont l’une était accusée d’être la « faiseuse d’ange ».
Dans son implacable plaidoirie, Gisèle Halimi s’attaque à la loi de 1920, qui interdisait la contraception, l’IVG, et leur promotion, sous peine de trois à six mois de prison, et qui poussait les femmes à pratiquer des avortements clandestins et dangereux. Le procès de Bobigny, comme il sera surnommé, sera l’une des influences de la loi Veil.
Même après la promulgation de cette loi, Gisèle Halimi ne relâchera pas sa vigilance. La preuve avec cette réponse, dans notre interview, ou dans son programme politique, dans lequel elle réclame la gratuité de l’avortement.
Quand Gisèle Halimi définit précisément le viol
L’autre grand procès de sa carrière en toge a lieu à la Cour d’Assises des Bouches-du-Rhône, en mai 1978, trois mois après cet entretien.
Gisèle Halimi défend Anne Tonglet et Araceli Castellano, deux Belges en couple, âgées de 19 et 24 ans en août 1974, lorsqu’elles sont victimes d’un viol collectif de plusieurs heures, dans une calanque près de Marseille. Aracelli Castellano tombe même enceinte, et doit avorter illégalement, l’IVG étant encore interdit dans son pays.
Le viol avait fini par figurer parmi les simples délits de correctionnelle entre un vol à la tire et une bagarre entre automobilistes. Cette façon de le juger en disait long sur la signification du viol aux yeux des avocats.
Là-encore, l’avocate a transformé cette affaire en procès médiatique et politique, et fait prendre conscience à la société française que le viol n’est pas un délit, mais « le pire des crimes contre les femmes », comme elle le formule, dans cet entretien. Elle explique à Marie Claire son combat pour sa criminalisation :
« Le viol avait fini par figurer parmi les simples délits de correctionnelle entre un vol à la tire et une bagarre entre automobilistes. Cette façon de le juger en disait long sur la signification du viol aux yeux des avocats. (…) Ce n’est pas la peine qui nous importe. C’est le principe que nous défendons : le viol est un crime et il doit être jugé comme tel. Nous, les femmes, n’autorisons personne à le banaliser. »
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En 1980, deux ans après cette interview, et grâce à Gisèle Halimi, une loi qui définit et criminalise le viol est adoptée.
« Le viol n’est pas un crime sexuel, comme voudraient nous le faire croire certains sexologues, c’est un crime culturel« , pointe aussi l’avocate féministe. Ainsi, « la vraie prévention du viol doit commencer au plus jeune âge ». Comment ? « Par la disparition d’un certain conditionnement culturel. Par l’éducation. Par la suppression totale en tant que valeur, de la force, de l’agressivité, de la domination d’un sexe sur l’autre, je ferais mieux de dire, les choses étant ce qu’elles sont, de la domination de l’homme sur la femme », liste-t-elle.
[Dans les partis politiques], les femmes sont bâillonnées. Elles font de la figuration, et servent d’alibi.
Cette domination se construit dès l’enfance, insiste Gisèle Halimi. « D’où l’importance que nous attachons à l’éducation pour en extirper tout ce conditionnement culturel par le langage, par l’image, par l’audiovisuel, par la publicité qui s’exprime jusque dans le domaine des jouets, favorisant le maintien des rôles traditionnels attribués à chacun des deux sexes, et par-là menant à la ségrégation. »
Quand Gisèle Halimi s’indigne du sexisme en politique
C’est un autre moment fort de cet entretien, qui risque de vous faire soupirer : « Les choses sont-elles si différentes en 2022… ? ».
En quelques phrases précises, et trois chiffres percutants, Gisèle Halimi démontre l’hypocrisie des partis politiques qui feignent un engagement sincère en faveur de la parité – sinon l’équité, davantage défendue à cette époque -, en tous cas pour la représentation des femmes dans leur rang, pour finalement mieux invisibiliser ces dernières.
Elle déplore : « La France bat un triste record. Avec 1,6% de femmes, elle a la plus faible participation féminine d’Europe dans ses assemblées parlementaires ». Puis pointe du doigt « les premiers responsables de cette situation » : « les partis » politiques.
« Je ne veux pas dire qu’on y empêche les femmes d’adhérer. Au contraire : chacun étale ses chiffres, et les bulletins de vote font l’objet d’une fantastique pêche démagogique, note l’avocate, pas dupe. Alors comment se manifeste le rejet des femmes par leurs partis ? On les retrouve en grand nombre : 30% au Parti communiste, un peu moins de 20% au Parti socialiste, et il y en a un également dans les petits partis. Mais elles ne sont que là. On ne retrouve jamais ces pourcentages honorables au niveau des instances de direction et de décision. Autrement-dit, elles sont bâillonnées. Elles font de la figuration, et servent d’alibi ».
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