Quand au détour d’une conversation anodine, j’expliquais à une amie chilienne qu’en France, on donnait en général uniquement le nom de famille du père aux enfants, je me suis rendu compte que je n’avais littéralement aucune explication rationnelle à lui donner sur le pourquoi du comment de cette “tradition”.
C’est vrai ça : pourquoi, en France, plus de 95,2 % des enfants nés en 2014 d’un mariage se voient (encore) attribuer par défaut le patronyme paternel, alors que dans d’autres pays, notamment hispanophones, il est inconcevable de ne pas associer celui de la mère à celui du père ?
Face à l’incrédulité de mon amie, je tente alors un “C’est plus pratique !” ou encore un “Pour ne pas que ça ne soit trop pénible quand on apprend à écrire !”, sans susciter grande conviction, ni de sa part, ni de la mienne.
Et lorsque l’on se penche un peu plus sur le sujet, on se rend compte rapidement que la réponse à ce grand mystère socio-culturel à la Française serait à chercher…. du côté de l’administration. En effet, comme le rappelle Slate.fr, c’est seulement depuis 2002 que les heureux parents ont légalement le choix de donner à leurs enfants, « soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux ».
À titre de comparaison, en Allemagne, la loi a été réformée en 1976. Une avancée française relativement tardive qui, si elle dénote d’une revalorisation du nom de famille des femmes aux yeux de la loi, témoigne toutefois de la longue tradition patriarcale de nos institutions bureaucratiques.
Au nom du père… et du mari
Et pour cause, on observe le même phénomène en cas de mariage, le nom de naissance d’une femme ayant traditionnellement tendance à disparaître de son identité administrative au moment où elle décide de s’unir contractuellement à une personne du sexe opposé.
C’est ainsi qu’en 1995, 91% des femmes mariées adoptaient le nom de leur époux tandis que seulement 7% d’entre elles optaient pour un nom de famille composé cumulant leur patronyme et celui de leur mari. Or comme le rappelle toujours Slate.fr, la loi française dispose qu’aucun « citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ».
On devrait donc supposément garder notre nom de naissance à vie et reléguer notre nom de femme mariée au second plan. De même, comme le souligne Titiou Lecoq dans sa newsletter, la loi reconnaît depuis 2002 une égalité patronymique aux hommes et aux femmes. Autrement dit, un homme peut prendre le nom de famille de sa femme en guise de nom d’usage et inversement.
Chacun des membres du couple peut même légalement accoler le nom de l’autre au sien. Alors pourquoi ce sont les femmes qui dans l’immense majorité des cas font le pas de côté et changent leur identité au nom de la sacro-sainte unité conjugale ? Pourquoi ce sont uniquement elles qui ont le droit à des formulaires qui requiert d’indiquer leur nom de mariage ET leur nom de naissance ?
La coutume (sexiste), plus que la loi
Comme le précise l’anthropologue Agnès Fine au journal Le Monde, c’est la coutume, et non la loi, qui veut que les femmes mariées changent de nom après leur mariage. C’est la coutume, mais visiblement (aussi) l’administration française, qui même lorsqu’une femme décide de garder son nom de naissance, a la fâcheuse tendance à lui faire adopter de force son nom de femme mariée. En effet, lorsque l’on indique sur un formulaire de l’administration publique, ses deux noms de famille, c’est généralement, celui de femme mariée qui va l’emporter et être pris en compte par ladite autorité.
“Ces entreprises sont tellement basées sur un modèle conjugaliste patriarcal que même moi qui ne suis pas mariée, je reçois certains courriers (par exemple, fournisseur d’électricité) en tant que madame nom-du-concubin”, s’exclame Titiou Lecoq dans sa newsletter. Et on ne parle pas des heures de galère et d’errance administrative quand, au terme d’un divorce, on souhaite reprendre tout simplement son nom de naissance.
D’ailleurs dans le cas de la transmission de leur nom à leur progéniture, les femmes doivent particulièrement redoubler d’attention pour ne pas le voir tout simplement éjecté lorsqu’il est accolé à celui du père, d’ailleurs placé dans 4 cas sur 5 avant le leur, sauf mention explicite d’un souhait contraire. “[Les officiers d’état civil] encouragent souvent les parents à transmettre le nom du père, affirme au journal Le Monde Laurent Toulemon, chercheur à l’INED. “Pas par militantisme en faveur du système patrilinéaire mais uniquement par habitude. Le changement est source de désordre, beaucoup préfèrent donc respecter la tradition », assure-t-il.
Selon le billet de Titiou Lecoq, cette tradition trouverait ses origines dans le code civil de 1804, qui quelques années après la Révolution Française, consacre noir sur blanc la toute-puissance du père et du mari sur la mère et l’épouse. “Il est le chef du gouvernement de la famille. Celui-ci administre tout, il surveille tout, les biens et les mœurs de sa compagne”, peut-on lire dans les débats préparatoires du Consulat qui, l’air de rien, posait ainsi les fondements d’une administration familiale éminemment sexiste et patriarcale. Bien que la règle de la transmission du nom du père au détriment de celui de la mère ne soit pas explicitement inscrite dans le code civil, la fameuse coutume comme la jurisprudence assureront sa pérennité jusqu’à la fin du siècle dernier, sur fond de bureaucratisation dévorante de la vie publique puis, plus récemment, de digitalisation administrative souvent dénuée de tout souci égalitariste.
Invisibilisation fiscale et violence administrative
Au-delà du simple patronyme et de sa transmission héréditaire, la vie quotidienne des femmes est ponctuée de sévices bureaucratiques aux relents sexistes.
De la CAF au service des impôts en passant par les banques, on ne compte plus les témoignages de femmes qui ont vu leur existence administrative tout simplement gommée au profit de celle de leur tendre moitié, par usage leur dit-on, si ce n’est pas pure commodité.
Parce qu’au nom d’une vieille habitude séculaire, si cette personne est un homme, les impôts n’hésitent pas à écraser votre nom, votre RIB.
Problème ? Ce genre de petits arrangements des autorités administratives avec elles-mêmes peut causer de graves préjudices financiers aux principales concernées. C’est du moins ce que dénonce le collectif féministe Georgette Sand qui en mars dernier à lancer une campagne* et une pétition baptisée “Zézette épouse X” visant à lutter contre l’invisibilisation fiscale des femmes et “cette violence qui ne dit pas son nom”.
“En France en 2021, il est fréquent que des années d’indépendance économique et fiscale partent en miettes, parce qu’on a eu la faiblesse de déclarer aux impôts une deuxième personne dans le foyer”, écrivent-elles. “Parce qu’au nom d’une vieille habitude séculaire, si cette personne est un homme, les impôts n’hésitent pas à écraser votre nom, votre RIB. Vous continuez de payer vos impôts ou taxes mais la “personne de référence” ce n’est plus vous, la personne que l’on rembourse non plus.”
Dépendance et précarisation
Une violence symbolique qu’a vécu Sophie Bergerac qui témoigne publiquement sur le site de Georgette Sand après avoir vu son identité fiscale supprimée. Alors qu’elle déclare son PACS au service des impôts, son RIB est supprimé par ladite administration au profit de celui de son conjoint tandis que la taxe d’habitation du couple est envoyée au seul nom (masculin) de son partenaire. “Et quand il a fallu me rembourser un trop-plein versé ? Et bien les impôts, alors que j’étais celle qui avait payé, ont remboursé mon conjoint”, s’agace-t-elle.
Gommer leur identité c’est nier leur capacité à gagner leurs propres revenus, à être libres de toute contrainte ou violence fiscale.
Ou quand l’égalité des hommes et des femmes devant la loi est vue et corrigée par les autorités censées la faire appliquer. Plus que la suppression d’un nom, ces pratiques – souvent aléatoires et relevant du libre-arbitre de l’agent administratif en charge de votre dossier – alimentent des situations de dépendance économique pour certaines femmes envers leur conjoint et/ou leur ex-conjoint.
“Gommer leur identité c’est nier leur capacité à gagner leurs propres revenus, à être libres de toute contrainte ou violence fiscale. Nombreuses sont les femmes que cette étrange disparition condamne à la précarisation ou au silence. Sans oublier les difficultés pour inverser la machine en cas de séparation”, précise le collectif. C’est ainsi que Alexia Lauder, autre signataire de la pétition, explique avoir vu tous ses remboursements de frais de santé effectués vers le compte bancaire de son (ex) mari sans en voir la moindre couleur. Même chose pour Emeline**, qui après s’être pacsée avec son partenaire, a vu son compte CAF tout simplement disparaître au profit de celui de son partenaire.
“Say my name, say my name”
Enfin, le collectif féministe recense des témoignages de femmes dont les courriers de leur banque sont subitement adressés à leur conjoint suite à leur mariage, mais aussi l’achat commun d’un appartement ou tout simplement l’ouverture d’un compte par leur époux dans la même agence que la leur. Des identités féminines rayées de la carte en somme, qui en cas de divorce, ne sont pas pour autant réhabilitées.
“Mon banquier refuse de remettre mon nom de naissance sur mon compte alors que je viens de divorcer, il dit que c’est plus simple pour lui. Quand j’insiste, il me dit que ce n’est pas possible”, raconte Lucie Villepars dans la pétition de Georgette Sand. Et bizarrement, on entend ou lit rarement ce genre de mésaventures dans la bouche d’hommes qui auraient vu leur nom gommé au profit de celle de leur conjointe, y compris lorsque cette dernière génère les principaux revenus du foyer.
“Say my name, say my name”, clamaient les Destiny’s Child à la fin des années 90, tel un hymne féministe dédié à la reconnaissance de soi et de notre identité. À croire qu’aujourd’hui, c’est à notre tour de le crier aux oreilles de l’administration.
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(*) Pour consulter et signer la pétition Zezette Epouse X du collectif féministe Georgette Sand
(**) Le prénom a été changé à la demande de l’intéressée
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