Chanteuses militantes, parti féministe, scandales sexuels retentissants… Dans cette superpuissance toujours corsetée par le patriarcat, les femmes, engagées dans la vague MeToo, se battent enfin pour leur liberté.
Gong retentissant, lampions psychédéliques et rythme hip-hop frénétique. La jeune femme se déhanche effrontément dans les tentures rouge écarlate d’une improbable Cité interdite. «Je suis la reine de l’Orient et de l’Occident / Brisant le dôme de la domination masculine / Jamais je ne me prosternerai devant vous !», slame Lim Kim, tantôt concubine fardée, tantôt dominatrice en minijupe en cuir. Dans son clip Yellow, la chanteuse sud-coréenne renverse les clichés machos moisis d’une Asie de bazar, peuplée de beautés sages et soumises. «Je prends le p… de siège que je veux / Les femmes « jaunes » saisissent leur revanche !», jure l’artiste longiligne de 27 ans, dégainant sa lointaine réplique androgyne à la China Girl de David Bowie. Lim Kim ne connaît pas ce tube fleurant bon les années 1980, ni encore la célébrité sans frontières de l’icône britannique, mais son clip aux allures de coup de gueule contre la misogynie et le racisme anti-asiatique, qui a explosé à l’heure du Covid, sème la controverse sur les réseaux sociaux. La Séoulite incarne ainsi une toute nouvelle génération décomplexée secouant le joug d’une société sud-coréenne encore ancrée dans le confucianisme.
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« Je suis partie de la K-pop et je suis devenue moi-même »
Lim Kim n’a pourtant rien d’une Rosa Luxemburg lorsqu’elle sirote un jus glacé dans ce café branché d’Apgujeong, rendez-vous de la bourgeoisie trendy de Séoul, où nous l’avons retrouvée. Jean large, blouson, la jeune femme à la longue chevelure de jais, qui vient de faire la couverture de Cosmopolitan Korea, se fond dans la foule des passantes dans le vent. «Je suis une artiste, je ne suis pas une activiste», explique posément celle qui mène sa carrière seule, sans imprésario, à son propre tempo. «Je suis sortie de la boîte, et je n’ai aucune intention de retourner dans une autre», déclare calmement la jeune femme.
Adolescente, elle a fait partie d’un groupe de K-pop, cornaquée par une agence d’entertainment, comme tant d’autres artistes en herbe, liée par un contrat d’airain, au royaume implacable de Squid Game. Mais Lim Kim a choisi le chemin de l’indépendance, tournant le dos aux grosses machines de l’industrie qui fabriquent des idoles formatées comme des petits pains pour conquérir la planète. «Je revois encore tous ces vieux types de l’agence qui me demandaient de me fondre dans leurs stéréotypes. La K-pop projette souvent une image sexiste de la femme. Je suis partie et je suis devenue moi-même.» Depuis, elle explore les multiples facettes de son identité, parfois provocatrice, comme dans Yellow, souvent plus romantique, comme dans son tube Falling, rappelant le mélo d’un drama, brouillant les pistes, tel un caméléon.
Et les marques ne s’y trompent pas, à l’image de Dr. Martens, qui vient d’en faire son ambassadrice en Corée, misant sur son look androgyne pour séduire une nouvelle génération Z qui a troqué le talon aiguille pour la semelle compensée, en quête d’affirmation dans une société toujours macho. «Lim Kim attire, car elle démontre qu’on peut allier féminité et personnalité forte, aux antipodes du cliché de la jeune fille girly et soumise longtemps imposé par la société sud-coréenne», décrypte Fiona Bae, auteure de Make Break Remix : The Rise of K-Style (publié prochainement chez Thames & Hudson).
Rock libérateur
Hwang So-yoon dans son studio de Hongdae, le quartier branché de Séoul, dans lequel elle joue avec son groupe, Se So Neon, fondé en 2016. Depuis, les musiciens rencontrent le succès dans leur pays, avec plusieurs prix aux Korean Music Awards, mais aussi à l’étranger.
Hwang So-yoon parcourt elle aussi cette ligne de crête, guitare électrique à la main, pour inspirer des jeunes filles en rébellion. Cette rockeuse a le blues dans la peau depuis qu’elle a entendu du B. B. King à l’âge de 12 ans. «Le blues, c’était un truc de vieux mec. Et le rock, c’est sexy, cela ne colle pas avec l’image sage de la femme traditionnelle», explique la musicienne de 24 ans depuis son studio sous les toits de Hongdae, le quartier de la fête étudiante de Séoul, baigné par le soleil brutal et le ciel bleu limpide de la péninsule. À force d’abnégation, cette boule d’énergie rebelle s’est fait un nom avec son groupe, Se So Neon, en pleine ascension, enchaînant les concerts jusqu’à Berlin. Dans la fosse, elle draine une armée de fans féminines en quête d’héroïne sans complexe, dans une ambiance survoltée et cathartique. «En concert, je suis explosive, et cela leur plaît. Elles ont l’impression que je fais quelque chose qu’elles ne peuvent pas se permettre, et ça aide à les libérer», explique Hwang So-yoon. Un instant, elles échappent à la chape de plomb suffocante d’une société ultracompétitive et pyramidale, où la femme est au service de la famille et de l’homme, selon la hiérarchie traditionnelle d’un pays longtemps considéré comme «le plus confucéen du monde».
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Confucius et les femmes
Des mentalités machistes encore bien ancrées, comme l’a expérimenté la championne de tir à l’arc An San, qui décroche l’or aux JO de Tokyo, mais récolte aussi des insultes en ligne pour sa coupe de cheveux jugée trop courte. Un vieux fond historique hérité de la dynastie Choson (1392-1897), qui appliqua au carré les préceptes du philosophe chinois Confucius, cantonnant ainsi les femmes au foyer. «La Corée était traditionnellement très défavorable aux femmes, et la situation s’est détériorée sous Choson. Après un mouvement d’émancipation au début du XXe siècle, on a assisté à une « reconfucianisation » arbitraire à l’heure du miracle économique des années 1970», explique Benjamin Joinau, professeur à l’université Hongik, à Séoul. Malgré les progrès de la démocratisation à partir des années 1980, le plafond de verre persiste aujourd’hui dans la quatrième économie d’Asie, qui accède péniblement au 115e rang de l’index du Forum économique mondial sur l’égalité hommes-femmes, derrière la Sierra Leone ou le Cambodge. Le royaume de Samsung fait figure de cancre en matière d’intégration des femmes dans le marché du travail et enregistre le plus grand fossé de salaires entre les deux sexes au sein des pays développés de l’OCDE. Les efforts du gouvernement de centre gauche du président Moon Jae-in peinent à combler ce retard.
Culture patriarcale
Emmitouflée dans un imperméable vert, Sumin confirme ce sombre tableau, dans un café au pied d’une tour de verre du quartier d’Euljiro. «La situation s’améliore un peu, mais notre pays est toujours un patriarcat. J’ai vécu en Chine, et les discriminations sont bien plus fortes ici», explique cette salariée de 27 ans, originaire de Daegu. La jeune femme joufflue se découvre féministe en 2015, lorsque des internautes accusent les femmes d’être responsables de la diffusion de l’épidémie du MERS-CoV (coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient, découvert en 2012). Mais la rébellion de Sumin vient de loin, d’une éducation traditionnelle limitant les filles aux seconds rôles. «J’ai grandi dans une famille patriarcale. Mon frère avait tous les droits. Moi, on me disait de rester à ma place. J’étais jalouse. Participer aux manifestations féministes m’a libérée», explique Sumin. Elle défile pour dénoncer le scandale «molka», ces webcams espionnes installées dans les toilettes publiques par des pervers qui revendent sur la Toile ces images volées. Mais la route est encore longue pour sortir du placard, elle qui n’ose évoquer son activisme au bureau, de peur du regard de ses collègues.
Libérer la parole
Jina Kim a ouvert son café, le Woolf Social Club, en mars 2017pour en faire un lieu de parole féministe après le meurtre d’une jeune femme, en 2016. Depuis peu, elle s’est lancée dans une carrière politique au sein du premier parti féministe sud-coréen.
Le meurtre d’une jeune Séoulite dans les toilettes d’un karaoké de Gangnam (poignardée par un déséquilibré hurlant sa «haine des femmes») en 2016 va déclencher une vague de mobilisation sans précédent dans le pays. «Cette catastrophe fut un tournant. Chaque femme s’est dit ce jour-là : « Ça pourrait être moi »», explique Jina Kim, publicitaire de 47 ans, convertie au féminisme à cette occasion. Dans la foulée, cette battante ouvre un café féministe, baptisé Woolf en hommage à l’écrivaine britannique, pour libérer la parole autour de carrot cakes et de cafés latte, dans le quartier huppé d’Hannam. Rien n’arrête la career woman, qui franchit le Rubicon politique en 2020 en rejoignant le Women’s Party, la première formation féministe du pays. À peine un an plus tard, l’inconnue Jina Kim crée la surprise aux élections municipales de Séoul en surgissant à la quatrième place d’un scrutin anticipé déclenché par le suicide du maire sortant…, à la suite d’un scandale d’agression sexuelle. Désormais, l’ambitieuse rêve de se présenter à la présidentielle, en 2022. Le mouvement MeToo a rattrapé à son tour le pays des chaebols (grands groupes industriels), longtemps connu pour ses hwesik, dîners d’entreprise arrosés, traquenards pour les jeunes employées à la merci de supérieurs éméchés.
Investir le champs politique
Députée à l’Assemblée nationale depuis 2020, Jang Hye-young a poussé le chef de son parti à démissionner à la suite d’une accusation pour agression sexuelle. La jeune femme défend également les droits des personnes handicapées, et elle a proposé des lois anti-discriminations.
La nouvelle génération rejette cette tradition macho, troquant la beuverie pour des dîners sages dans des restaurants tendance, enhardie par des figures de proue ayant osé dire non. À 34 ans, la députée Jang Hye-young fait figure d’héroïne. En janvier, elle a provoqué un séisme à l’Assemblée nationale en osant dénoncer une agression sexuelle commise par le chef de sa formation, le Parti de la justice, le forçant à la démission. «J’ai senti que cela pouvait être la fin de ma carrière, mais je ne pouvais pas me taire», explique-t-elle dans son bureau donnant sur l’Assemblée, à Yeouido, vêtue d’un austère tailleur marron glacé. Cette activiste, devenue célèbre grâce à un documentaire poignant sur sa sœur handicapée, refuse l’étiquette «féministe», mais se dit confiante dans le changement inexorable des mentalités au pays du Matin calme. «La génération des 20-30 ans ne partage plus la culture hiérarchique de ses aînées. L’égalité entre les sexes va s’améliorer à mesure qu’elle prend des responsabilités», affirme Jang Hye-young, désignée parmi les «100 leaders de demain» parTime Magazine.
Jieun Seo a défié son père pour se lancer
Jieun Seo et Jiyoon Jung, les cofondatrices de la marque de vêtements Mischief, proposent aux jeunes Sud-Coréennes en quête d’affirmation de soi des tenues qui détournent les codes du vestiaire masculin. Elles représentent bien la nouvelle génération d’entrepreneures du pays.
La route vers la parité demeure longue avec seulement 19% de femmes à l’Assemblée, mais la révolution silencieuse est en marche. Les femmes s’affirment à tous les échelons de la société, des start-up à la politique, à l’image de Sophie Kim, fondatrice de la licorne Market Kurly, nouvelle pépite de la livraison en ligne. Ou de Jieun Seo et Jiyoon Jung, cofondatrices de Mischief, une marque de streetwear alliant féminité et confort, détournant les codes machos de la culture de rue, et que les jeunes Séoulites aiment porter comme une armure ou un étendard. «Je suis féministe. Maintenant, les femmes se serrent les coudes», se réjouit Jieun Seo, qui a défié son père pour se lancer. Désormais, le patriarche porte fièrement les sweat-shirts de sa fille, entrepreneure militante.
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Génération naturellement féministe
Plus diplômées que les garçons, les filles partent à l’assaut des meilleurs jobs ou se font entrepreneures sans complexe, réclamant leur part du gâteau. «La nouvelle génération n’a pas froid aux yeux. Son féminisme est tellement naturel qu’il n’a pas besoin de s’afficher politiquement. En parallèle, l’homme coréen s’est féminisé, réduisant l’écart, comme l’illustre l’image véhiculée par la K-pop», juge Benjamin Joinau. Mais les conservateurs font de la résistance, dénonçant comme une concurrence déloyale l’arrivée des femmes sur le marché, non soumises au service militaire, et déclarent une «guerre des sexes». Des groupes de défense des «droits masculins» émergent, avec l’appui du nouveau jeune leader du parti conservateur, Lee Jun-seok, qui a comparé des féministes radicales à des «terroristes», augurant d’un retour de balancier lors de la présidentielle de 2022.
La grève du mariage
Pointées du doigt, beaucoup de Sud-Coréennes préfèrent une stratégie d’évitement au combat frontal, optant pour une vie en solo, face à une société ultracompétitive, où combiner carrière et famille est un luxe. Cet environnement rétrograde entraîne une chute du nombre de mariages, au plus bas depuis l’existence des statistiques, reculant encore de 10% en 2020, plombant un taux de fécondité (0,8 enfant par femme) déjà parmi les plus faibles du monde. Cette crise démographique aux multiples facteurs, dont l’envolée des prix de l’immobilier, reflète le choix grandissant des femmes pour le célibat afin d’échapper au carcan de la société, malgré les injonctions natalistes du pouvoir. «Les jeunes sud-coréennes sont malignes. Elles font la grève du mariage tant que le système ne leur offre pas un meilleur deal», juge Jina Kim. En attendant, chacune trace sa route, à la poursuite de ses rêves et de son identité, dessinant enfin sa propre trajectoire. «La réussite, c’est d’être soi-même», résume la chanteuse Lim Kim.
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