Dans le témoignage qu’Inès nous livre, à propos de l’inceste dont elle a été victime, cette jeune femme forte emploie à plusieurs reprises le mot ‘’séisme’’. Le mot juste pour définir les destructions successives qui ont bouleversé son existence et qu’elle aura su surmonter pour se reconstruire.

« On est en mai 2011. Après le JT de 13h, où ils ont parlé de DSK et de l’affaire du Sofitel, ma sœur Camille*, 9 ans, est dans le bureau de mon père, quand elle lui dit : « J’ai peur d’aller en prison, moi aussi, j’ai fait quelque chose de mal ».

Et là, elle lui raconte ce que lui fait notre oncle, Thierry. C’est le séisme dans la tête de mes parents. Ils m’appellent, je ne vis plus chez eux, je prends la route, j’arrive à 21h. Je vois mon autre sœur Violette, 17 ans, pleurer à chaudes larmes dans sa chambre. Je comprends tout de suite qu’elles aussi ont été abusées par notre oncle. Je suis envahie par la colère et la culpabilité.

« Ça reste en famille »

Pourquoi j’ai rien dit ? Camille, elle, à 9 ans, a le courage de parler. Mes parents mettent tout de suite mon grand-père au courant. Lui, c’est le patriarche, le chef de notre tribu, une famille bourgeoise d’une petite ville de province de l’ouest de la France, où on vit tous les uns proches des autres. Il a acheté une vaste maison avec un terrain de tennis, une piscine où ses 4 filles et leurs enfants sont toujours fourrés et où on passe tous nos étés.

Mon grand-père voit Camille en tête-à-tête et lui dit : « Tu sais quand j’étais plus jeune, un prêtre m’a fait ça aussi. Avec le temps, on oublie, c’est pas grave. » Puis il convoque tout le monde sauf le pédophile, sa femme et leurs deux fils.

Avis général : « Ça reste en famille, on va dire à Thierry qu’on sait et qu’il doit arrêter ». Je m’y oppose violemment. J’ai 19 ans, et l’étiquette d’une adolescente mal dans sa peau, triste, en butte à l’autorité.

Avant d’être hospitalisée à 11 ans pour anorexie, j’avais parlé à ma mère à demi-mots. Plus tard, elle dira à la police, « Ma fille a essayé de me le dire, mais ça n’a pas fait tilt’’.

« Je suis la bête noire qui veut les détruire »

Devant toute la famille, je révèle alors que moi aussi j’ai été sa victime. Et là, on me répond : « Tu mens ! On croit tes sœurs, mais toi tu mens ! Tu as toujours foutu la merde, tu es instable ». C’est ultra-violent. J’ai grandi toutes ces années avec ce secret et quand ma parole se libère enfin, on me traite de menteuse. C’est un séisme. Tout le monde se met d’accord : on ne dit rien.

Je me retrouve en conflit direct avec toute la famille. Je suis la bête noire qui veut les détruire. On me traite de traître. De schizo. Quand mon père va le voir après les révélations de Camille, Thierry lui répond : « Je suis désolé, les filles auraient pu me le dire, je m’excuse, je vais aller voir un psy. » C’est faux évidemment mais les années qui suivront, ils feront comme si de rien n’était. Les week-ends, les fêtes de famille, les anniversaires, lui est toujours là.

Moi, après ce clash familial, je me suis séparée de mon compagnon, je vis seule, je suis une psychothérapie, je fais le nettoyage dans ma vie.

« C’est le déclic : je dois porter plainte »

Le 27 novembre 2011 alors que je rentre d’une soirée, je suis suivie par le cousin de ma meilleure amie. Il réussit à entrer chez moi et m’agresse en pleine nuit. Le lendemain matin, la police débarque, la médecin légiste procède aux prélèvements. Les analyses ADN confirmeront que cet homme est bien l’agresseur. Quand ma famille l’apprend, ils se mettent tous à hurler : « C’est abominable, il faut faire enfermer ce type, il faut que justice soit faite ! ».

Leur réaction me dérange. C’est le déclic : je dois porter plainte contre Thierry. Mais très vite, je sombre dans la dépression, et après une tentative de suicide, je suis internée en hôpital psy. En salle de réanimation, ma grand-mère m’insulte : « Vous avez vu, elle a menti, et maintenant elle est dans la merde ».

Mes petites sœurs, elles, me soutiennent quand je dis que je vais porter plainte contre notre oncle. Elles sont mon moteur.

J’arrête d’attendre l’aval familial. Je me coupe de tout, je mets de la distance géographique entre nous.

Le 11 janvier 2012, je raconte toute l’histoire aux flics. Ma famille qui est convoquée nie en bloc : « Non, il n’y a rien eu, Thierry est super. Elle, c’est une fille à problèmes. »

Entre temps, mon agresseur, arrêté 24h après les faits, a tout de suite avoué. Le procès correctionnalisé se tient un an plus tard. Il est condamné à 6 ans de prison dont 4 ans fermes. Il fait appel, sa peine est réduite à 4 ans dont 2 ans en peine aménagée car sa femme est enceinte. Finalement, il n’ira jamais en prison mais portera un bracelet électronique pendant seulement 8 mois. Au procès, un juge m’explique : « On pense aussi à la réinsertion de ce Monsieur qui va être papa, et qui a un travail, ça compte mademoiselle ».

Je suis abasourdie. Je quitte la ville, je pars faire une école de commerce à Paris, puis un stage de 8 mois au Maroc. J’arrête d’attendre l’aval familial. Je me coupe de tout, je mets de la distance géographique entre nous.

Ma famille se rallie à moi

Puis en 2015, ma tante Alexandra, qui a 18 ans de moins que ma mère, met un enfant au monde. C’est le déclic. Elle vient me voir et tombe en pleurs dans mes bras. Victime elle aussi de Thierry, elle me demande pardon de ne pas m’avoir soutenue. Elle se rallie à moi. Le reste de la famille aussi. Ma grand-mère, à son tour, se jette littéralement à mes pieds, implorant mon pardon. Ils ne voient plus Thierry et sa famille, je reviens parmi eux.

Un soir, un homme qui travaille dans l’entreprise de mon oncle, on le connaît un peu, nous contacte. A la maison, il sort son portable : « Inès, il faut que tu écoutes ce message ». J’entends une voix masculine : « Mec, tu t’es décidé ? Le patron paie bien, on doit juste lui donner des infos sur où elle vit, ses habitudes, les lieux qu’elle fréquente, s’il y a un parking dans son immeuble… C’est le patron qui s’occupera du reste ».

Mon père m’emmène tout de suite au commissariat. Le capitaine de la Brigade des mineurs est un ami de mon oncle, on le sait. Il s’enferme avec le témoin. Quand il revient, il nous dit : « Tout est réglé, il a juste cherché à lui faire peur, votre fille ne craint rien. Et ce type n’est pas fiable, il a déjà été condamné pour possession de stupéfiants. »

Et entre temps, il a effacé l’enregistrement ! Un inspecteur à la retraite qui s’était pris d’affection pour moi quand il s’était occupé de mon agression, m’avait prévenue : « Votre oncle est aidé par des agents de la brigade… ».

Le choix du déni

Après cet enregistrement effacé, je fais l’inspecteur Derrick, je mène moi-même l’enquête pour connaître ses plans. Par sécurité, mon père, inquiet, me prête une autre voiture et je dors chez des amies. Mon oncle est un entrepreneur connu, je recueille des témoignages que j’enregistre, on me prévient : « C’est un grand malade, une crapule qui a des moyens et des soutiens. »

Mais mon avocate me conseille de laisse tomber, « ça ne sert à rien… ». Je décide alors de quitter la ville pour m’installer loin, à Toulouse.

Le procès tarde, sans cesse reporté. Le 21 décembre 2019, il se tient enfin. 17 témoins de moralité choisis par mon oncle défilent à la barre, c’est ridicule, la juge en est agacée. Ce sont des notables de la ville, des relations professionnelles. Il est accusé « d’agressions sexuelles sur mineures de moins de 15 ans avec autorité » pour mes deux sœurs, ma tante et moi.

Il osera dire : « C’est rien, je leur faisais des massages, ça leur faisait du bien… ». Mon cerveau a oublié l’année précise, mais je peux estimer à 9 ans mon âge, car ma tante a une nouvelle télé dans sa chambre à ce moment-là, et ça se passait dans sa chambre. Elle savait, j’en suis persuadée.

A chaque fois, elle était au rez-de-chaussée, la chambre était à l’étage, et elle criait : « Thierry, qu’est-ce que tu fais ? ». Mais jamais elle n’est montée. Elle a fait le choix du déni.

« J’ai été brisée plusieurs fois »

Au procès, il n’avoue que pour moi. Pourquoi ? Parce qu’en 2011, je l’avais rencontré pour lui parler et grâce à un portable dissimulé, j’avais enregistré ses aveux me concernant. Il avait eu 3 jours de garde à vue. Depuis, il a eu du temps d’établir sa stratégie : il dénonce une cabale familiale, on le jalouserait et on voudrait lui soutirer de l’argent. La juge n’est pas dupe. Un mois plus tard, je reçois la condamnation : 18 mois avec sursis, et 5000 euros d’indemnités pour chacune d’entre nous.

Il a fait appel juste pour moi. Il ne veut pas payer mes indemnités. Quelle audace ! Ça me rend folle, c’est quoi cette justice de merde, 18 mois avec sursis après 8 ans de procédure. J’ai envie de lui casser la gueule. Mes petites sœurs vont se reconstruire, elles sont passées à autre chose. Camille a parlé à 9 ans, elle en a 20 aujourd’hui, elle est musicienne, compose, et veut être le porte-parole des enfants.

Mais la vie a continué comme avant pour lui, il est soutenu par tout son entourage. Moi, j’ai été brisée plusieurs fois, à différentes étapes de ma vie : livrée seule à ses agressions, rejetée par toute ma tribu, menacée… J’ai eu peur, je vais même changer de prénom pour ne pas être retrouvée.

Ma famille bourgeoise était la famille idéale, sans divorce, des gens intelligents, cultivés, […] qui n’ont pas compris ni su maitriser ce séisme

Mais je ne me définis pas comme une victime, je suis une femme forte. Je l’ai affronté, j’ai fait table rase du passé, je suis ambitieuse, j’ai mis toute mon énergie dans ma carrière, je suis sortie du cocon familial.

Je n’en veux pas à ma famille. L’être humain a ses forces et ses faiblesses. Ma famille bourgeoise était la famille idéale, sans divorce, des gens intelligents, cultivés, éduqués, gentils et naïfs qui n’ont pas compris ni su maitriser ce séisme.

J’aurais voulu que mon père lui pète la gueule, lui n’a pensé qu’à aider le bourreau.

Aujourd’hui, l’affaire Duhamel explose. C’est bien mais je ne vois pas l’intérêt de parler si la justice ne nous suit pas. Si demain ça arrive à mes enfants, je ne passerais pas par la case prison, je ferais justice moi-même ! Les avocats coûtent chers, les juges sont à côté de la réalité.

On est plus condamné si on deale du shit que si on viole un enfant. Mon corps a réagi, il a exprimé mes ‘’maux’’ : en 2020, on m’a retiré une tumeur de 3 kilos à l’abdomen, j’ai désormais une cicatrice de 30 cm sur mon ventre. Comme un déni de grossesse. On a retiré la tumeur et j’ai laissé mon passé là où il était. »

  • Affaire Duhamel : Camille Kouchner rappelle que « l’inceste est partout, dans toutes les classes sociales »
  • 6,7 millions de Français déclarent avoir été victimes d’inceste

* Tous les prénoms ont été changés.

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