Champ d’expérimentation intime pour les stars, le corps peut s’afficher sous forme de manifeste public au service d’une cause. Décryptage d’un phénomène qui résonne avec la société.

«Le corps est la chose la plus politique et la plus publique qui soit», affirme le philosophe Paul B. Preciado. Que dire alors du corps des célébrités, dont chaque attitude et chaque évolution, même infimes, sont scrutées, disséquées, commentées par les médias et sur les réseaux sociaux ? Mise en scène de soi ou reflet des obsessions et des combats d’une époque, le corps de la star en dit parfois plus long qu’un discours.

Kim Kardashian, le corps signature

Kim Kardashian au Met Gala 2021. (New York, le 13 septembre 2021.)

Soudain, une star disparaît. Icône, es–tu là ? Sur le tapis beige du Met Gala, à New York en septembre, Kim K., célèbre pour ses courbes plantureuses, gomme littéralement son corps et son visage sous une cagoule et une tenue en jersey intégralement noires. Un black-out total signé Demna Gvasalia, le directeur artistique de Balenciaga, qui l’accompagnait, camouflé, lui aussi, sous un hoodie couleur nuit. Une spectaculaire manière de s’offrir pour un soir l’anonymat ? «Et surtout de montrer son capital culturel et sa connaissance pointue du luxe, en s’affichant aux côtés de l’élite de la mode, analyse Alice Pfeiffer, auteure du Goût du moche (Éditions Flammarion).

Son look en ombre chinoise, énigmatique et menaçant, à l’heure où l’on parle beaucoup des fakes, évoque une société qui voue un culte à la visibilité et à la reconnaissance. Or, en faisant exactement le contraire, en se rendant invisible, elle reste la plus visible. Quelque part, c’est la plus forte. On ne regarde qu’elle, même si on ne sait pas qui elle est. Elle est devenue son propre avatar.» Silhouette gainée, comme dessinée au fusain, esquisse en négatif, qui souligne son influence sur une génération obsédée par les courbes du corps, les corsets et le shapewear. Elle s’est fait connaître par son corps, le fait de le cacher de manière aussi ambivalente mais ostensible – un corps signature, en quelque sorte — est évidemment une façon de le rendre encore plus triomphant et d’affirmer un pouvoir suprême.

Yseult, le corps militant

Aux Victoires de la musique, la chanteuse Yseult porte une combinaison en nylon Mugler.

Lorsque l’artiste et productrice a été nommée nouvelle ambassadrice internationale de L’Oréal Paris, les commentateurs y ont vu, au choix, un opportunisme très marketé ou un signe encourageant vers plus d’inclusivité. Yseult, elle, a eu l’impression que «les frontières de la beauté [étaient] levées». Son corps plus-size, hors norme, elle le chante dans son single Corps à travers des couplets poignants («Le regard des gens j’en ai que faire / qui sont-ils pour me juger ?») et le met en scène dans des clips où, presque nue, elle exprime à la fois sa force et sa fragilité.

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«Elle a fait le choix d’une féminité exacerbée, qui n’est plus réservée à une certaine minceur ni à une certaine blancheur, observe Alice Pfeiffer. Elle brise tous les tabous, tous les diktats autour d’un corps de femme noire, grande taille, minoré de multiples façons.» Militante féministe et antiraciste, levant le poing au nom des personnes noires sur la scène des Victoires de la musique 2021 après avoir reçu un trophée pour la révélation féminine, la chanteuse assume ses engagements. Son corps est-il pour autant un étendard militant ? «Je crois que, peut-être, son activisme tient plutôt du discours, estime Saveria Mendella, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialisée dans la mode et son langage. Elle parle de son corps en interview et dans ses chansons mais ne le met pas plus en scène que n’importe quelle autre performeuse. Son corps est politique malgré lui.»

Les Femen, le corps-pancarte

«Nudité, lutte, liberté». En utilisant leur buste dénudé comme support à leurs slogans politiques, ce groupement de «sextrémistes» ukrainiennes aura remis le sein, cet «impensé du féminisme», au goût du jour, selon Camille Froidevaux-Metterie, chercheuse et philosophe, auteure d’Un corps à soi (Éditions du Seuil). Ce qui était devenu un objet social relevant de la sexualité, de la maternité ou de la convoitise masculine est alors réapproprié par les militantes et transformé en simple pancarte ou dazibao. «C’est l’idée séduisante du corps-outil, du corps utilitaire qui n’est plus un corps qu’on habite de façon narcissique, mais l’expression d’une contestation», selon Alice Pfeiffer.

À ses débuts, ce mode d’action directe aura frappé les esprits, et elle aurait pu contribuer à désexualiser les seins dans l’espace public. Mais la plupart des actions politiques spectaculaires des Femen seront condamnées, notamment par la justice française, pour exhibition sexuelle. Soit exactement ce qu’elles prétendaient dénoncer. «Les Femen ont néanmoins réussi à démontrer que les seins sont très sexualisés, explique Saveria Mendella. Dans leurs premières vidéos, on voit bien à quel point elles dérangent, car le premier geste des policiers qui les arrêtent est de leur couvrir la poitrine.» Un geste de censure qui semblera étrangement familier à toutes celles qui postent des photos topless sur les réseaux sociaux tels que #freethenipple.

Lourdes Leon, le corps générationnel

À 24 ans, star des défilés pour Versace ou Savage x Fenty de Rihanna, c’est la fille (de Madonna) qui monte. Au Met Gala, à New York, elle ne résiste pas à dévoiler aux photographes ses aisselles poilues, geste dont l’intrigante Lourdes est coutumière. Presque une signature. «Afficher ses poils, c’est dire : « Je me moque du regard sociétal posé sur le corps des femmes », décrypte Saveria Mendella. Aujourd’hui, je vois mal une célébrité de la génération Z ne pas prendre position, cela fait partie intégrante de sa personnalité.» Lourdes Leon n’échappe donc pas à la règle et affiche tous les symptômes d’une fille en phase avec ses pairs. «Comme Billie Eilish ou Willow Smith, elle s’habille comme elle veut, quand elle veut, elle change de style et d’attitude comme bon lui semble», note Dinah Sultan, styliste au bureau de style Peclers Paris.

Visage singulier, courbes voluptueuses, son corps est aussi raccord avec les canons de beauté en vogue. «Il y a aussi cette idée chez elle, commune à une génération, que même si l’on fait partie des VIP, on a grandi avec une visibilité partagée avec des gens qui ne sont pas célèbres, explique-t-elle. Car la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux est accessible à tous. C’est une pratique inscrite dans le corps, avec le smartphone «greffé» à la main, cette habileté quasi instinctive à trouver son bon profil pour un selfie et à vivre une double vie : on profite d’une soirée parce qu’on y participe, mais aussi parce qu’on fera des photos de cette soirée.» Un corps générationnel, en somme, qu’elle promène avec impertinence.

Madonna, le corps sous contrôle

Madonna lors de la cérémonie des MTV Video Music Awards. (New York, le 12 septembre 2021.)

Alors que sa fille joue la carte du naturel, à 63 ans, la doyenne de la pop lorgnerait plutôt une tribu de jeunes qui possède ses codes et ses normes : les BBL. Des disciples du Brazilian butt lift, cette technique de liposuccion et de remplissage des fesses pour les rendre plus opulentes, dont Kylie Jenner, 24 ans, ou Cardi B, 28 ans, sont les plus célèbres représentantes. Cheveux lissés en baguette, maquillage complexe, taille fine étranglée dans un corset et poitrine généreuse complètent le total look à tendance SM. Un corps sans âge, retravaillé, filtré sur son Instagram, qui lui aura valu des commentaires haineux à propos de ses fesses bombées après son passage à la dernière cérémonie des MTV Awards, à New York.

«Avant, on trouvait dans la presse beaucoup d’articles négatifs sur les stars qui modifient leur corps, note Saveria Mendella. Mais depuis que Kim Kardashian semble valider les injections, c’est moins le cas. Il y a même cette idée qu’on peut être féministe et adepte de la chirurgie esthétique. Pour ce qui est de Madonna, ce qui pose problème à ses détracteurs, c’est, semble-t-il, son âge. Pourtant, son corps a toujours été un objet de mise en scène à part entière, un objet sexuel et sous contrôle.» Et un lieu d’exploration pour faire bouger les lignes. «Elle a questionné les normes de genre depuis ses débuts, s’est appropriée la culture queer, observe Alice Pfeiffer. Il est normal aujourd’hui qu’elle mette en évidence et combatte les discriminations autour de l’âge, surtout du corps féminin qui vieillit.»

Christine and the Queens, le corps no gender

À l’heure où, selon une étude récente, 20 % des jeunes se disent non-binaires, Chris fait figure de game changer. En 2018, la chanteuse annonce son retour avec un changement de nom, Chris – titre de son deuxième album –, et un nouveau corps, plus musclé, plus affûté, à l’allure plus virile. «Elle quitte alors les codes féminins du début pour puiser dans des registres queers. Elle s’empare du costume masculin, qui, lui, est plus ambigu, puisqu’il emprunte à des codes bourgeois liés à la réussite», remarque Alice Pfeiffer. Mais sa démarche n’est pas toujours bien comprise.

«Dérangés par l’idée de devoir l’identifier à un autre genre, certains médias ont attribué sa nouvelle apparence androgyne à une excentricité propre au rock, explique Saveria Mendella. Mais je pense que, chez Chris, il ne s’agit pas que d’une mise en scène. Elle a contribué au débat sur la fluidité des genres en expérimentant personnellement une non-binarité.» Celle d’un corps d’artiste qui performe, qui évolue au gré des séances de sport et de danse, et qui se réinvente. «C’est l’idée forte de vouloir s’auto-définir en toute liberté», ajoute-t-elle. Un corps d’un nouveau genre.

Agathe Rousselle dans « Titane », le corps hybride

Agathe Rousselle dans le film Titane de Julia Ducournau. Sortie en salle le 14 juillet 2021.

Masculin ou féminin, humain ou machine ? Corps lacéré, suintant, défiguré et sale, l’héroïne du film de Julia Ducournau Titane — Palme d’or au dernier Festival de Cannes –, plaque de métal vissée sur le crâne, accouche d’une nouvelle humanité hybride et augmentée. Un corps en lutte, donc, mais que dit-il ? «D’abord, qu’il n’est pas dans une quête de beauté à tout prix, mais dans une stratégie d’évolution et de survie», explique Alice Pfeiffer. Un corps féminin qui s’affranchit du male gaze questionne l’identité de genre. Un corps qui, à travers son alliance improbable avec une voiture, interroge aussi l’importance que la technologie prend dans nos vies. «Quel est notre rapport à la machine, à quel pourcentage de pièces détachées reste-t-on un être humain ?, nous dit l’anthropologue Élizabeth Azoulay, auteure de 100.000 Ans de beauté (Éditions Gallimard).

Ce film est un condensé de problématiques actuelles. Car la réalité de nouvelles prothèses très performantes pose la question de la réparation des corps, de leur augmentation en longévité et en puissance, voire de l’esthétisation de la prothèse elle-même. Ce sont des thèmes qui nous hantent depuis Frankenstein, de Mary Shelley, en 1818.» Le corps de Titane tiendrait-il aussi de la figure non binaire du cyborg, chère à l’auteure féministe Donna Haraway ? «Le film peut également se lire comme un hommage harawayen aux personnes transgenres, affirme Saveria Mendella. À ces personnes qui ont intégré les questions actuelles, sachant que rien n’est parfait, mais qui les dépassent pour créer autre chose, au-delà des représentations classiques du corps.»

Elliot Page, le corps redéfini

En 2020, l’acteur, devenu célèbre pour son rôle dans Juno (2007), fait son coming out et renonce à son genre féminin assigné à la naissance. Depuis, il documente, avec pudeur, sa transition en postant des photos, à différentes étapes de son évolution physique, sur les réseaux sociaux. Il pose en couverture de Time, se confie chez Oprah Winfrey, une façon pour lui de lutter contre les discriminations. «Les personnes trans sont trop souvent victimes de violences dans l’espace public, analyse Alice Pfeiffer. Lui, en se montrant, refuse d’être un corps victimaire. C’est un corps qui résiste.»

Se rendant sur les plateaux télé, Elliot Page fait aussi œuvre de pédagogie. «Car tout le monde ne lit pas les textes de l’experte en gender studies Judith Butler, qui sont inaccessibles pour beaucoup de gens, rappelle Élizabeth Azoulay. Sur la question du genre, il est évidemment très difficile de partir à l’aventure tout seul. Et on a besoin de figures pour incarner ces nouveaux choix. Car la question du genre, avec toutes ces redéfinitions possibles, est une question centrale aujourd’hui. Et pour beaucoup de gens, on n’y entre pas par la théorie.» Mais grâce à des modèles comme l’acteur, qui montre une possible réinvention du corps.

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