Étudiés à la loupe par les psys, décryptés par les sociologues qui en remettent une couche, les millennials font à leur tour des enfants. Et on découvre chez certains un instinct paternel dévorant, qui ne va pas sans perturber… les femmes.
Il est 6h30. Dans le petit matin blafard, Dickens, 37 ans, est le premier levé. Sur fond de toccata de Bach, il prépare les céréales d’Andrea, 3 ans, et le biberon de Sandro, 9 mois. C’est lui encore qui, ce soir, va mixer la purée de courges et de panais bios. Dickens est responsable du contrôle financier dans une multinationale. «Pour Andrea, j’avais récupéré trois jours. Pour le second, j’ai posé dix jours. Je ne voulais pas louper ses premiers moments.» Les pères auraient-ils vraiment changé ? Il y a encore une dizaine d’années, on les décrivait chez le psy comme des «accélérateurs de croissance», selon la formule du professeur et chercheur en psychologie Jean Le Camus (1), tout juste capables de séparer l’enfant de sa mère et de l’ouvrir au monde. Dans la publicité, ce n’était guère mieux. Ils renversaient les bouteilles de lait et pliaient les couches façon origami d’un air perplexe. Et quand ils étreignaient un minuscule bébé contre leur torse, ils étaient tatoués, barbus, musclés, comme pour compenser leur tendresse par un surcroît de virilité ! Depuis quelque temps, on les voit suivre d’un œil inquiet leur progéniture (Volkswagen) ou mitonner sans complexes dans leur cuisine (Ikea) en écoutant leur ado se plaindre… de la nourriture maternelle. Que s’est-il donc passé ?
L’instinct paternel, ça existe !
«Une chose toute simple : les millennials, qui ont entre 18 et 38 ans, sont à leur tour devenus pères, affirme Nicolas Riou, sociologue et fondateur de l’agence d’études marketing Brain Value. Des pères qui ont fourbi leurs armes et leur tendresse grâce au développement personnel et à la psychologie positive, en plein essor, et qui jouent naturellement avec leurs émotions, leur douceur.» Mieux encore : d’après la sociologue Christine Castelain-Meunier (2), ils se sont réappropriés l’instinct parental pour le revaloriser totalement : «On a longtemps admis que, par un stéréotype de genre, les mères en étaient les mieux dotées depuis la nuit des temps. Rien de plus faux. Les anthropologues et les spécialistes de la Préhistoire dénoncent le cliché de l’homme pourchassant le mammouth, tandis que la femme tisonne le feu dans la caverne. En réalité, l’homme de Néandertal prenait soin des plus fragiles : les vieillards, les handicapés, les enfants. Le système patriarcal s’est vraiment installé avec la religion – le père devenant l’incarnation de Dieu sur terre – et a perduré avec la société bourgeoise du XIXe siècle. La psychanalyse, avec Freud et Lacan – tout particulièrement le «nom-du-père» -, n’a fait qu’entériner cette distribution genrée des rôles. Aux mères le soin quotidien, aux pères l’éducation au savoir.»
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Redonner du sens à la parentalité
Aujourd’hui, l’instinct paternel est de retour, au moment même où l’instinct maternel vacille – pour preuve les angoisses répétées de nombreuses héroïnes de romans, depuis Un heureux événement, d’Éliette Abécassis (Éd. Albin Michel, 2005) jusqu’à Toutes les femmes sauf une, de Maria Pourchet (Éd. Fayard, 2018). Mais ce qui a contribué beaucoup à cette évolution, d’après Christine Castelain-Meunier,est l’émergence d’une urgence écologique et la préoccupation pour la planète : «Les millennials refusent de travailler pour un monde hyperproductiviste dénué d’empathie et de sens. Le « masculin » se retrouve embarqué dans cette affaire. Et c’est encore plus flagrant depuis #MeToo. On est en train de sortir vraiment du patriarcat, sur un plan psychologique. Les hommes quittent leur armure et renouent avec le fragile.»
Des papas experts en pouponnage
Julien, 32 ans, responsable d’affaires dans une banque, père de Constance, 5 ans, et de Noémie, 1 an, vit la paternité dans sa chair : «C’est moi qui ai découvert que Caroline était enceinte, je l’ai su avant elle, atteste-t-il. Un matin, je suis rentré avec des croissants et un test de grossesse – il a été concluant !» Julien a suivi tous les cours d’accouchement, coupé le cordon, baigné le bébé, donné les biberons de nuit. Nicolas, 35 ans, journaliste, a pratiqué le peau à peau en salle d’accouchement, le bébé à peine né : «Alex a ouvert ses yeux sur moi, j’en ai pleuré. Je me souviens avoir pensé alors à mon père. Il était là après l’école pour nos devoirs. Mais pas beaucoup plus.» À se demander pourquoi les lieux de naissance sont toujours baptisés «maternité», eux qui accueillent des pères dorénavant surdoués en pouponnage.
Le poids de l’éducation
Témoin, la caméra de Caroline Boiteau, jeune thésarde en sociologie, placée dans les chambres d’une maternité parisienne : «En filmant les pères avec leurs nouveau-nés, j’ai constaté qu’il existait une forme de protoconversation – vocalisations interactives, échanges profonds de regards.» La biologie, elle aussi, a validé cette «renaissance» de l’instinct paternel : «Pendant la grossesse, et au moment de l’accouchement, affirme Christine Castelain-Meunier, des études ont montré chez les hommes une chute du taux de testostérone et une élévation du taux de prolactine et d’œstradiol. L’homme est donc « impacté » dans son corps.» Mélanie, 33 ans, directrice de collection dans une maison d’édition marseillaise, évoque encore avec fébrilité les premières semaines de son fils nourri au biberon, auprès d’un père très enclin au partage des tâches : «Dès que notre bébé pleurait la nuit, son père se levait d’un coup, plus vite que moi. J’aurais dû m’en réjouir, intellectuellement ; il se montrait tel que je l’avais rêvé, présent et attentionné. Sauf que, physiquement, j’avais un trou dans le ventre, je me sentais dépossédée de mon rôle de mère. Pas si facile de faire basculer tout un volet de notre éducation.»
Devenir père au quotidien
Un peu partout en France, des Ateliers du futur papa essaiment, à l’initiative de Gilles Vaquier de Labaume, coach en paternité (3). «Au début, les femmes inscrivaient leurs conjoints en douce, raconte-t-il. Aujourd’hui, ce sont eux qui décident de s’y rendre et se dépêchent de s’inscrire.» «Un parfait réflexe de millennial, décrypte Nicolas Riou. C’est la génération du test and learn ,qui cherche à s’améliorer par l’expérience au quotidien.» Ce qui a fait évoluer les pères est aussi la séparation. «Quand je me suis retrouvé seul du jour au lendemain avec Arthur, 7 ans, et Elsa, 4 ans, affirme Yannick, 39 ans, j’ai dû suivre une formation éclair. C’était le Bronx. J’étais no limit ,je cédais sur les pizzas et les boîtes de Playmobil. J’ai suivi un coaching pour poser des limites à mes enfants.»
La fin du genre ?
Car le rôle du père inflexible a vécu chez les millennials, qui ont une relation plus horizontale, plus empathique. «Ils refusent de se plier aux diktats des psychanalystes qui les cantonneraient encore à une posture distante et autoritaire», constate Christine Castelain-Meunier. Mais, retour de boomerang, «les mères se plaignent souvent en consultation de ces papas qui adorent monter un château en Lego ,mais refusent d’édicter des interdits», renchérit la psychologue et psychanalyste Sylviane Giampino. Au fond, certaines en arrivent presque malgré elles à envier cette complicité avec leur progéniture. Pas si simple. D’autant qu’après les toutes premières années de leur enfant, les stéréotypes de genre revenant au galop, bien des pères finissent par reprendre leur travail d’arrache-pied et, souvent, selon la psy, par déserter le quotidien.
Évolution et libération
Les résistances du féminin et du masculin s’effaceront-elles avec les générations suivantes ? C’est la conviction de Nicolas Riou. «Les nouvelles formes de conjugalité – famille homoparentale, monoparentale, recomposée… – transforment en temps réel la paternité. Dans une famille recomposée, les frères aînés, nés d’une première union, sont de plus en plus souvent des modèles de tendresse pour les plus jeunes. Les millennials ne sont que le premier maillon de ce processus de métamorphose, assure le sociologue. La génération suivante, les Z, et plus encore leurs propres enfants, les Alpha, vont parachever la libération des pères.»
(1) Jean Le Camus a écrit, en 2000, « Le Vrai Rôle du père », Éd. Odile Jacob.
(2) Christine Castelain-Meunier : « L’Instinct paternel », Éd. Larousse.
(3) Auteur de « Nouveaux Papas, les clés de l’éducation positive », Éd. Leduc.s. atelierdufuturpapa.com
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