• Le Festival international des jeux se tient à Cannes de vendredi à dimanche dans un contexte de succès populaire croissant pour le secteur du jeu de société.
  • A cette occasion, 20 Minutes consacre une série d’articles sur le monde du jeu et les questions qui l’animent.
  • Aujourd’hui, les créateurs et éditeurs de jeux narratifs analysent cette tendance où les joueurs sont les héros et les narrateurs.

Ils s’appellent Cartaventura, Pour la reine, Les secrets de mon père ou Alice is Missing… Ces jeux narratifs ont le vent en poupe. A tel point que le dernier nommé s’est retrouvé… nommé justement, pour l’As d’or du jeu de l’année au Festival International des jeux, à Cannes.

« Alice is Missing représente les jeux narratifs dans la sélection et c’est bien que cette tendance soit là, cette nomination est parfaitement légitime, assure Cynthia Reberac, commissaire générale du FIJ. Il y a quelques années, quand Unlock, l’escape game en jeu de société, a été nommé, ça a semblé invraisemblable à beaucoup de monde. Et regardez les chiffres de ventes de la gamme Unlock aujourd’hui ! »

Des jeux dont vous êtes le héros, pour de vrai

Si les jeux narratifs ne sont pas encore des hits dans les magasins de jeux, ils sont tout de même de plus en plus nombreux à se faire remarquer. Origames, éditeur de Alice is Missing, a dû réimprimer son jeu une troisième fois pour répondre à la demande. Quant à Cartaventura, il en est à sa cinquième déclinaison de Hollywood, et une version pour enfants, intitulé Odyssée, a également vu le jour.

Ces succès rappellent ceux des Livres dont vous êtes le héros, qui ont fait rêver les adolescents des années 1980. En 2023, Gallimard fête les 40 ans de la collection dont plus de 14,7 millions d’exemplaires ont été vendus en France et qui est toujours vivante aux travers de relookages et inédits, dont un Défis fantastiques attendu pour le mois de mai.

Des choix, des conséquences

« J’ai été bercé par les Livres dont vous êtes le héros, confie Thomas Dupont, créateur de Cartaventura. Faire une variation de ça, ce n’était pas l’envie au début, mais instinctivement j’y suis venu. Mais la mécanique Cartaventura n’est pas linéaire, l’ordre dans lequel on déclenche les événements a une conséquence… »

Parce qu’au fait, c’est quoi un jeu narratif ? Comme un jeu, il y a des règles. Mais pas beaucoup. Plutôt un mode d’emploi pour faire ses choix tranquillement. « On avait envie de mettre le moins de matériel possible, et le moins de règles aussi, explique Thomas Dupont. Pour moi, les règles font sortir du jeu. J’ai toujours eu cette frustration quand, au milieu d’une partie, tu dois ressortir le livre de règles pour vérifier un truc, ou lancer des dés pour savoir ce qu’il va se passer ensuite… Je ne voulais pas de ça pour Cartaventura. »

Dans ce jeu, le ou les joueurs incarnent un personnage dans un contexte historique précis. En fonction de leurs choix, ils posent des cartes qui dessinent une aventure. Il y a plusieurs chemins possibles et autant de fins. La qualité d’écriture et de mécanique est telle que le sentiment de vivre une aventure unique est très fort, et assez bouleversant. « Les gens qui y jouent seuls ne conçoivent pas d’y jouer à plusieurs, et au contraire, ceux qui préfèrent jouer à deux ou à trois, n’imaginent pas jouer seuls. Dans Cartaventura, il y a des choix à faire qui reposent parfois sur des dilemmes moraux. Faire ces choix à plusieurs, c’est vivre ensemble quelque chose de fort. »

Prendre soin des joueurs

Des émotions fortes, c’est la promesse tenue par Alice is Missing. Ce jeu narratif a la particularité de se dérouler dans le silence. Les joueurs incarnent des proches d’Alice, une adolescente américaine portée disparue. Leur enquête, ils la font par messageries écrites interposées.

Comme le dispositif et l’histoire du jeu peuvent aborder des thématiques très dures (le suicide, le harcèlement, le viol…), l’éditeur insiste sur la prévention et les trigger warnings. Jouer ensemble, c’est aussi prendre soin les uns des autres… « Nous avons l’espoir que ce jeu s’étende à un public de non-joueurs explique Simon Gervasi, éditeur de Alice is Missing en France avec Origames. On a modifié le livret de règles, et on en a fait aussi un résumé en trois pages. Le modérateur acquiert le jeu, prend connaissance des précautions et de la mécanique pour en assurer le bon fonctionnement, créer l’ambiance, et mettre les autres à l’aise. C’est la philosophie de ce jeu. »

Des jeux qui tiennent différents rôles

Si Cartaventura ou Pour la reine repose sur un matériel de cartes à jouer qui les rapproche de jeux de société plus classiques, Alice is Missing lorgne quand même franchement du côté du jeu de rôle. « Chez Origames, on vient tous du jeu de rôle, confesse Simon Gervasi. Mais on a fait le choix de ne pas en faire un jeu de rôle. Aux Etats-Unis, le sous-titre est « A silent roleplaying game », nous, on a préféré ne pas le cantonner à ça avec le sous-titre « une enquête narrative immersive » qui laisse plus libre court à l’imagination et évite d’effrayer certains joueurs… »

Cette frontière entre jeux de rôles et jeux de société a même tendance à disparaître selon Cynthia Reberac : « Le jeu de rôle tend vers le jeu de société, et vice versa. On dit souvent que les jeux narratifs sont une porte d’entrée vers le jeu de rôle, mais l’inverse est aussi vrai. Les jeux narratifs proposent aux joueurs de se raconter une histoire avec un jeu accessible et une prise en main facile. Cela peut aussi séduire un public rôliste, et les amener vers le jeu de société. »

L’aventure du monde ouvert

Si les jeux narratifs peuvent réconcilier rôlistes et ludistes, il y a un secteur qui a déjà exploré ces frontières floues : le jeu vidéo. Phil Crifo est le game designer de Tchia, bientôt disponible. Son jeu vidéo en monde ouvert se déroule dans les paysages de la Nouvelle-Calédonie et laisse le joueur écrire son propre chemin. « Un monde ouvert crée plus de souvenirs de moments de jeu pour le joueur, on y ressent un sentiment d’appartenance et d’impact sur l’univers du jeu, explique Phil Crifo. Il y a une trame narrative quand même mais il faut donner sa confiance au joueur. On conçoit des décors et des événements de jeu en espérant que le joueur y aille. Mais on ne peut pas en être sûr… Et à l’inverse, le joueur pousse toujours le jeu dans des endroits auxquels on n’avait pas pensé. C’est une formidable récompense pour le créateur du jeu ! »

Cette récompense, l’éditeur de Alice is Missing l’a également reçu. « J’ai eu beaucoup de témoignages de manière de jouer très étonnantes. Il y en a qui sont parti dans un délire science-fiction, d’autres on fait l’aventure au milieu d’une grosse teuf avec de la musique… Certains joueurs ont aussi créé leurs propres cartes pour détourner le jeu ! »

Comme pour toutes les grandes sagas, le meilleur épisode de Alice is Missing sera peut-être une fan fiction.

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