- Pas de bras, pas de patriarcat
- Les biceps, des muscles genrés
- "On est limitées en tant que femme, pas par manque de capacité physique, mais par critère esthétique"
En 17 ans de pratique, Laura peut se targuer de n’avoir jamais manqué un entraînement pour le volley. Une discipline quasi-militaire, comme une seconde peau chez elle, studieuse chaque jour au moment d’effectuer ses exercices de sport. À l’exception d’un, où la rigueur caractéristique de la trentenaire s’effrite à chaque fois.
“Je déteste les pompes, et si je peux sauter cet exo, c’est avec soulagement. Même quand le coach demande d’en faire par série de 10, je n’en réalise que trois ou cinq”.
Pourtant, elle en a conscience : « c’est l’un des meilleurs exercices pour progresser. Mais je n’ose pas.”
Comment expliquer cette frilosité inhabituelle ? “Quand je fais du sport, je regarde mes abdos, mes jambes, mes fesses voir si ça se muscle, si j’évolue bien… et je regarde mes bras avec la peur exactement inverse : je ne veux pas qu’ils grossissent.”
Pas de bras, pas de patriarcat
Si le sport au féminin gagne du terrain dans la société – 60% des Françaises ont une activité physique ou sportive régulière selon l’Insee, versus 71% des hommes -, les bras musclés restent, eux, un blocage souvent inextricable.
« Peur d’être moche, qu’on me traite de mec, qu’on dise que je ne suis plus une femme », liste Laura. « Sur les autres groupes musculaires, il n’y a pas trop de problèmes. On peut enfin avoir des abdos visibles ou des cuisses galbées – mais les biceps ou les gros bras, c’est interdit, c’est la honte.”
Marine Romezin, consultante experte des questions d’égalité dans le sport, remonte ce tabou au XIXe siècle, début du sport structuré, “pensé par des hommes et pour des hommes”. Une célèbre citation de Pierre de Coubertin, inventeur des Jeux Olympiques moderne, évoque un refus d’olympiades féminines, “qui seraient inesthétiques.”
Les biceps, des muscles genrés
Problème pour ces messieurs, “les femmes ont toujours voulu pratiquer le sport et ne se sont jamais empêchées d’en faire”, vante l’experte. Alors, à défaut de pouvoir totalement leur interdire, l’activité physique féminine a été très encadrée – et genrée.
Retour au XXIe siècle, où en 2020, seules 9,3% des femmes pratiquaient la musculation selon l’Insee, plus de deux fois moins que les hommes (19,1%). Et gare à celles qui sortent des sentiers battus.
“Certains attributs sportifs restent strictement masculins dans l’imaginaire sociétal, particulièrement les biceps et les bras, vus comme le symbole de la virilité et de la force brute”, déplore Marine Romezin.
“Les conséquences sociales sont terribles, confirme Laurie, 35 ans et pratiquante d’escalade. “Avoir des bras, pour une femme, c’est être la moche, la laideron, la masculine”
“Il y a une peur de la société que les femmes ne soient plus de ‘’vraies femmes’’ en se musclant et ne répondent alors plus aux injonctions physiques du regard masculin. En sanction, cela entraîne de la lesbophobie”, analyse de son côté Marine Romezin.
« On est limitées en tant que femme, pas par manque de capacité physique, mais par critère esthétique »
Pour éviter cette catégorisation, beaucoup de pratiquantes décident de volontairement zapper ou saboter les exercices du haut du corps. Mais là encore, il y a un prix à payer déplore Laurie : “En supprimant pompes ou tractions, on perd de supers gains musculaires pour notre passion. Mais entre être meilleure 6 heures par semaine pendant l’escalade et être vue comme moche par tout Paris le reste du temps, le choix est vite fait”.
Une décision bien ancrée chez elle, même si “quand je vois les mecs qui enchaînent tous ces exos bannis pour moi et qui dépassent mon niveau de grimpe en trois mois, c’est forcément frustrant. On est limités en tant que femme, pas par manque de capacité physique, mais par critère esthétique.”
Cette autocensure ne concerne pas que les amatrices. Marine Romezin travaille avec plusieurs fédérations sportives, et même chez les athlètes professionnelles de haut-niveau : « il y a ce bridage et cette peur panique envers différents exercices réputés pour faire prendre du volume musculaire. On stigmatise la diversité des corps pour que les femmes restent dans des carcans et dans des physiques moins musclés et moins performants que les hommes.”
Cette double injonction – devoir être “fit” sans avoir des muscles trop visibles – désespère Mélissa, 28 ans. Depuis quatre ans, elle s’est mise au crossfit, moins par passion du sport que par exigence de beauté.
“C’est la nouvelle norme, il faut bien s’adapter”, hausse-t-elle les épaules, dont elle a peur qu’elles deviennent trop carrés. “On nous demande des jambes musclées mais pas de bras, des abdos mais pas de torse, faut sous-peser chaque exercice avant de se lancer. La société nous impose d’être deux choses contraires, sportive mais pas musclée, et on finit par détester ces deux parties de nous.”
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