Ils seraient 11 millions d’aidants en France, à prendre soin d’un proche malade, âgé ou handicapé. Autant d’oubliés. Interview d’Hélène Rossinot, médecin spécialiste de santé publique et médecine sociale, qui signe "Aidants, ces invisibles" (Éditions de l’Observatoire).

C’est un sujet délicat, intime, social et politique. Tabou. En France, on estime que 11 millions de personnes prennent soin, à différents degrés, d’un(e) proche malade, âgé(e) ou handicapé(e).

11 millions d’aidants de tous âges et aux tâches multiples : répartir les pilules, administrer des piqures, transporter aux différents rendez-vous médicaux, assurer le ménage, préparer les repas, faire la toilette. Souvent, sans être eux-mêmes formés à certains gestes qui relèvent pourtant du médical. 63% des aidants n’ont pas conscience qu’ils le sont*.

La plupart du temps, ces aidants sont d’ailleurs des femmes, car on attend plus d’elles d’être un soutien au sein du foyer. Un reflet de l’inégalité femmes-hommes.

11 millions d’aidants en France

Alors que ce mercredi 23 octobre, le gouvernement a annoncé que 400 millions d’euros seront débloqués pour aider les aidants, Hélène Rossinot se veut l’une de leurs portes-voix. Dans Aidants, ces invisibles (Éditions de l’observatoire, déjà disponible), cette médecin spécialiste de santé publique et médecine sociale raconte le quotidien de familles marquées par cette dynamique proche-aidant souvent compliquée, et lance un appel : la société doit reconnaître l’existence des aidants, les former, les épauler. Ne plus les laisser seuls. Leur laisser le choix d’être aidant ou pas. Interview.

Marie Claire : Pourquoi avez-vous écrit cet ouvrage consacré aux aidants ? 

Hélène Rossinot : Parce que je n’avais jamais entendu parler des aidants pendant mes études de médecine. J’en ai rencontrés lorsque j’étais interne dans un hôpital de Paris, mais je ne savais pas qu’ils étaient aidants. Personne, ou presque, ne s’intéressait à eux. J’ai alors changé mon sujet de thèse. 

Ce terme n’est d’ailleurs pas très connu…

On connaît tous des personnes s’occupant d’un ou plusieurs proches, mais où se se situe la barre ? Beaucoup d’aidants ont du mal à se reconnaître en tant qu’aidants. C’est le signe qu’il y a encore beaucoup de travail. Beaucoup de personnes considèrent que c’est normal, que c’est leur rôle en tant que proche. Mais être aidant, c’est être plus qu’un proche : c’est une casquette supplémentaire que la société, et les proches, ont du mal à reconnaître.

Si on n’est pas soi-même aidant, on connaît tous au moins une personne qui l’est, mais on croit souvent que cela relève du privé. Est-ce un problème sociétal ?

Absolument. Le sujet des aidants est l’un des seuls à toucher toutes les classes sociales. On peut superposer les témoignages, peu importe d’où ils viennent. C’est pour cela qu’il faut poser cette question de manière humaine. Moi, je suis partante de laisser le choix aux aidants, auxquels on impose trop ce qu’ils doivent faire. On doit pouvoir choisir d’être aidant ou pas, et à quel degré. 

On doit pouvoir choisir d’être aidant ou pas, et à quel degré. 

Beaucoup d’aidants ont ce problème de ne pas avoir le choix d’être aidants : c’est le soucis aujourd’hui, pas le rôle des aidants en soi. Ils doivent se débrouiller, ce qui est mauvais pour eux et le patient. On n’a pas tranché entre un système tourné vers le domicile, et un système tourné vers le soignant. Au milieu, ce sont les aidants qui trinquent. 

Le reflet des inégalités femmes-hommes

En quoi la question des aidants est-elle une question d’inégalité entre les femmes et les hommes ? 

Le problème de l’inégalité femmes/hommes pose le problème de cette même inégalité au travail. Des femmes arrêtent de travailler pendant dix ou quinze ans pour s’occuper d’un proche, et ce trou dans le CV rend plus difficile la recherche d’un travail par la suite. On leur donne l’impression qu’elles se sont tournées les pouces et n’ont rien fait. Environ 30% des aidants renoncent aux soins pour eux-mêmes, faute de temps. On se retrouve ensuite avec des femmes aux blessures importantes, comme une hernie discale, à force de soulever un mari beaucoup plus lourd qu’elles. Cela a forcément un impact sur le travail. On travaille moins, moins bien. Parfois, on arrête même de travailler. 

On ne peut pas s’attaquer à l’inégalité femmes/hommes sans s’intéresser au modèle familial. La question des aidants est aussi importante que celle de la répartition des tâches ménagères. Mais c’est encore tabou. Quand quelqu’un est malade, on se tourne d’abord vers les femmes au sein du foyer. On les pensent nourricières, plus capables de soigner, d’être chaleureuses. C’est une construction sociale. 

Cela renvoie à la question de la charge mentale. Il faut reconnaître que s’occuper d’un proche est lourd et difficile, sinon, l’aidante ressent de la culpabilité, et a l’impression d’être défaillante. On peut même faire un parallèle avec les mères au foyer. 

Solitude des aidants

Les aidants que vous rencontrez sont-ils en colère ?  

La colère survient surtout a posteriori. Quand ils sont dedans, ils n’ont pas le temps d’être en colère. On parle d’ailleurs peu de l’après, de ce moment où on fait son deuil, et où on réfléchit à la manière dont ça s’est passé. La colère arrive lorsqu’on repense aux interlocuteurs face auxquels on s’est senti seul. Ou ou peut se sentir en colère quand la situation dure. Mais c’est difficile pour les aidants de se rendre à un événement d’aidants, certains hôpitaux ont des groupes de soutien, mais pas suffisamment. Beaucoup n’ont même pas la possibilité de sortir.

On entend encore trop peu la colère des aidants.

On entend encore trop peu cette colère, malheureusement. Je connais notamment une association pour jeunes aidants, Jeunes aidants ensemble**, et l’association Je t’aide*** [30% des bénéfices du livre leur seront reversés, ndr]. Les associations, livres et médias sont leurs seuls moyens d’exprimer leur colère. Leur poids est pourtant important. C’est la première élection où on commence à parler des aidants. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des drames qui ne devraient pas arriver. 

Vous donnez notamment la parole à Paloma, dont sa fille Laura s’occupe au quotidien. Elle vous dit, en évoquant sa propre mort : « Il faut que je lui rende sa liberté « . C’est très fort. 

Ma grand-mère disait la même chose à ma mère. J’étais donc très émue de l’écrire. C’était assez prenant, j’ai beaucoup pleuré en l’écrivant, pas parce que c’est triste mais proprement humain.

Ces témoins, je les ai rencontrés par différents biais, et bien sûr, les noms ont été changés. Moi, je suis aussi patiente [elle est atteinte d’une spondylarthriite, ndr] , et je n’avais jamais réalisé avant l’écriture de ce livre que ma mère et mon frère étaient aussi aidants. Cela m’a fait « tilt » lorsque j’ai eu une crise en écrivant ce livre. Cela m’a beaucoup perturbée. Si même moi j’ai du mal à m’en rendre compte, alors qu’est-ce que ça doit être pour les autres ?

Sentez-vous un changement de perspective envers les aidants ? 

Complètement. J’avais la crainte que ce livre ne soit pas à la hauteur de tout ce qu’on m’a confié. Une des aidantes, Charlotte, m’avait laissé ce mot : « Surtout, ne pas penser mou ». Je l’ai collé au-dessus de mon bureau pendant la rédaction de mon livre. J’ai ressenti une vraie responsabilité envers eux, car cela porte sur leur quotidien, c’est un sujet très privé. Je ne regarde plus les personnes de la même façon, je me demande quelles sont les histoires derrière. 

Jeunes aidants en danger

Vous abordez aussi longuement la problématique des jeunes aidants. En quoi est-elle primordiale ? 

On n’en parle absolument pas. En France, on a du mal à les compter. On pense qu’ils sont entre 500.000 et 1,5 million, et ce deuxième chiffre me paraît plus cohérent. Ce sont des histoires qu’on n’imagine même pas, qui sont encore plus taboues. Être aidant n’est pas un choix que devrait faire un enfant. On a un devoir de protection envers eux. 

On me demande souvent qui sont les aidants. Quand on transpose aux jeunes aidants des tâches que font les adultes en prenant sur eux, on se rend tout de suite compte de quoi il s’agit, et cela provoque des réactions très vives. Il y a des enfants qui aident leur mère à se lever, se doucher, d’autres apprennent à faire des soins palliatifs sur Google. J’ai déjà croisé un enfant de 8 ans qu’on avait envoyé chercher les résultats d’analyses de sa mère en laboratoire. Vous vous rendez compte ? 

Lorsque je suis intervenue au sein de l’association Jeunes Aidants Ensemble, j’ai vu des ados et enfants se décomposer en me voyant entrer dans la salle. Ils avaient été tellement ignorés et mis en difficultés qu’ils ressentaient une vraie colère envers les médecins. En entendant leurs histoires, c’est la première fois où j’ai eu honte d’être médecin. Je ne veux plus jamais croiser d’enfants qui ont envie de pleurer en me rencontrant. 

Vous relatez le cas de Charlotte, qui a dû s’occuper de sa mère, atteinte d’un cancer, et prendre sa petite soeur en charge, alors qu’elle n’était qu’étudiante. 

Charlotte a, par exemple, dû refaire la carte d’identité de sa soeur, et elle ne s’y attendait pas. Sa petite soeur a vécu de plein fouet l’histoire de leur maman, et elle a eu « la chance » d’être extraite de cette situation [Lorsque leur mère a été hospitalisée, ndr].

Les jeunes aidants sont encore plus enfermés dans la solitude que les aidants adultes, car c’est un sujet très difficile à aborder avec leurs professeurs et amis. Les risques de difficultés scolaires sont élevés car ils sont épuisés. Très peu d’enseignant et de CPE sont formés à cette problématique. 

Provoquer des discussions

Vous dénoncez aussi les problèmes de communication entre aidants et médecins. Que faire pour y remédier ? 

Dans 95% des cas que je rencontre, il y a un manque de communication avec les professionnels de santé et les aidants ressentent le devoir de se débrouiller seuls. 

Autour de moi, beaucoup de médecins gériartres sont sensibles à cette question. Mais sinon, il y a beaucoup d’incompréhension, on me dit que j’exagère avec mes aidants [rires]. Jusqu’à ce qu’ils lisent mon livre et se rendent compte. Il y a une vraie question de la formation : comment repérer un aidant ? Quels sont les problèmes de santé d’un aidant ? Comment évaluer un aidant ? Quel est le quotidien d’un aidant ? Il faut ouvrir la discussion, demander à la famille comment elle va, si possible pas devant le patient. 

Vous implorez la mise en place d’un parcours de soins personnalisé, qui prend le temps, qui inclut patients et aidants. Pensez-vous réellement que la France en aie les moyens, alors que l’hôpital fait face à de grandes difficultés ? 

C’est plus une question d’organisation que de moyens. Je n’ai pas dit que ce serait facile. Je plaide pour un parcours de l’aidant avec une vraie formation. On a techniquement les moyens de le faire, mais on a décidé de ne pas le faire. 

La nuance est que les patients demandent souvent à être hospitalisés à domicile. On les écoute, et cela arrange bien le système de santé. Mais tout retombe sur l’aidant qu’on ne soutient pas. Il ne faut pas imposer un modèle, ni du tout-hospitalier, ni du tout-domicile. On veut faire de la médecine personnalisée, mais on se limite au diagnostic. Il faut aussi suivre les envies des gens. 

Par exemple, ma grand-mère ne voulait pas mourir chez elle, ce qui est très personnel. Ce qui est embêtant, c’est quand le politique prend le pas et impose des choses au patient. Je suis pour qu’on donne le choix. 

Comment réagissent les patients à votre livre ? 

Parfois, ils ne sont pas contents. J’ai par exemple eu quelques mauvaises réactions à un salon du livre. Quand je leur parle de patient à patient, ça passe mieux.

Mais leur réaction est parfaitement humaine. C’est très difficile de se dire que par notre condition, on peut imposer quelque chose à quelqu’un qu’on aime. Le livre est aussi pour eux. Certains l’achètent pour provoquer une discussion, ils l’offrent à un aidant pour qu’il se sente moins seul. Cela crée un détonateur émotionnel. Je ne m’y attendais pas ! 

Les aidants sont la colonne vertébrale du système de santé.

Que pensez-vous de la proposition du gouvernement d’un congé rémunéré pour les aidants, d’une durée cumulée maximale de trois ans, renouvelable ? 

Tout ce qui est fait est positif, car cela montre qu’on en parle. Mais sur le plan pratique, les situations rencontrées par les aidants sont longues. Trois mois, cela me paraît un peu court, surtout si on doit aider plusieurs personnes. Cela peut aider au début, à la mise en place, mais il faut pouvoir prendre ce congé assez vite. Mais je suis un peu perplexe, j’attends de voir ce qui sera annoncé avec le plan aidants. 

Quel message souhaitez-vous absolument passer ? 

Il faut une vraie reconnaissance des aidants, pas seulement législative, des aidants. Des employeurs, des collègues, des enfants, des professions de santé, etc. Les aidants sont la colonne vertébrale du système de santé. Toute la partie en-dehors des murs serait impossible sans eux. Enfin, on ne peut pas traiter l’inégalité femmes/hommes sans la question des aidants et le fait que la prise en charge est plus souvent faite par les femmes. Il faut aussi prendre en compte les jeunes aidants. 

On parle des aidants, donc je suis optimiste. On va dans le bon sens, la question est : à quelle vitesse ? 

*Sondage réalisé en France, en 2017, par la fondation APRIL

** https://jeunes-aidants.com/

*** https://www.associationjetaide.org/

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