Le 16 juin, 20 Minutes publiait 20 Mint, son édition dédiée au Web 3 et aux métavers. Le 28 juin, Primavera de Filippi, chercheuse au CNRS et au Berkman-Klein Center de Harvard, présentait une keynote sur le métavers au USI events. Pour pousser la réflexion, nous sommes allés lui poser quelques questions.

Vous êtes engagée à l’Open Knowledge Foundation, qui vise à promouvoir des connaissances et des données ouvertes, vous êtes membre de l’association Creative Commons, qui œuvre à offrir des solutions plus ouvertes que la propriété intellectuelle… En quoi la blockchain et le Web 3 peuvent-ils aider à la promotion d’une culture du libre ?

Sur l’internet actuel, ce sont les plateformes qui contrôlent les ressources. Aujourd’hui, si je publie sur Twitter ou Facebook, je leur crée de la valeur mais je ne reçois rien en retour. La blockchain permet de développer des systèmes de rémunération pour nos productions numériques. Dans le Web 3, on peut créer un système de tokenisation (un token est un jeton, monétaire ou non, émis sur une blockchain) où, parce que j’ai créé quelque chose, je reçois autre chose en échange – des fonds si on adopte un mode de rémunération financier, le droit de participer à la gouvernance de la plateforme si on adopte la perspective des organisations autonomes décentralisées, etc. Le Web 3 rend une forme de propriété sur nos œuvres et permet une désintermédiation très intéressante.

N’y a-t-il pas opposition entre la recherche de communs gérés grâce à des réseaux décentralisés et les applications les plus visibles de la blockchain, crypto-actifs, NFT, qui semblent précisément liées à l’expression d’un droit de propriété sur des éléments jusque-là partageables ?

Le problème est plutôt dans le côté spéculatif. La grande difficulté des creative commons est leur business model : des artistes qui utilisent ces licences et veulent vivre de leur art doivent s’en remettre au monde réel – en organisant des concerts, en vendant du merchandising – ou alors utiliser des licences non commerciales pour tirer financement de leurs droits d’auteur. Or avec la blockchain, les NFT permettent de vendre des copies. C’est ça la révolution : n’importe qui peut vendre et échanger des copies d’œuvres numériques, tandis que l’artiste garde sa propriété intellectuelle. C’est comme les livres : tout le monde peut acheter une version du texte, mais l’auteur garde ses droits dessus. Et si on veut une version authentifiée et signée de la création, alors on se rapproche du modèle des photographies ou des lithographies, qui sont vendues en plusieurs exemplaires, mais dont seul un nombre limité est numéroté et signé.

En fait les NFT permettent la création d’un système où les contenus peuvent circuler de façon libre, mais où les artistes peuvent détenir des droits sur les copies numériques et rester maîtres de l’œuvre de l’esprit. Beeple, par exemple, est un artiste creative commons : ses œuvres sont à la portée de tous. Mais ce que les gens semblent vouloir absolument, c’est la copie unique signée par Beeple, au point de la payer 69 millions de dollars. C’est très bien pour l’artiste, et ça n’empiète ni sur la liberté de distribution, ni sur celle de réutilisation, etc.

Selon vous, qu’est-ce que le crash crypto en cours dit de la confiance dans la technologie, dans l’univers web3 ?

À mon avis, le crash traduit avant tout les problèmes de financiarisation du milieu. C’est une question de confiance que les gens s’accordent entre eux : si on s’attend à ce que nos voisins vendent leurs crypto-actifs, alors on revend les nôtres un peu plus tôt et ainsi de suite… Mais ça ne montre rien de particulier sur la technologie elle-même, c’est juste une bulle spéculative qui a explosé. Ce que révèle ce crash, c’est surtout la fragilité de certains systèmes du milieu de la finance décentralisée (DeFi). On s’est rendu compte qu’ils étaient très bien construits pour les périodes de cours à la hausse, mais qu’ils ne savent pas faire face aux brusques chutes. Ça permet de faire le tri, mais c’est vraiment un problème au niveau des applications, pas de la technologie.

Certaines applications du Web 3, des jeux vidéo comme Axie Infinity, ont donné l’impression qu’ils pouvaient aider des personnes défavorisées à sortir de la pauvreté, mais les hacks et le crash actuel n’ont fait qu’aggraver la situation de ces personnes. Comment, dans ce cas-là, envisager le Web 3 comme un espace de libération ? Ne risque-t-il pas plutôt d’aggraver des inégalités ?

Libération, inégalités… C’est comme pour internet, les deux sont possibles. La question de fond repose sur l’adoption : qui va se pencher sur la blockchain, qui va chercher à se servir de son potentiel et dans quel sens leurs applications vont-elles aller ? Internet, par exemple, on ne peut pas tout en critiquer : ç’a permis une vraie démocratisation de l’information. D’un côté, c’est génial, mais dans d’autres espaces, il y a de la fraude, de la manipulation, on ne peut pas y échapper. Pour le Web 3 et les métavers, c’est pareil. C’est surtout une question de : « comment s’assurer qu’on va dans les deux directions ? »

Pour le moment, force est de constater que ce sont les profits qui attirent les nouveaux acteurs. C’est un peu ironique, d’ailleurs, d’avoir ces mondes numériques théoriquement infinis, qui permettent l’abondance et le partage, et que le premier usage qu’on y trouve soit de créer une rareté artificielle, de la propriété, de l’exclusivité. On devrait explorer les nouvelles modalités que ces technologies nous offrent, inventer de nouvelles manières de participer et de partager plutôt que de calquer dans les métavers les mêmes contraintes que celles du monde physique. Mais les deux pôles sont connectés : ce sont aussi les profits qui font avancer les choses. Une fois qu’on aura atteint une plus large adoption des blockchains, on verra peut-être de nouvelles applications émerger.

Si l’adoption est guidée par des questions d’accumulation du profit, comment faire pour que le Web 3 ne ressemble pas dès le début au « Web 2 », dont une grande partie de la valeur monétaire est captée par un faible nombre d’acteurs ?

En discutant avec des fondateurs de l’internet actuel, des gens qui militent pour la culture libre, je constate que beaucoup sont contre les blockchains. Mais c’est dommage ! Ce sont eux qui devraient s’emparer de ces technologies ! Je pense que c’est à cause de cette image hypercapitaliste, de cette aura de spéculation qu’ils réagissent comme ça. Mais c’est précisément parce qu’eux travaillent sur les questions de communs qu’ils devraient se lancer dans le Web3, les métavers, et créer les applications qu’ils veulent y voir. Il y a des communautés super intéressantes, comme DADA, un collectif d’artistes qui s’est lancé dans les NFT dès 2017 et qui réfléchit à créer une « économie invisible », justement pour échapper aux logiques spéculatives du milieu. Pour moi, pour éviter que le Web 3 devienne comme le Web 2, il faut qu’un maximum d’acteurs participent, que tous ceux intéressés par les questions de culture libre et partagée explorent les opportunités de la blockchain.

Quel regard portez-vous sur le coût environnemental des technologies derrière le Web3 et les métavers ?

Historiquement, on peut comprendre que les blockchains par proof of work comme bitcoin aient fonctionné : à l’époque, personne ne connaissait, donc il n’y avait quasiment pas de consommation énergétique. Mais aujourd’hui, clairement, si quelqu’un tentait de recréer une blockchain avec ce modèle de validation, personne ne l’adopterait. La perspective du proof of stake, sur laquelle veut passer Ethereum, est plus intéressante, ça vise une forme de neutralité carbone. Après, ce qui devrait attirer notre attention, ce sont les expérimentations de blockchain positives en émission carbone : celles qui encouragent des activités soutenables, qui testent des tokens carbones, qui apportent de la transparence sur l’énergie dépensée…

Il y a par exemple toute une réflexion sur les NFT d’impact, qui vise à intégrer dans la blockchain des incitations économiques tournées vers la protection de l’environnement. Ce type de projet est intéressant parce qu’il détourne les stratégies de spéculation pour faire prendre de la valeur aux NFT quand les ressources naturelles auxquelles ceux-ci sont liés sont en bon état. Ce genre d’initiative permet une réunion des deux pôles de valeurs dont on discutait tout à l’heure : la spéculation et les communs.

Source: Lire L’Article Complet