• « Bon sang ne saurait mentir » ? Prudence… Ce qui est sûr en revanche, c’est que le sang fascine depuis toujours et irrigue les théories complotistes.
  • Toute la semaine, avec notre série d’articles « Le sang de la veine », 20 Minutes remonte le flux des croyances que charrie le fameux liquide rouge.
  • Aujourd’hui, Gérard Tobelem, professeur d’hématologie et ex-Président de la Société Française d’Hématologie et de l’Etablissement Français du Sang analyse les raisons « mystiques et profanes » de notre attrait pour le sang.

« Le sang raconte l’histoire des hommes », écrit Gérard Tobelem dans Histoires du sang (Perrin). Alors que 20 Minutes cherche à comprendre pourquoi le sang est au centre de nombreuses théories du complot, il nous a semblé naturel d’aller d’abord à la source avec cet éminent professeur d’hématologie.

Ancien Président de la Société Française d’Hématologie et de l’Etablissement Français du Sang, Gérard Tobelem analyse pour nous les raisons « mystiques et profanes » de notre attrait pour le sang.

Pourquoi vous êtes-vous spécialisé, au début de votre carrière de médecin, dans l’étude du sang ?

Pendant mes études j’avais envie d’avoir une activité clinique – de prendre en charge des patients, d’apporter de l’aide à des malades – mais j’avais aussi une curiosité pour la recherche et la compréhension des mécanismes biologiques. Or, il n’y avait pas beaucoup de choix, la seule discipline où on pouvait avoir ces deux activités en même temps était l’hématologie, qui était pionnière depuis la fin du XIXe siècle en la matière. Parce que c’est plus facile. Avec une goutte de sang et un microscope, et des tests chimiques, on peut réaliser des études. C’est moins facile avec un poumon ou un cœur…

L’hématologie française est internationalement reconnue. Diriez-vous que les médecins français ont une appétence particulière pour le sang ?

Je ne crois pas, non. L’hématologie française en général et moi en particulier devons beaucoup au Docteur Jean Bernard. J’ai eu la chance de pouvoir être interne dans l’école française d’hématologie, la plus prestigieuse du monde, à ses côtés. J’ai été son dernier assistant. Jean Bernard était un mandarin éclairé. Grâce à lui, la France a connu un âge d’or de l’hématologie. A cette période-là, des années 1950 à 1970, âge d’or, à l’hôpital Saint-Louis à Paris, on recevait des stagiaires du monde entier. On recevait une grande partie des leucémies de France, les laboratoires de recherche étaient à côté des malades. Jean Bernard confiait des responsabilités à de très jeunes assistants, et il avait aussi une capacité à communiquer et donc à lever beaucoup de fonds, il a été un des premiers médecins à passer régulièrement à la télévision.

A partir de quand la médecine s’est-elle vraiment intéressée à l’étude du sang ?

Il a fallu du temps, parce que le sang a eu à la fois un côté profane et mystique extraordinaire pendant toute l’histoire. Le sang porte une forme d’ambiguïté, il est à la fois vecteur des poisons et des bienfaits. Pendant des siècles, les saignées ont été le seul acte thérapeutique. La médecine de l’Antiquité était une médecine des « humeurs », le sang en était une, avec toutes les inconnues que l’on avait sur la circulation du sang.

L’étude scientifique du sang a-t-elle été ralentie par des croyances liées au sang ?

Absolument, et elle l’est encore aujourd’hui parfois. Selon un dogme de la médecine antique, le sang est ambivalent et donc dangereux. Dans la mythologie grecque, le sang de la Gorgone est un poison violent ou un médicament prodigieux qui peut ressusciter les morts, selon qu’il sort de la veine droite ou gauche de son cou… Puis les religions monothéistes ont élevé le sang à un rang très important. Pour les juifs, l’âme était dans le sang. Les chrétiens ont d’abord eu la haine du sang puis l’ont ensuite élevé au rang de l’eucharistie, une incarnation de dieu. Dans l’Islam, on saigne les animaux pour ne pas manger leur sang, parce que même les animaux ont une âme. La conséquence de ces croyances a été que pendant de nombreux siècles, les premiers à s’intéresser à la transfusion ont eu beaucoup de difficultés, les transfuseurs étaient bannis de la société.

Pourtant, le sang fascine également. N’y avait-il pas une curiosité pour son rôle ?

Il y a à la fois la fascination et la peur, le tabou. Tout cela est extrêmement mélangé. Il y a beaucoup d’expressions dans lequel le mot « sang » revient : de chair et de sang, avoir du sang sur les mains, être de sang mêlé, le sang bleu… Cette place dans le langage courant n’est pas anodine. D’ailleurs, avec l’expression « bon sang ne saurait mentir », il y a comme une intuition sur le rôle du sang : la génétique se trouve dans le sang. Si le sang a nourri croyances et peurs – avec par exemple, dans de nombreuses religions, des sacrifices rituels d’animaux où l’on laissait couler le sang –, c’est parce qu’avant l’arrivée du microscope, vers le XVIIIe siècle, on n’avait pas de moyen de savoir ce qu’il y avait dedans. On savait qu’il y avait du sel, à cause de son goût, mais on ignorait tout des globules rouges et blancs, des plaquettes… Le mystère pouvait facilement être entretenu.

De votre point de vue, le sang exerce-t-il toujours ce pouvoir de fascination aujourd’hui ?

Oui je crois que c’est une constante. Le sang est fil rouge de la vie depuis les premières peintures rupestres à la préhistoire, avec ces gouttes d’ocre pour figurer le sang qui coule. Et aujourd’hui, dans les films, dès que vous avez un mort dans un film on voit un filet de sang au niveau de la bouche. Le sang est profane et mystique, il est synonyme de vie et de mort.

De quand datent les premières transfusions ?

Dans le courant du XVe siècle, on a découvert le principe de la circulation du sang, et ça a tout changé. Jusque-là on pensait que le sang était fabriqué et détruit dans le corps. Ainsi, plus on enlevait du sang plus on faisait de bien à un organisme, comme un puits dont on voudrait éclaircir l’eau. Avec la découverte de la circulation sanguine, on a compris que si on enlève du sang, il faut parfois en remettre du neuf. Les premières transfusions, avec du sang d’animal, ont été des catastrophes mais ça reste le premier geste thérapeutique dans l’histoire de la médecine – à part quelques infusions médicinales. Pour la première fois, il y avait une volonté de guérir. C’est une révolution.

Avez-vous senti un changement de perception, parmi le grand public et les médecins, vis-à-vis de l’étude du sang ? Je pense notamment à l’impact de l’affaire du sang contaminé ou de la crise sanitaire du sida…

Les maladies les plus graves liées au sang. Recevoir du sang de quelqu’un d’autre n’est pas anodin. Je reçois une partie de lui en moi, c’est une intrusion. Chez les gens très malades ou anémiques, les questions se posent moins, bien sûr, parce que la transfusion va faire un bien immense. Mais quand on est en bonne santé, la question se pose. L’affaire du sang contaminé à marquer toute une génération et a marqué le monde. Les gens pouvaient légitimement se poser des questions sur cette pratique. A la fin des années 1990, on a été capable de sécuriser complètement les transfusions, la confiance est revenue progressivement.

Vous avec sans doute un parti pris, mais diriez-vous qu’il existe, en médecine, quelque chose de plus intéressant que l’étude du sang ?

Si je suis honnête, je dirai qu’il y a peut-être le cœur. C’est un organe qui a aussi toute une imagerie, comme le siège de la passion. Quelqu’un qui a un infarctus du myocarde va s’en souvenir toute sa vie, la douleur et le traumatisme sont tels… Après ça, il va y avoir une autodiscipline du malade, on ne va pas voir besoin de le surveiller. Mais – parce qu’il y a un « mais »-, le cœur n’est marquant qu’à partir du moment où il s’est manifesté. Avant on y met l’amour, pas la mort. Alors que le sang charrie à lui seul toutes ces symboliques.

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