- Je suis votre pire cauchemar est paru mercredi 9 novembre aux éditions Albin Michel. Dans cet essai, l’autrice et poétesse féministe Kiyémis raconte comment la pop culture mais aussi sa propre mère lui ont appris à détester son corps.
- « Être gros, c’est la hantise de certaines personnes. Moi aussi j’ai intériorisé ce cauchemar-là, cette peur panique de prendre du poids, de grossir, et de prendre de la place, explique-t-elle à 20 Minutes.
- Elle dénonce Les reines du shopping où « où on voit la norme être imposée en direct » et appelle des représentations plus diverses dans la culture. « On doit vraiment cesser de nous imposer cet espèce de mythe auquel tout le monde doit adhérer et dans lequel personne ne rentre, du coup on est perclus dans notre malheur et ça nous laisse immobiles. »
Petite, Kiyémis a longtemps nourri sa peur de devenir comme Marion, cette camarade d’école « potelée » rapidement devenue son « mètre étalon » pour ne pas finir « plus grosse que Marion ». En apprivoisant son corps alors adolescent, elle raconte avoir appris à le détester et surtout le comparer à celui des autres filles, encouragée tant par la télévision et que sa mère. « Elle a grandi dans notre société où la femme tire encore sa valeur de la manière dont elle se conforme au modèle de beauté. Elle voulait me protéger de « danger » de grossir dans une société grossophobe… Agir ainsi, c’est déjà être grossophobe », explique l’autrice à 20 Minutes.
Désormais grosse et fière, cette poétesse tente d’exorciser ses démons dans Je suis votre pire cauchemar, paru aux éditions Albin Michel mercredi 9 novembre. Une semaine après la parution de cet essai autobiographique, elle revient sur la façon dont elle a pris conscience du poids des diktats. Cette connaissance de la société lui a-t-elle permis de se libérer des injonctions ? Pas tout à fait. Elle propose des pistes de solutions pour les petites filles de demain, à commencer par « balancer les balances ».
Dans votre livre, vous dites être une « femme cauchemar », que désigne cette expression ?
La fille cauchemar, elle me ressemble mais elle ressemble aussi à plein d’autres femmes. Elle est grosse, elle prend beaucoup de place, elle a du gras, des cheveux en pétard… Elle a aussi un gros ventre et de grosses cuisses. J’insiste sur ces parties car il y a d’autres parties qu’on a hypersexualisées. La femme cauchemar est une femme qui prend de la place.
Comment en êtes-vous arrivée à vous définir comme le cauchemar de certaines personnes ?
J’ai commencé à réfléchir à ce sujet après avoir constaté une peur des femmes, et même de certains hommes, de prendre du poids. Cette peur s’inscrit dans les plus petites interactions de la vie quotidienne. Quand on va manger, on va se dire : « Attention, je n’ai pas envie de prendre du poids », il faut justifier le fait qu’on mange car on mange « comme une grosse »… Cette vision de la grosseur c’est la hantise de certaines personnes. Moi aussi j’ai intériorisé ce cauchemar-là, cette peur panique de prendre du poids, de grossir, et de prendre de la place. Et puis un moment j’ai réfléchi et j’en ai parlé avec d’autres amies qui sont gros et grosses comme moi. Je me suis dit : « Mais en fait, on est vraiment le pire cauchemar de certaines personnes, on rassemble plein de choses qui sont ancrées dans la peur des gens. »
Comment se matérialise cette peur ?
Quand tu es grosse, tu n’appartiens à la norme, tu représentes donc un échec sanitaire et moral. On n’hésite pas à te le rappeler, même si les gens ne sont pas médecins et ne peuvent pas te diagnostiquer. Des figures nouvelles qui émergent et montrent une hygiène de vie saine comme la chanteuse Lizzo n’échappent pas à ces remarques. Certains estiment que sont poids est dû à une mauvaise santé. Pourtant, je pense qu’elle est plus sportive que la plupart des gens, c’est d’ailleurs une vraie performeuse. Il y a une construction de cet échec sanitaire. Parce que les gens qui vont boire des coups tous les soirs, je ne pense pas que c’est bon pour leur santé. Pour autant, personne n’arrête quelqu’un assis à la table d’un bar pour lui dire : « Dis donc, il faudrait que tu aies une meilleure hygiène de vie. » Il y a une question de la morale, quand tu es gros, on doit t’humilier, te violenter, violenter ton corps et ça passe par les insultes, par la discrimination… Pourtant, je peux vous le dire en tant que grosse, ce n’est pas en m’humiliant que je vais mincir.
Pourtant, vous dites que voir des artistes comme Lizzo ou Yseult en France est essentiel. Pourquoi ?
L’art doit représenter le monde. Ces artistes n’émergent que maintenant et restent peu nombreuses. Je pense qu’il faut imposer une norme… Il y a un discours que j’entends souvent, notamment dans la mode, qui dit : « On représente la perfection parce qu’il faut faire rêver les gens. » Je pense que le rêve peut exister dans plein de corps. Moi aujourd’hui dans mon corps gros, je rêve et j’ai des rêves qui se sont réalisés. Mais ça demande un vrai effort. J’ai envie de faire gagner du temps à plein de petites filles, qu’elles mangent la vie et pas qu’elles se prennent la tête pendant dix ans… Je veux leur dire : « Vous pouvez être gros et vivre vos rêves, c’est cool ! Vous n’êtes pas obligés de vous détester, d’être traumatisés. »
Vous parlez aussi du poids de la culture de masse qui diffuse une image peu valorisante des femmes grosses…
J’ai grandi dans les années 90 où la figure de la femme très mince était celle qui était la plus mise en valeur et elle l’est toujours même si de nouveaux modèles émergent lentement. Petite, j’ai toujours tenté de trouver une échappatoire. J’adorais regarder la série That’s So Raven [Phénomène Raven en français, diffusée de 2003 à 2007] sur Disney Channel. Le personnage de Raven était une femme noire qui s’intéressait à la mode, qui a pris du poids au fil des saisons. Elle avait des vêtements très extravagants et véhiculait un attachement à la beauté, au corps… Ça me faisait du bien de voir cette jeune fille qui était aimée, qui aimait, qui prenait de la place, qui était bruyante et surtout, qui était grosse.
Mais cette série ne se déroule pas en France…
Ce qui m’a toujours gênée c’est que ce type de personnes, sont toujours des Américaines. Qu’est-ce que ça veut dire pour une femme noire et grosse française ? Ça veut dire que ces figures-là elles n’existent pas chez nous. Ça a un vrai impact. C’est pour ça qu’on parle de représentation même si ce n’est pas la finalité, c’est un point de départ pour changer le monde.
En France quand on parle de mode à la télévision, on pense plutôt à Cristina Cordula. Vous n’hésitez pas à déconstruire le modèle de ses émissions dans votre livre. En quoi est-il problématique ?
Dans la tête de beaucoup de Français et Française, la figure de la mode contemporaine, c’est elle. Dans Les reines du shopping [émission diffusée sur M6 depuis 2013], elle touche les masses. C’est un endroit où on voit la norme être imposée en direct. Cristina Cordula est très regardée et même si la plupart des gens disent qu’ils regardent au second degré, ça reste dans nos corps, dans nos esprits… C’est symptomatique de la télé qui reste un espace de diffusion de normes qui restent oppressives.
Vous estimez pourtant que ces normes ne conduisent pas au bonheur…
C’est justement pour ça que j’ai commencé à écrire mon livre. J’ai des amies qui sont blanches, qui sont minces et qui sont très conventionnellement belles. Elles incarnent cette norme de beauté mais elles ne sont pas bien dans leur peau pour autant. Bien sûr elles ne vivent pas de discriminations, ni de potentielles violences médicales mais ça m’a fait me dire : « Attendez, même là on n’est pas bien ? Quelle arnaque ! ». Je me dis qu’en aimant la femme cauchemar, ça veut dire qu’on commence à aimer tout le monde.
Car vous avez observé que les femmes minces souffrent aussi de la grossophobie… Comment l’expliquez-vous ?
Oui. Je pense aux petites filles qui ont des troubles du comportement alimentaire, par exemple. Cela montre que la peur des gros a un impact sur les corps gros mais aussi sur les corps minces. Quand on est constamment en train de détester son corps parce que la société nous apprend à le faire, on n’est pas dans les meilleures dispositions pour avoir des relations avec les autres, créer, proposer autre chose, que ce soit d’un point de vue artistique mais aussi politique. Toute cette énergie est comprimée à essayer de rester dans la norme, elle pourrait être employée à des choses plus épanouissantes.
Quel serait le premier pas vers cette société idéale ?
Je pense que c’est assez simple, il suffirait d’avoir des contenus culturels divers et je pense qu’on est sur la bonne voie pour ça. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ça ne veut pas dire sans blancs, sans personnes minces, sans hétéros, ça veut dire variées. Je pense que ça aide beaucoup de voir des personnages différents être en joie, aimer et être aimé… On doit vraiment cesser de nous imposer cet espèce de mythe auquel tout le monde doit adhérer et dans lequel personne ne rentre, du coup on est perclus dans notre malheur et ça nous laisse immobiles.
Est-ce pour cela que vous appelez les créateurs à ne plus produire de dystopies ?
Est-ce qu’on n’a pas tout dit sur le côté postapocalyptique ? Je pense que la dystopie voulait dire beaucoup de choses à une autre époque, c’était un genre très politique qui dénonçait des dérives. J’estime qu’aujourd’hui, il les a dénoncées mais en attendant, ces dérives sont quand même là, autoritaires, totalitaires, bellicistes… Je me pose la question en tant qu’artiste de ce que ça fait de voir constamment des super productions qui envisagent le pire. Je pense que ça transforme nos façons de penser… Cela ne nous permet pas de penser un autre monde, ça participe au fatalisme et au cynisme. Si on n’a pas d’alternatives et si dans les arts ce qui est valorisé est constamment le pire, comment peut-on réfléchir à d’autres mondes en tant que citoyens ? On ne peut pas car nos imaginaires sont peuplés de dystopies et donc la dystopie semble inévitable. On n’est plus habitué à penser la joie de manière collective.
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