Dans son livre « Etre quelqu’un de bien », la philosophe Laurence Devillairs explique comment la bonté engagée est préférable à la bienveillance passive.
ELLE. Votre livre s’intitule «Être quelqu’un de bien ». Y a-t-il une différence entre le bien et la bienveillance qui est largement prônée actuellement ?
LAURENCE DEVILLAIRS. La bienveillance s’apparente pour moi plutôt à une forme de sympathie et d’empathie passive, une affaire de « bons sentiments » qui ont tendance à être portés vers des personnes que l’on affectionne. Or, être quelqu’un de bien, ce n’est pas simplement compatir aux malheurs d’un proche, c’est être capable d’agir quels que soient ses sentiments et ses sympathies, et c’est vouloir changer les choses. L’homme de bien n’est pas celui qui écoute et console, c’est celui qui refuse le « C’est comme ça », tous les « On n’y peut rien », sans qu’il soit toutefois question pour lui de se décerner des médailles, ni de s’offrir une bonne conscience.
ELLE. Cela demande donc à la fois du courage et une volonté d’agir ?
L.D. Oui, le courage de se lever pour dire : « On ne fait pas cela » ou « On ne se comporte pas ainsi », et aussi la faculté d’être présent quand c’est nécessaire, de ne pas faire défaut, d’être la personne sur qui l’on peut compter et à qui l’on ne pourra pas dire : « Tu n’étais pas là. » Il ne s’agit pas pour autant d’accomplir de grandes actions, mais plutôt de contrer les petites lâchetés du quotidien, car le mal ordinaire commence là, quand on laisse faire, lorsqu’on se tait quand un collègue est maltraité, que l’on détourne les yeux face à celui qui réclame notre soutien, qu’on ne prend pas le temps d’écouter ou d’aider… Être quelqu’un de bien, c’est nécessairement agir, et agir, c’est forcément s’engager, s’arracher de son confort, de ses routines, de ses calculs, sans être pour autant un héros. D’ailleurs, si c’était le cas, cela nous permettrait de ne pas nous sentir concernés. Or, quand on voit quelqu’un accomplir un acte bon, on ne peut pas s’empêcher de se dire : « Moi aussi, j’aurais pu. »
ELLE. Et, pourtant, la gentillesse que vous recommandez n’a pas toujours bonne presse
L.D. C’est vrai, quand on dit de quelqu’un : « Il est gentil », on se croit souvent obligé d’ajouter que c’est un compliment. En général, on pense que quelqu’un est gentil uniquement parce qu’il n’a pas la force d’être autrement, mais on se trompe. On est fasciné par les méchants parce qu’on a l’impression que ce sont des dominateurs, des stratèges, tandis que l’on associe les gentils aux perdants et aux faibles. Quelle erreur ! En réalité, on est gentil par force, et méchant par faiblesse.
ELLE. N’y a-t-il pas une gentillesse moins courageuse ?
L.D. Il existe en effet une forme de gentillesse qui s’apparente à de la faiblesse. C’est par exemple le fait de tout accepter parce qu’on n’ose pas refuser. C’est une gentillesse née de la crainte des autres, ou des conséquences des vagues que l’on pourrait faire… Cette gentillesse-là a pour ressort la peur, et elle rejoint parfois la méchanceté dans la mesure où, fermant les yeux et préférant se taire, on ouvre ainsi la porte au mal de manière insidieuse.
ELLE. Qu’est-ce qui empêche d’agir bien ?
L.D. Notre égoïsme, avant tout, qui n’est pas synonyme d’ego surdimensionné mais, au contraire, de manque d’ego, de crainte de ne pas être assez, une attitude qui rend aveugle à soi et conduit au « moi, moi, moi ». Il y a aussi l’envie, le syndrome de l’herbe plus verte chez le voisin qui nous fait désirer le prétendu bonheur parfait de l’autre, que l’on imagine comblé, jusqu’au désir d’être lui en se niant soi-même. La morale rend capable d’être plus que la somme de ses envies et de ses égoïsmes. Même si, bien sûr, cela ne veut pas dire que l’on n’éprouve plus ces sentiments, mais on est au moins capable de les éloigner.
ELLE. C’est donc la voie ouverte à une plus grande satisfaction de soi ?
L.D. Oui, bien agir, c’est se surprendre soi-même, c’est se dire que tout n’est pas joué, que la vie peut contenir plus de vie, qu’elle est plus que le simple enchaînement de nos occupations et le manège de nos préoccupations. La morale nous projette dans une sorte de quatrième dimension, qui n’est pas celle de nos cynismes et de nos manquements, mais celle d’une réalité plus juste, d’un monde meilleur. C’est comme s’il y avait un agrandissement de soi. Pourtant, le choix du bien qui rélève de l’intime, n’est pas toujours facile à prendre. En effet, il suppose que l’on évite les complaisances, les justifications, les théories, même s’il sonne toujours comme une vérité assourdissante quand il se présente. De la même manière qu’une œuvre d’art nous ouvre à une réalité plus colorée et intense, la morale nous ouvre également à une manière plus intense, plus libre d’être et d’exister.
ELLE. Est-ce une attitude qui se transmet ?
L.D. Oui, par l’exemple, certainement plus que par les mots. On le sait d’ailleurs pour l’avoir vécu. Quand, enfant, on se retrouve témoin d’actes de loyauté et de gentillesse, cela nous marque profondément. C’est la meilleure des éducations qui permet d’avoir conscience que tout ne se fait pas, tout ne se vaut pas, et ce faisant aide l’enfant à se construire. Quand on est témoin du courage de quelqu’un, cela éveille, donne de l’espoir, nous emporte parce que l’on se dit tout simplement que le meilleur est possible.
« Etre quelqu’un de bien » (éd. Puf).
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