Avec son film La Disgrâce, qui s’intéressait aux personnes défigurées par un accident ou une maladie, le documentariste Didier Cros pensait avoir fait le plus dur. « Pour moi, c’était le point culminant en termes de difficulté pour la recherche de témoins », se souvient-il. Raté.

C’est finalement son long-métrage suivant qui lui donnera le plus de mal. No Sex traite de l’abstinence sexuelle.

En effet, le réalisateur a peiné à trouver des personnes consentant à raconter leur cheminement devant sa caméra. « C’est bizarre quand on se dit que la réalisation du projet de libération sexuelle portée par mai 68 a eu lieu, remarque-t-il. Encore aujourd’hui, l’abstinence est sujette à étonnement, voire à moqueries et mépris. »

La sociologue Janine Mossuz-Lavau ne dit pas autre chose. Autrice, à presque vingt ans d’intervalle, de deux enquêtes sur la vie sexuelle des Français·es, la chercheuse l’affirme : « L’abstinence demeure taboue. Les gens m’en parlent au cours d’un entretien confidentiel mais dans un dîner en ville, vous n’entendrez jamais quelqu’un vous dire : ‘Ça fait trois ans que je ne fais plus l’amour.' »

Marion, 43 ans, se souvient d’en avoir parlé et de s’en être mordue les doigts. « J’ai raconté dans une soirée que je n’avais pas fait l’amour entre mes 19 et mes 26 ans, se remémore-t-elle. Le regard des gens sur moi à ce moment-là… C’était glaçant. »

Un choix délibéré ?

Mais qu’est-ce que l’abstinence ? Revenons aux fondamentaux avec la définition qu’en donne le Larousse : « Action de s’interdire certains plaisirs, en particulier les plaisirs sexuels », nous indique le dictionnaire. L’usage du verbe « s’interdire » sous-entendrait ainsi qu’elle serait un choix délibéré, non subi. Ce qui n’est pas toujours le cas.

Par ailleurs, on peut se demander où elle commence. Durant ces années-là, Marion a refusé la pénétration. « Je passais des nuits avec des garçons et j’étais ok pour des caresses. Je dirais que j’étais abstinente au sens judéo-chrétien du terme », sourit-elle.

Clara, 39 ans, a pour sa part renoncé à tout contact avec le corps de l’autre entre juillet 2019 et début 2022. « L’abstinence, c’est finalement l’image que chacun s’en fait, estime Didier Cros. Est-ce que serrer quelqu’un contre sa peau, ce n’est pas déjà de la sexualité ? La frontière est assez poreuse… On l’entend de la façon dont on la vit. »

Des tabous qui semblent en passe d’être levés

Malgré les résistances, il semble quand même que des barrières timides soient en train de se lever. Des podcasts, des livres sortent sur le sujet. « Je n’ai pas l’impression que les choses aient encore tellement changé, tempère-t-il. Néanmoins, l’abstinence féminine au sens où “j’affirme mon pouvoir de choisir mon partenaire, où et quand je le veux” est plus entendue. Pour les hommes, cela reste encore compliqué. »

De fait, c’est toujours délicat, dans une société hypersexualisée comme la nôtre, de brandir le « no sex » en étendard. Pourtant, il serait temps de considérer cette privation sexuelle autrement que comme une anomalie. Comme le souligne Didier Cros, « on a admis le jeûne dans notre société, le fait de mettre au ralenti certaines fonctions, et ensuite de reprendre plaisir à la nourriture. Arrêter la sexualité pour questionner le rapport qu’on a avec elle, pourquoi pas ? ».

Un temps pour s’interroger sur son désir… 

Pour Clara, une rupture amoureuse et le décès de sa mère ont provoqué cette chute du désir. Après est arrivé la Covid et l’obligation pour se rencontrer d’aller chez le partenaire potentiel. « Je ne m’en sentais pas capable », résume la jeune femme. Avec le recul, elle estime que la période a finalement été « reposante ».

Fini les jeux de séduction où l’on s’épuise parfois. « Je me suis alors reconstruite en dehors du regard masculin. Et puis, je me suis engagée fortement dans l’associatif. Si j’avais eu quelqu’un durant cette période, le parcours d’affirmation de soi n’aurait pas été le même, c’est certain. »

Cette période m’a permis d’enrichir considérablement mon vocabulaire des caresses, par exemple.

Comme le souligne la psychanalyste Fabienne Kraemer, il existe des moments dans la vie où on a besoin « de se recâbler à soi. La libido, poursuit-elle, c’est l’énergie vitale dans sa globalité. Et il existe des moments où on n’a pas envie de la mettre dans le sexe ! »

Ce temps de jachère permet aussi de s’interroger sur son désir, de sortir des normes, de questionner ses goûts, car comme le note le réalisateur : « Beaucoup de gens s’engagent dans des voies qui ne sont pas les leurs. »

C’est le sentiment qu’a eu Marion. Après une première fois ratée, elle a décidé de faire l’impasse sur la pénétration pendant plusieurs années. « Je disais que j’avais la sexualité de Britney Spears, sourit-elle, au sens où, du temps de sa relation avec Justin Timberlake, elle disait ne pas coucher avec lui. Et en même temps, cette période m’a permis d’enrichir considérablement mon vocabulaire des caresses, par exemple. J’ai aussi appris à mieux connaître mon corps avec la masturbation. Alors, je mentirais en disant que cela a été toujours facile, en disant que je n’ai pas eu à faire face à l’incompréhension des garçons avec qui je sortais. Mais voilà, c’est comme ça. C’est mon cheminement… »

Se préserver, refuser la pression et le culte de la performance

À l’heure des Tinder, Adopte et autres applis de rencontre – où le ghosting, et autres orbiting peuvent constituer de mordantes blessures à l’ego – se retirer du jeu peut aussi constituer une façon de se préserver, de refuser la pression et le culte de la performance qui entourent la sexualité.

Fabienne Kraemer y voit même quelque chose de politique. « Cette tendance va, pour moi, de pair avec le recul du capitalisme, analyse-t-elle. De façon générale, nous sommes moins dans la consommation, de biens mais aussi de l’autre. »

On a le droit de ne pas se reconnaître dans les règles du marché de la séduction, d’autant que comme le rappelle la sociologue Janine Mossuz-Lavau : « Le sujet de la sexualité est rentable. »

Il n’y a pas forcément baisse du désir, mais baisse de la pression autour du désir.

Pour Clara, plus que de sexualité décroissante – « Je suis quelqu’un qui aime beaucoup, souvent et bien » –, il s’agirait de parler de sexualisation décroissante, de se débarrasser de la contrainte de l’apparat. Aux jupes fourreaux et décolletés plongeants, elle préfère désormais un look moins ostentatoire qui lui ressemble plus, et ne cherche plus à combler le regard de l’autre.

Ce que la psychanalyste Fabienne Kraemer formule ainsi : « Il n’y a pas forcément baisse du désir, mais baisse de la pression autour du désir. »

Et si finalement, la question était moins de se demander pourquoi l’abstinence que « Quoi en faire ? »

De fait, au cours de notre vie, que nous soyons en couple ou célibataire, nous traversons tou·tes ces moments où le sexe disparaît. Que cela se compte en semaines ou en mois. Le succès du livre de Sophie Fontanel ou du documentaire de Didier Cros témoignent, en tous les cas, de l’intérêt que suscite le sujet. Et de la volonté de le regarder différemment. 

Article publié dans le magazine Marie Claire Hors-Série Respirations HS08, automne-hiver 2022

Pour aller plus loin…

  • À LIRE

Les Corps abstinents, d’Emmanuelle Richard. L’abstinence, Emmanuelle Richard l’a bien connue. Dans son livre, elle évoque cette période de sa vie et entremêle son récit aux témoignages d’autres qui, comme elle, ont vécu des moments de vie plus ou moins longs sans relations sexuelles. Un texte choral empathique. (Éd. Flammarion).

L’envie de Sophie Fontanel. Dans son récit, la journaliste et auteure raconte son expérience de « la pire insubordination de notre époque, qui est l’absence de vie sexuelle », comme elle l’écrit en liminaire de l’ouvrage. Réactions de l’entourage, redécouverte de son propre corps, rencontres et confidences autour de l’abstinence… Sophie Fontanel ausculte les manques mais aussi les joies que l’abstinence a suscités en elle durant ces quelques années. (Éd. Robert Laffont).

  • À VOIR

No sex, de Didier Cros. Il y a Loïc, pour qui l’abstinence est une affaire de survie. Il y a Léna, qui renonce au sexe après un viol. Il y a Coralie et Jérémie, qui sont asexuels et vivent leur amour sans éprouver le besoin d’unir leurs corps. Devant sa caméra, le documentariste Didier Cros laisse ces abstinents s’exprimer. Au-delà des histoires fortes et touchantes, le film donne à voir cette thématique sociétale dans ses dimensions économiques et politiques. À voir sur arte.tv jusqu’au 1er mars 2023.

  • À ÉCOUTER

Les abstinents sexuels, d’Alain Lewkowicz. Avec sa forme épurée, qui est la marque de fabrique de l’émission, cet épisode donne la parole à différents abstinents. Volonté d’attendre jusqu’au mariage, de se reconstruire après un traumatisme ou de se préserver. Il donne à entendre une palette de motivations, qui incitent les témoins à se retirer du jeu de la sexualité. Disponible sur le site de l’émission Les Pieds sur terre (France Culture).

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