« On ne choisit pas sa famille », dit l’adage, laissant immédiatement entendre que toutes ont leurs problèmes, leurs travers, leurs secrets. Même les plus célèbres les plus riches, les plus scrutées. C’est en tout cas ce que l’on retient de l’interview donnée par le prince Harry et Meghan Markle, duc et duchesse de Sussex, à Oprah Winfrey diffusée le dimanche 7 mars 2021.

Les déclarations du couple en forme de grenade dégoupillée lancée à la monarchie ont été suivies et commentées par des millions de télespectateurs. Leurs conséquences, attendues. Et pour cause : cette prise de parole fait écho à l’intimité et à l’histoire personnelle de bon nombre d’entre nous.

Saverio Tomasella, psychanalyste et docteur en psychopathologie, et Charlotte Wils, psychopraticienne et coach certifiée, tous deux co-auteurs de Faire la paix avec sa famille (Ed. Larousse) ont accepté pour nous de revenir sur les différents points de crispation évoqués par Meghan et Harry, qui loin d’être exceptionnels, sont partagés par de nombreuses familles.

Marie Claire : L’un des premiers membres de la famille royale sur lequel est interrogée Meghan Markle est Kate Middleton. La presse a accusé Meghan de l’avoir faite pleurer. C’est, implicitement, la place des belles-filles dans cette famille qui est questionnée et plus généralement l’acceptation de celles-ci dans la famille de l’Autre… Pourquoi cette intégration est-elle synonyme de complications ?

Saverio Tomasella : “Toute famille est un système, issu d’une lignée qui, elle aussi, est un système, avec ses règles, ses codes, ses croyances, ses drames, ses façons de communiquer et, surtout, ses lois autant que ses tabous. 

Entrer dans une nouvelle famille exige de découvrir le fonctionnement d’un système que l’on ne connaît pas encore et, surtout, d’en repérer au mieux les dysfonctionnements pour s’en prémunir. 

Du fait de son histoire, des violences intestines dont elle est porteuse et d’une étiquette extrêmement pesante et contraignante, la famille royale britannique est un système très pathologique, qui se sent en danger face à toute nouvelle personne qui l’intègre. Elle est allergique à la nouveauté, autant en ce qui concerne les individus, que les habitudes. De ce fait, elle rejette les belles-filles de façon impitoyable. On peut ajouter à cela la position très particulière de la reine, qui n’a pas choisi d’abdiquer malgré son grand âge, et qui s’accroche au pouvoir, de façon presque tyrannique. 

La famille royale britannique est un système très pathologique, qui se sent en danger face à toute nouvelle personne qui l’intègre. Elle est allergique à la nouveauté (…)

Ces mêmes belles-filles sont ici mises en concurrence, notamment par les médias. Mais c’est un schéma que l’on retrouve au sein même de certaines familles. Comment l’expliquer ?

Saverio Tomasella : Le traitement médiatique réservé à Kate Middleton et Meghan Markle est extrêmement misogyne. Cela signifie qu’aucune belle-fille ne sera jamais à la hauteur des demandes impossibles de la couronne britannique. Il est possible que de nombreuses familles soient encore structurées sur cette forme traditionnelle de patriarcat public et de matriarcat privé, ce qui veut dire que la grand-mère ou la mère cherche à maintenir son pouvoir sur la famille intime en évinçant les rivales que sont les filles, généralement soumises depuis longtemps, puis les belles-filles fraîchement arrivées.  

Le mieux est alors, pour asseoir son pouvoir, de diviser pour régner. Cette guerre entre femmes, au sein de la famille, existe entre hommes dans la sphère politique ou économique. 

Heureusement, ce vieux système tend à disparaître dans les familles évoluées, ce qui n’est malheureusement pas le cas des familles princières ou royales, vestiges d’époques lointaines, durant lesquelles les souverains étaient sacrés et se prétendaient de “droit divin”.

Cette famille est dirigée par une matriarche puissante. Peut-on parler de grand-mère hélicoptère ? Quelles peuvent être les conséquences sur le noyau familial du contrôle exercé par une telle figure ?

Charlotte Wils : Une grand-mère hélicoptère est une grand-mère qui a tendance à être surprotectrice, or dans cette famille il semblerait plutôt que le fonctionnement de cette grand-mère soit directif et contrôlant.

Dans cette situation, on peut craindre des dérives, notamment que certains membres n’acceptent pas d’être dirigés et que par conséquent, ils échappent à son contrôle, que ce soit en résistant, en protestant, con contestant ou encore en fuyant…

Toutes les formes d’ostracisme, que ce soit pour la couleur de la peau, l’origine sociale, l’orientation sexuelle […] sont inadmissibles autant que profondément blessantes et destructrices.

Le racisme de la famille royale évoqué par Meghan Markle a beaucoup choqué, comme si, dès lors que l’on intégrait une famille en tant que personne racisée, cela ne pouvait plus avoir court…

Saverio Tomasella : Toutes les formes d’ostracisme, que ce soit pour la couleur de la peau, l’origine sociale, l’orientation sexuelle, la pratique religieuse ou autre, sont inadmissibles autant que profondément blessantes et destructrices, parce que méprisantes et humiliantes.  

Comment faire ? Essayer de les adoucir, de les faire évoluer vers plus d’ouverture d’esprit ? Est-ce que cela peut porter ses fruits dans une famille aussi rigide que la couronne britannique, construite autour de siècles de préjugés ? Le mieux est de se protéger en s’éloignant d’elle, comme l’ont fait Meghan et Harry.

Le racisme en famille, comme d’autres sujets, font partie des tabous et non-dit familiaux. Dans cette famille d’ailleurs, on ne partage pas ses émotions, notamment négatives. Never explain, never complain est leur maxime. Devrait-on pouvoir tout se dire en famille ?

Saverio Tomasella : Il n’y a pas d’émotions “négatives” en réalité, toutes les émotions sont bonnes, car elles nous apportent des informations précieuses sur les situations affectives que nous vivons et sur nos besoins nos respectés. Il n’y a que dans certaines pathologies lourdes, comme la perversion, la paranoïa, la sociopathie et la psychopathie, que les émotions sont niées et bannies, au profit d’un fonctionnement intellectuel mécanique ou d’un déversement pulsionnel aveugle. 

Le fait de ne pas exprimer ses émotions est grave, cela va à l’encontre de la relation humaine, mais aussi à l’encontre de la santé et de la vie. Ce modèle insensible du Never complain, never explain est une aberration. Il est vraiment heureux que certains membres de la famille royale réussissent à s’en dégager pour s’exprimer librement.

Dans la famille royale britannique, qui fait passer l’idéologie et le dogme de la couronne avant tout le reste, […] ce soutien fait cruellement défaut.

Un reproche revient beaucoup dans les déclarations du prince Harry et de Meghan Markle, le “manque de soutien” de la famille royale face aux attaques des tabloïds. Pourquoi est-ce si important de se sentir soutenu par sa famille ? 

Saverio Tomasella : Si votre famille ne vous soutient pas, qui vous soutiendra ? Quelques amis, peut-être… Bien sûr que nous attendons, avant tout, de notre famille de nous soutenir, de nous accueillir, de nous accepter, de nous reconnaître, de nous respecter et, si possible, de nous aimer. 

Pour autant, peu de familles sont vraiment saines et équilibrées, donc ce besoin fondamental est rarement comblé. Alors, dans la famille royale britannique, qui fait passer l’idéologie et le dogme de la couronne avant tout le reste, il est évident que ce soutien fait cruellement défaut, puisque les individus sont froidement et répétitivement sacrifiés sur l’autel de la monarchie.

Il y a aussi la question du deuil et du parent absent qui joue un rôle prépondérant dans cette famille. Harry dit, à un moment de l’interview « J’ai eu peur que l’histoire se répète. Je fais référence à ma mère ». Face à une telle perte, y a-t-il un risque de transfert dans la construction de sa propre vie ?

Charlotte Wils : La perte d’un parent dans l’enfance d’un individu peut rendre ce parent idéal à ses yeux. Cette idéalisation peut perdurer tout au long de la vie adulte.

Il peut y avoir une part inconsciente qui cherche à retrouver le parent idéal disparu trop tôt au travers d’une relation. Cette relation peut être amoureuse, amicale ou professionnelle. Ce transfert n’est pas nécessairement négatif, il peut apporter un équilibre à la personne. 

[Le cadet] peut se sentir délaissé, voire oublié par le relâchement qui peut être perçu comme du désintérêt ou de l’indifférence.

À un moment, Harry évoque son frère, William. Il confie que leur relation est devenue « distante » même s’il « adore » son grand frère et note qu’il sont désormais sur des « chemins différents ». Des chemins notamment façonnés par la place qu’ils occupent chacun dans la fratrie. Harry est le cadet, quelle est la spécificité de cette place ?

Charlotte Wils : Le plus grand défi auquel est confronté un cadet est celui de faire sa place. Parfois l’aîné peut lui faire sentir ou comprendre de manière verbale ou non verbale qu’il n’est « que » le deuxième. 

Par ailleurs, les parents fondent généralement beaucoup d’espoirs sur l’aîné. Les attentes sont moins élevées pour les suivants qui ont par là-même moins de pression. Seulement il peut parfois se sentir délaissé, voire oublié par le relâchement qui peut être perçu comme du désintérêt ou de l’indifférence.

Néanmoins Harry est aussi le benjamin de la fratrie. Cette place est généralement une place à laquelle l’ouverture d’esprit est plus grande, mais à qui on se charge souvent de rappeler qu’il est le dernier et qu’il lui est quelque part « interdit de passer devant ». 

Le prince Charles est également cité dans cette interview. Le prince Harry indique avoir été « déçu » par son père qui aurait même cessé de prendre ses appels après son départ du Royaume-Uni. Il indique néanmoins avoir à coeur de resserrer leurs liens. Faut-il pardonner à ses parents pour se construire et avancer ?

Charlotte Wils : Quand nous jugeons le mal qui nous est fait, nous ressentons une souffrance à l’intérieur de nous. Nous portons alors cette colère, cette rage, cette jalousie, cette irritabilité en nous.

Seulement, pour avancer, il est nécessaire d’être léger. On ne voyage pas très loin lorsque les bagages sont encombrants. Alors oui, il est nécessaire de pardonner ses propres parents. On peut ne pas être d’accord sur des sujets qui nous séparent, mais le pardon on le fait d’abord pour soi-même, pour s’alléger de ces sentiments qui nous empoisonnent. 

Harry et Meghan ont choisi de quitter leurs fonctions de membres seniors de la famille royale britannique et le Royaume-Uni il y a un an. À la lumière de leurs déclarations évoquant les dysfonctionnements familiaux auxquels ils ont été confrontés, était-ce finalement la meilleure chose à faire ? S’éloigner de sa famille, voire couper les ponts, peut-il être salutaire ?

Charlotte Wils : Lorsqu’on a tout essayé pour s’entendre et améliorer les relations avec ses proches, que la communication reste difficile, il peut être utile de s’éloigner un temps. Cet éloignement peut être ponctuel ou définitif.

Certaines relations familiales peuvent être véritablement difficiles à vivre au quotidien, c’est la raison pour laquelle il est nécessaire en priorité de faire la paix avec soi-même et son histoire avant d’envisager d’être en paix avec sa famille.

C’est peut-être, seul le temps nous le dira, ce que feront Meghan et Harry.

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*Le visuel a été créé avec un mug en vente sur amazon (en un seul morceau) de la marque Thomas Benacci Coffee Mug

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