Le mot « intersectionnalité » fait couler beaucoup d’encre. Cela a l’air d’un mot barbare comme cela mais c’est un concept qui permet d’analyser la façon dont les discriminations se combinent en créant des situations spécifiques, une sorte de loupe qui permet de voir le monde en multi-dimensions, plutôt que sous un seul biais.
Arabe + handicapé = plus qu’une addition
L’expérience des femmes noires par exemple, n’est pas la simple addition du sexisme vécu par les femmes blanches et du racisme vécu par les hommes noirs. Par ailleurs, un homme arabe handicapé ne subira pas forcément exactement les mêmes préjugés qu’un homme arabe valide, et qu’un homme blanc handicapé.
Les hommes arabes sont traditionnellement affublés d’un stéréotype de violence. Et les hommes handicapés d’un stéréotype de faiblesse. Le handicap d’une personne arabe peut donc parfois atténuer les attaques racistes les plus virulentes. Hamou Bouakkaz, ancien élu à Paris explique ainsi que le fait d’être handicapé avait fait « oublier » qu’il était arabe*.
Kimberlé Crenshaw et la métaphore de l’accident à un carrefour
Le mot intersectionnalité est né sous la plume de Kimberlé Crenshaw, professeure de droit, dans un article de 1989. Dans ce texte, la juriste s’intéresse aux femmes noires, et veut montrer que la justice ne prend pas en compte leur cas spécifique. Elle s’appuie notamment sur un procès contre le fabricant de voitures General Motors, qui refusait d’employer des femmes noires avant 1964. Dans les années 1970, la firme licencie les femmes noires qu’elle avait recrutées, arguant de leur faible ancienneté. Ces femmes portent plainte, mais la justice les déboute, expliquant qu’elles doivent porter plainte en tant que femmes, ou en tant que personnes noires, mais qu’elles ne peuvent pas arguer d’une combinaison des deux. Pourtant, c’était bien en tant que femmes noires qu’elles étaient discriminées.
Pour illustrer cet aveuglement, Kimberlé Crenshaw utilise une métaphore, celle d’un accident de voiture à un carrefour. Imaginons que plusieurs voitures se rentrent dedans à un carrefour, et qu’on refuse des soins à une victime percutée par plusieurs voitures, sous prétexte qu’on n’arrive pas à identifier quelle voiture l’a percutée. C’est exactement ce qui se passe pour ces femmes noires confrontées à la justice américaine, ou plus proche de nous, pour des femmes voilées qui ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme.
Un outil de lutte politique
L’idée centrale de l’intersectionnalité, c’est qu’il faut partir de l’expérience des gens, plutôt que de plaquer des grandes théories qui ne marchent pas pour tout le monde. C’est une théorie de la « connaissance située », où l’expérience minoritaire au lieu d’être un handicap devient un privilège de connaissance.
Mais l’intersectionnalité est aussi un outil de lutte politique, au sein de mouvements comme le black feminism, aux Etats-Unis, et l’
afro-féminisme, en France, qui sont des réponses à un féminisme majoritaire construit autour de l’expérience de ses représentantes les plus privilégiées.
Des critiques pas toujours honnêtes
L’intersectionnalité fait l’objet de critiques, qui, disons-le, semblent avoir rarement lu le texte de Crenshaw. Parmi les critiques les plus honnêtes, on trouve des gens comme Thomas Chatterton Williams. Pour cet essayiste, ce n’est pas tant le concept lui-même qui est en cause, mais son utilisation, parfois excluante. Ou l’idée que « si vous n’êtes pas vous-même une femme noire, vous ne pouvez pas comprendre les femmes noires ».
On trouve aussi dans ces critiques la féministe Martine Storti, qui reconnaît l’intérêt du concept, mais regrette dans son dernier livre qu’il se soit transformé « en outil de sommation, d’injonction et de disqualification ».
Le problème d’un concept, c’est qu’il échappe souvent à son auteur ou à son autrice. Le but de Crenshaw n’était en tout cas clairement pas de diviser pour diviser, mais au contraire d’inclure plus de monde, pour que davantage de personnes puissent se reconnaître dans le modèle de justice proposé.
*Des intrus en politique. Femmes et minorités : dominations et résistances, de Mathilde Larrère et Aude Lorriaux (éditions du Détour)
Sources pour cet article
– Kimberle Crenshaw, Demarginalizing the Intersection of Race and Sex, A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. University of Chicago Legal Forum: Vol. 1989: Iss. 1, Article 8.
– She Coined the Term ‘Intersectionality’ Over 30 Years Ago. Here’s What It Means to Her Today, interview de Kimberle Crenshaw dans le Time, 20 février 2020.
– Des intrus en politique. Femmes et minorités : dominations et résistances. Mathilde Larrère & Aude Lorriaux. Editions du Détour, 2017.
– Thomas Chatterton Williams : « Il faut défendre le droit d’offenser, de dire des choses qui ne sont pas à l’unisson du nouveau consensus », article dans Charlie Hebdo, par Laure Daussy, 17 février 2021.
– Pour un féminisme universel, de Martine Storti, Seuil, 2020.
– Introduction aux études de genre, Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, chapitre 6 « Intersections », Paris, De Boeck Supérieur, 2020.
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