On la prendrait pour ce modèle photographié par Helmut Newton, dans le marais, à la fin des années 1980, portant un smoking Yves Saint-Laurent. Longiligne, féminine et masculine à la fois. C’est ainsi qu’elle se donne à voir dans son clip Flower, où on la voit cheveux gominés, découpant du regard les formes sensuelles d’une danseuse de pole dance. Avant la sortie de son album To love is to live mi-juin, la rockeuse Jehnny Beth, de son vrai nom Camille Berthomier, nous a accordé une interview « à reculons », esquivant les questions comme on refuse d’entrer dans des cases. Logique, pour une rockeuse qui trouble le genre.
Votre dernier morceau, Flower, est le récit d’un amour très sensuel, sexuel même, pour une femme, une fleur vénéneuse… Comment vous est venue l’inspiration et que raconte ce morceau ?
C’est l’histoire d’une attirance physique, et cela parle de cette attirance qui existe avant le contact. Cela parle aussi de fascination pour la femme, que j’ai depuis toute petite. En grandissant en tant que bisexuelle, j’ai pas pu beaucoup exprimer mon attirance pour les femmes pendant longtemps, et même dans
Savages [le groupe de post-punk de Jehnny Beth] c’était un sujet libérateur. A Los Angeles où j’ai passé pas mal de temps pour l’écriture de cet album, il y a un club de pole dancing, qui s’appelle le Jumbo’s. J’y vais toujours quand je suis à L.A. C’est un club où les gens lancent de l’argent sur les femmes mais il y a un vrai pouvoir des danseuses et une vraie expression de leur corps et de leur liberté de faire ça, qui est hyper belle à voir. Je n’y vais jamais après minuit, car cela devient autre chose, et puis je ne bois pas. Mais à ces heures c’est une agréable expérience, excitante, de joie, on se sent dominée… Et c’est ce qu’il y a dans Flower. Je l’ai écrite d’après une des danseuses de ce club, qui s’appelle Fox, et qui danse là-bas toujours régulièrement.
Le clip est à la fois subversif, parce qu’il s’agit de deux femmes, et en même temps c’est un clip très male gaze [regard masculin], pour reprendre une expression de la théoricienne Laura Mulvey. Le spectateur ou la spectatrice désire à travers une caméra qui découpe le corps féminin en morceaux…
Je ne pense pas dans ces termes, je ne différencie pas le male et le female gaze, c’est peut-être mon côté bisexuel. Est-ce que c’est vraiment intéressant de parler de ça ? Je ne sais pas quoi répondre. Je n’ai pas grand-chose à dire là-dessus. Cela m’ennuie un peu comme façon de traiter les choses. On n’est pas dans le discours artistique. Je n’ai pas de discours social sur mon art. Cela ne me dérange pas que les gens en parlent mais moi je ne peux pas faire partie de cette conversation. C’est un travail de critique, pas un travail artistique. Il n’y a rien de pire que la musique qui a été trop pensée, c’est pour cela que les critiques ne sont pas des artistes, et vice-versa.
Dans votre morceau I’m the man vous faites le portrait d’un homme « méchant » (evil man), une sorte d’homme à la virilité toxique, mais humain malgré tout. Comment est-ce que vous regardez ce qui se passe autour du mouvement MeToo ?
Je n’ai pas écrit I’m the man pour cela. J’ai écrit I’m the man parce que je trouvais que beaucoup de gens se mettaient très facilement dans le positionnement du bien, et qu’en pointant du doigt des monstres, en traçant une ligne très droite entre d’un côté les gens bons et les gens mauvais de l’autre, je trouvais qu’ils oubliaient qu’on partageait la même humanité. Si quelqu’un trace une ligne et se met du côté du bien, j’ai tout de suite envie de me mettre le masque du mal et de me mettre de l’autre côté. C’est un instinct. Quand je sens qu’il y a un mouvement général qui va d’un côté, j’ai besoin d’aller de l’autre. Sinon j’aurais peur que la musique que je fais ne soit trop collée au présent. J’ai besoin qu’elle soit hors du temps. Après si cela fait écho à certaines choses, tant mieux… Mais pour moi l’inspiration est beaucoup plus littéraire, elle vient de films, de livres, pas du discours politique ambiant. J’ai besoin de me sentir libre, attachée à rien, pour écrire.
Les paroles de votre musique explorent les questions de genre. Et vous, de quel genre êtes-vous ? Comment vous définissez-vous ?
Je ne peux pas répondre à cette question, je bloque complètement quand on me pose cette question. Je sais pas comment expliquer…. « Bisexuel », c’est le seul mot que je peux utiliser, car j’en ai souffert en étant jeune. Je sais ce que cela fait de ne pas avoir de role model, alors je me force à dire « bisexuel », car si quelqu’un de jeune lit cela, peut-être qu’il se dira « ah moi c’est pareil c’est pour cela que je me sens si mal ». Je l’ai tellement peu lu quand j’étais ado… Si cela peut être utile… Mais je l’arrache, ce n’est pas quelque chose de facile à dire, pas quelque chose que j’ai envie de dire, c’est trop invasif, trop réducteur. Tous les mots sont réducteurs, mais particulièrement ceux qui concernent la sexualité ou le genre. Et on est trop tendus par rapport à ce sujet-là. Là par exemple j’ai l’impression de passer un examen. « Est-ce que t’es du bon côté de la ligne ? Est-ce que tu vas dire le bon truc qui va faire plaisir aux LGBT ? aux femmes ? est-ce que t’es féministe ? ». Je trouve ça terriblement angoissant en ce moment le climat là-dessus…
Cela n’était pas mon but, de vous donner l’impression de passer un examen…
Ce n’est pas vous, mais le climat, le sujet.
Cela dit quelque chose du moment où l’on est… Cela me fait penser aux mots sur France inter de l’avocate Marie Dosé, co-signataire d’une tribune en faveur de la présomption d’innocence dans l’affaire Polanski, qui a expliqué qu’elle avait failli ne pas venir, parce qu’elle avait peur des réactions. Pourtant ces avocates
se définissent comme féministes. Mais en prenant partie contre les attaques contre Polanski, elles tiennent une position complexe, ce n’est ni noir, ni blanc…
On ne supporte pas être dans le flou, dans le moment où l’on doit penser. On veut conclure. Closure en anglais est le mot qui me vient. Ce que vous êtes es en train de dire, c’est vraiment le sujet de l’album. J’ai voulu faire un album complexe, flou. Tout a été fait dans le processus d’écriture pour que le flou dure le plus longtemps. Cela m’a pris deux ans et demi pour le faire, et l’album n’est apparu que dans les derniers mois. Et c’est courageux de continuer à travailler dans quelque chose dont on ne sait pas encore ce que c’est. Si je savais ce que c’était, ou si je n’avais pas peur de dire cette chose-là, je ne gardais pas. Comme un écrivain qui prend la pensée dont il a honte, qu’il n’ose pas dire. [Le morceau] Innocence par exemple parle du fait que je perds ma connexion aux humains, quand on vit dans une ville comme ça [Paris], moi en tout cas je n’ai plus de compassion, j’ai plus de place dans mon cœur… Vous avez vu La 25ème heure ? Il y a ce personnage qui regarde le miroir et insulte toutes les communautés de sa ville. Et cette pensée-là j’en avais honte. Et pourtant j’ai voulu la mettre. C’est une façon de la survivre. Mais en France on a une culture de la complexité, on est dans une société qui aime débattre… On a une chance qu’il faut préserver… Il faut se battre pour cela.
Vous avez l’impression que c’est en train de partir ?
Oui, je sens qu’on est beaucoup plus dans la généralisation, on veut tirer des grands traits. Même musicalement. On m’a dit parfois : « Pourquoi tu reprendrais pas un morceau de Phil Spector » mais je peux pas, c’est trop simple ! Mais je fantasme cette simplicité-là… Chanter une chanson d’amour, et y croire… C’est comme Jacques Brel, quand on lui a dit que Ne me quitte pas était une chanson géniale, et qu’il a répondu « c’est l’histoire d’un con ».
Quelles autres surprises nous réserve To Love is to Live, votre album ?
L’album parle beaucoup d’humanité, à travers l’absence d’humanité. Plus j’en parle plus j’ai l’impression que c’est ça. Un morceau notamment qui clôt l’album et s’appelle Human. J’avais lu une série d’articles sur des personnes qui vont en « rehab » [cure] pour se soigner de la technologie. Elles sont tellement accros qu’elles perdent la vue, qu’elles ont la sensation de ne plus pouvoir penser. C’est le tableau d’une humanité qui travaille avec acharnement mais qui ne sait plus se servir de ses mains. Dans le morceau je dis que je n’arrive plus à me servir d’un livre.
Et c’est vrai pour vous ?
Je remarque une plus grande difficulté à finir un livre oui. Mais je ne suis pas la seule. Après l’album est très éclectique, il y a beaucoup de voix. Il y a une voix pitchée en bas, très grave, j’ai l’impression que c’est une voix sans genre. On lui a donné plein de noms pendant le processus d’enregistrement. Cela a été la « planète », la « voix inconsciente ». Des pensées libres, pas genrées, qui traversent l’être, qui ne sont pas dites.
A trois ou quatre ans on ne pense pas dans un sexe, cela arrive plus tard. On est genré par la société…
J’en suis persuadée… J’aurais bien aimé ne pas être genrée…
Vous essayez d’y échapper, j’ai l’impression… En troublant le genre, comme dirait Judith Butler….
Oui. Je pense que oui. En même temps on ne peut pas vivre sans genre, et je suis très fière d’être une femme. Mais je n’y accorde pas d’importance. C’est pareil je n’ai pas envie d’être une femme artiste, j’ai envie d’être une artiste. (rires)
Vous connaissez très bien la scène rock, punk et alternative. Qui sont les groupes que les lecteurs et lectrices de 20 Minutes devraient découvrir ?
En Angleterre Idles, c’est vraiment le groupe de rock 2020, qui réinvente ce que c’est qu’être un homme dans un groupe. Leur attitude est imprégnée de notre époque. Joe Talbot [le chanteur d’idles] chante sur le morceau How could you [de l’album To love is to live], sur la jalousie toxique. Et puis Fountaines D.C, de Dublin. Un groupe qui parle beaucoup de la condition adolescente et qui revendique une certaine régionalité. Je suis contre les frontières mais en même temps revendiquer une culture et une différence c’est important.
Vous présentez une émission sur Arte, Echoes, dont le premier numéro était d’une tonalité plutôt politique, avec trois groupes de punk : Idles, Primal Scream et Life. Pourquoi avoir choisi de réunir ces trois groupes ?
C’était le pilote, j’avais besoin d’avoir des gens très réactifs, et avec ma proximité d’amitié on a pu organiser ça rapidement. J’en suis très reconnaissante. Et ce sont des artistes qui ont quelque chose à dire sur la culture, et ils le font bien.
- To love is to live, paru le 12 juin 2020.
- Echoes sur arte.tv pendant plusieurs mois
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